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La Rochefoucauld et les moralistes

Quelles sources ? Des lectures à l'épreuve d'imaginaires linguistiques

B. Quels auteurs et quels genres de référence ?

2. La Rochefoucauld et les moralistes

Dans des proportions diérentes, les trois écrivains pratiquent l'écriture aphoristique. D'après Marie-Claire Bancquart3, Anatole France écrivait des maximes pieuses pour sa mère dès l'âge de sept ans. Ce tour de pensée semble lui être en eet assez naturel car de très nombreux paragraphes du Jardin d'Épicure, recueil de réexions personnelles, s'ouvrent sur des énoncés de vérité générale, qui campent le sujet avant d'en nuancer les armations. On peut citer entre autres généralisations morales :

L'ignorance est la condition nécessaire [...] de l'existence même. (p. 26) La femme n'a pas cette imagination [qui permet la jalousie]. (p. 27) Le monde est frivole et vain. (p. 29)

L'art n'a pas la vérité pour objet. (p. 31)

C'est la force et la bonté des religions d'enseigner à l'homme sa raison d'être et ses ns dernières. (p. 51)

Le croyant se réjouit de ses ulcères. (p. 52)

Le ton dénitif, la brièveté formulaire, le présent gnomique, les singuliers à valeur générique avec déterminants dénis ( la femme ,  le croyant ...), adjoints à un vocabulaire conceptuel abondant (le mal, le bien, le vice, la vertu...) issu des catégories de pensée d'Ancien Régime, donnent bien une coloration classique au recueil. Certains paragraphes sont entièrement rédigés de la sorte :

L'intolérance est de tous les temps. Il n'est point de religion qui n'ait eu ses fanatiques. Nous sommes tous enclins à l'adoration. Tout nous semble excellent dans ce que nous aimons, et cela nous fâche quand on nous montre le défaut de nos idoles. Les hommes ont grand'peine à mettre un peu de critique dans les sources de leurs croyances et dans l'origine de leur foi. Aussi bien, si l'on regardait trop aux principes, on ne croirait jamais. (JE, p. 86)

1. H. Dérieux,  L'÷uvre romanesque de M. Henri de Régnier , art. cité, p. 445.

2. Les références littérales ou pseudo-littérales à des textes antérieurs sont rares et ne semblent pas prises au sérieux, comme cette burlesque question de M. de Verdelot, qui guette l'arrivée de sa pupille, adressée à son valet :  Eh bien ! Lubin, tu ne vois toujours rien venir ?  (E, p. 69), dans laquelle on peut voir un détournement de La Barbe Bleue de Perrault.

Ces phrases volontiers paradoxales, coulées dans un moule classique, ici montées en série, ne sont pas absentes des romans. L'abbé Coignard, surtout, s'exprime volontiers de cette manière sentencieuse1. René Boylesve en fait un usage plus parcimonieux. Il emploie toutefois ce genre d'assertions généralisantes dans ses notes privées, que les observations morales dominent, mais cela reste l'exception. On relève par exemple :  Il n'y a rien à quoi l'on tienne plus que la liberté, et il n'y a rien que l'on soit plus empressé de perdre2 . Le présent, le parallélisme de construction soulignant le paradoxe ont bien quelque chose du ton péremptoire des vieux moralistes. On trouve aussi des aphorismes dans ses romans, quelquefois dans la bouche de personnages comme le baron de Chemillé :  L'enfant aime à briser avec fracas les objets dont il tirait son plaisir  (LAP2, p. 191) ; plus souvent dans celle du narrateur :  la mort, comme en général les choses odieuses, a pour eet d'attirer toutes les bêtes vivantes  (LAP2, p. 199). De petits indices, grains de sable dans les rouages bien huilés de la langue classique, dénoncent pourtant un écrivain d'époque moderne. Ces indices peuvent être linguistiques. À propos des relations de Jacquette et de son amant Alcindor :  [Mmede Chamarande] n'y voulait trouver aucun sujet de blâme, car chacun se complaît à voir autrui atteint des mêmes faiblesses qui justement vous sont reprochées  (LAP2, p. 183-184). Le passage soudain de la troisième à la deuxième personne introduit une rupture énonciative qui aurait probablement heurté l'oreille classique, encore qu'il s'explique par un glissement du discours indirect libre vers le discours direct libre. Le contenu moral dénonce aussi la modernité de ces maximes :  rien ne sert à l'homme d'être comblé des plus beaux dons que les dieux dispensent : il lui faut autre chose ; et, qui pis est, du médiocre, et qui pis est encore, de la étrissure !  (LAP2, p. 185). Cette remarque ne concerne-t-elle pas davantage un décadent de la n du xixe siècle qu'un contemporain de Louis XV ? L'homme, selon le xviiie siècle, a bien cette propension à la bassesse, mais celui de la  n-de-siècle  y ajoute la complaisance.

Régnier, qui donne plus fréquemment dans l'écriture aphoristique, en fait aussi l'usage le plus subtil. En prenant la suite des faiseurs de maximes du Grand Siècle et des Lumières, dont il admire les La Rochefoucauld et les Chamfort, il semble que, loin de se contrefaire, il obéisse surtout à un goût profond pour ce genre de généralisations morales3, qui trouve sa pleine expression dans le recueil Donc... (1927)4. C'est ce même goût qui marque déjà ses Cahiers alors que, très jeune, il ne songe encore nullement à s'engager dans la voie des  romans costumés .

1. Citons la proposition  l'homme peut être déni un animal à mousquet  (OJC, p. 141), parce qu'elle fait en outre écho à la formule de Molière  L'homme est, je vous l'avoue, un méchant animal  (Tartue, 1664, V, 6 : c'est Orgon qui parle) ou encore au vers de La Fontaine,  Je dénis la cour un pays où les gens [...]  ( Les Obsèques de la lionne , Fables, 1678, VIII, 14).

2. R. Boylesve, note sans date, Feuilles tombées, op. cit., p. 298-299. 3. Voir note 1, supra, p. 77.

4. Fraîchement réédité avec d'autres recueils : H. de Régnier, Choses et autres, Par-ci, par-là... suivi de Donc... et de Demi-vérités, éd. B. Roukhomovsky, Classiques Garnier, coll.  Bibliothèque du xixe siècle , 2017.

Ce mode de pensée est au reste omniprésent dans les romans. Régnier a probablement moins cherché à se grimer qu'il ne s'est reconnu dans des portraits d'ancêtres, rencontrant chez les classiques, fortuitement, un esprit voisin du sien.

Une incursion dans les recueils d'aphorismes de Régnier permet d'en prendre pleinement la mesure. Dans la préface de sa réédition des recueils, Bernard Roukhomovsky1 retrace leur genèse, pointant  une anité latente pour un tour (d'écriture et de pensée) qui doit quelque chose au legs des moralistes2 , pour se demander s'il y a là, en vérité,  apparcommeentement superciel ou parenté profonde3 . A priori, dans son cheminement créatif, Régnier semble aller à la conquête d'une écriture classique. La plupart des maximes sont extraites des notes personnelles des Cahiers4 pour être ajustées au mètre classique :  les avatars successifs de nos textes  légères retouches ou remaniements d'importance, variations de perspective inhérentes aux recontextualisations  signent ce glissement progressif d'un genre à l'autre, de l'écriture pour soi au recueil de formes brèves dans le style des moralistes5. Bernard Roukhomovsky en donne des exemples, dont voici un échantillon :

À minuit, j'embrassais MmeG. et certes de bon c÷ur. Il y a des amitiés de l'esprit qui nissent par toucher le c÷ur. (C., 1894)

Il y a des amitiés de l'esprit qui nissent par des amitiés de c÷ur...(Choses et autres [...], 19256) Il y a des amitiés d'esprit qui nissent en amitiés de c÷ur (Spires puis Donc..., 1927).

D'une étape l'autre,  on peut voir l'auteur s'y reprendre à deux fois pour ciseler une maxime de facture toute classique7. L'anecdote s'élève d'abord à une vue générale, après quoi  la seconde réécriture vient parachever le procès de décantation et de condensation que la première laissait inabouti8 . Pour autant, l'imitation formelle des maximes classiques n'a rien de superciel :  Quant au fond, il s'agit moins pour lui d'écrire un livre (ou deux ou trois) à la manière des moralistes, que de s'inscrire à sa manière dans leur sillage9.

Cela explique pourquoi, pour être  tardives, inopinées et sporadiques, les incursions de Régnier dans le genre  n'ont que  les apparences d'un épiphénomène10. Les contemporains

1. B. Roukhomovsky,  Henri de Régnier et la tentation de l'aphorisme , Choses et autres. Par-ci, par-là... suivi de Donc... et de Demi-vérités, op. cit., p. 13-55.

2. Ibid., p. 17. 3. Ibid., p. 40.

4.  [...] si l'on excepte le cas particulier de Demi-vérités [...], il apparaît qu'ils [les recueils de maximes] sont issus tout entiers  ou presque  de cette source  (ibid., p. 20). Pour autant,  ces recueils sont davantage que des "anthologies"  lesquelles ne présenteraient plus guère aujourd'hui qu'un intérêt médiocre et contestable, celui d'orir une fausse alternative à la lecture intégrale d'un texte autrement plus massif  (ibid., p. 23). Les variantes établies par B. Roukhomovsky mettent au jour  le double processus de recomposition et de réécriture  à l'÷uvre.

5. Ibid., p. 39.

6. H. de Régnier, Choses et autres. Par-ci par-là, É. Champion, 1925, p. 206.

7. B. Roukhomovsky,  Henri de Régnier et la tentation de l'aphorisme , art. cité, p. 34. 8. Ibid., p. 35.

9. Ibid., p. 52. 10. Ibid., p. 15.

de Régnier ont d'ailleurs tôt salué en lui un  esprit moraliste1  de plus large envergure, qui outrepasse les frontières des recueils d'aphorismes publiés dans les années 1920 et qui sont, selon Bernard Roukhomovsky, la  quintessence  d'un tour de pensée plus global et bien personnel. De fait, les romans sont jalonnés de formules qui n'auraient pas déparé un recueil du xviie siècle :  le désir passe avec qui l'a fait naître  (DM, p. 5), où l'économie de la parole est corrélée à la force de frappe de la sentence. Le présent de vérité générale assure l'impact ; le synthétique pronom qui, connecteur intégratif dépourvu d'antécédent, est préféré à celui qui pour densier la formule et lui donner une aura plus vaste. Outre un pessimisme moral, une certaine misanthropie caractérise la plupart de ces pensées. Mais la cible peut être réduite, et Régnier concentre souvent la satire sur les femmes, à l'instar de ses aînés :  C'est de cette préférence qu'elles font d'elles-mêmes à ce qui les entourent et de l'avantage qu'elles s'y accordent que les femmes tirent le principal plaisir d'être ensemble  (BP, p. 25-26). Comme ses prédécesseurs, Régnier sait donner du relief à ces petits morceaux auto-désignés pour les orilèges. Ici, la tournure d'emphase (l'extraction du complément entre c'est ... que) donne à la formule cet aspect ciselé et autonome, et la révélation du plaisir paradoxal qu'éprouvent les femmes dans la compagnie de leurs semblables est ménagée par un retard calculé.

Ce qui nous étonne peu, parmi les sources classiques présentes dans l'horizon de pensée de Régnier, les moralistes tiennent une place primordiale. Ce sont eux qui lui inspirent sans doute le plus grand nombre de remarques dans les Cahiers et qui constituent son centre d'intérêt le plus durable. France, lui, ne semble pas faire aussi grand cas des moralistes, absents de ses comptes rendus. Boylesve semble surtout un grand amateur de Pascal, que ses deux aînés n'apprécient pas2. Il est l'auteur de nombreuses notes sur le penseur janséniste3. Pour lui, Les Pensées sont, avec Hamlet, parmi les  ÷uvres les plus vivantes en 1910  pour leur  scepticisme désespéré4. Il dit admirer avant tout le  style  de Pascal, qui le met  au-dessus de tous les écrivains français, pour [ne pas] dire : au-dessus de tous les écrivains5.

Ce goût pour la littérature morale ne s'explique pourtant pas de la même manière chez les trois romanciers. Pour Boylesve, c'est la littérature tout entière qui doit se xer un but moral. Il le dit très clairement dans une enquête pour Les Marges en 1904, il est impossible de ne

1. E. Jaloux, Les Nouvelles littéraires, 4 juin 1927, cité par B. Roukhomovsky, ibid., p. 16.

2. On négligera le possible hommage rendu par Anatole France au nom du penseur janséniste qu'il donne à l'un de ses chats. De son côté, Régnier semble tourner en ridicule le fameux pari pascalien dans le raisonnement parodique de M. Herbou, qui avoue sans ambages croire en Dieu par intérêt : il est né sans fortune et craint de ne pouvoir, le temps d'une vie, exaucer ses ambitions ;  leur échec cependant me serait insupportable , dit-il,  aussi ai-je pris mes mesures en conséquence. J'ai fait du chemin en ce monde, [...] et je serais désespéré de ne voir au terme d'une si belle route qu'un trou obscur où j'irais m'étendre sans couleur ni mouvement et pour toute l'éternité. Non, morbleu ! non, il ne saurait en être ainsi, et j'ai plus besoin que personne d'un autre monde puisqu'il me servira à achever d'obtenir ce que je n'aurai pu atteindre en celui-ci  (RMB, p. 61).

3. On en trouve une compilation posthume sous le titre  Notes sur Pascal  dans Varia, Le Divan,  Le souvenir de René Boylesve , t. VIII, 1936, p. 9-16.

4. Ibid., p. 10. 5. Ibid., p. 14.

pas moraliser dans le roman :  Ne point moraliser ! Et la plupart de nos vieux contes1? . Et d'invoquer Montesquieu2, Voltaire, France, Molière, Beaumarchais. Il va sans dire qu'il entend  moraliser  dans son sens classique. Le roman, pour lui, doit peindre la comédie des hommes avec vérité, pour leur présenter un miroir et les amener à amender leur conduite. Faut-il le rappeler, le débat sur la relation entre la littérature et la morale, sans doute, n'est pas nouveau, et la question s'est régulièrement posée au xixe siècle, à propos de Flaubert, à propos de Zola. C'est pourtant le siècle qui préparera le plus activement le divorce entre  le beau et le bien , désolidarisés notamment par les romantiques, avant que Gide n'expédie la question d'un mot fameux :  On ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments . Le débat est pourtant loin d'être clos en 1904.

La position d'Anatole France est moins limpide. Bien qu'il n'évite en rien les phrases à caractère gnomique, il se mée de tout énoncé ayant prétention à formuler des vérités immuables. Pour ce sceptique, les maximes sont bien plus un jeu d'esprit qu'un outil destiné à la recherche de la vérité. C'est pourquoi le narrateur de l'Histoire comique raille les maximes (en particulier chrétiennes) qui tourmentent un court moment son personnage, Robert de Ligny, hanté par le suicide d'un rival :

Des phrases de moralistes et de sermonnaires, apprises au collège et tombées tout au fond de sa mémoire, lui remontaient subitement à la pensée. [...] Il y songea sérieusement. Mais, parce qu'il n'avait pas l'esprit profondément religieux et qu'il n'était pas capable de nourrir des scrupules exagérés, il n'en conçut qu'une édication médiocre, et sans cesse décroissante. Bientôt, il les jugea importunes et sans application possible à sa situation. [...] Ces phrases, qui tout à l'heure retentissaient dans son âme comme un grondement de tonnerre, il les percevait maintenant dans les nasillements et les grasseyements des professeurs et des prêtres qui les lui avaient apprises et il les trouvait un peu ridicules. [...] Il sourit intérieurement et pensa que les moralistes avaient tout de même de drôles d'idées sur la vie3.

Les maximes, pensées gées et schématiques, n'entretiennent pas grand rapport avec la vie réelle, plus complexe, mais surtout elles peuvent représenter un danger, parce qu'elles s'appa-rentent à une forme de prêt-à-penser qui paralyse l'intelligence. France est décidément l'ennemi de tout esprit de système.

Régnier semble donc celui pour qui la pensée moraliste est la plus naturelle. C'est surtout un esprit de généralisation qu'il a en commun avec les moralistes. Comme eux, il semble traquer ce qu'il y a d'irréductible en l'homme, dans l'espoir, peut-être, de le réduire à une essence, an de l'élucider et de s'en emparer. La tentative est indubitablement vouée à l'échec, à l'heure où la conscience moderne entre en crise, et (à la diérence de ses aînés ?) Régnier n'est pas dupe

1. L'article est en partie repris dans R. Boylesve, Opinions sur le roman, op. cit., p. 19.

2. Reconsidérant son parcours, Boylesve place Montesquieu en tête de ses aspirations de jeunesse :  Je fus sollicité [vers 1892] par une espèce d'observation de la vie à forme ironique, dont je tirais le prototype dans les Lettres persanes  (F. Lefèvre,  Une heure avec René Boylesve , Nouvelles littéraires, artistiques et scientiques, 3 mai 1924, p. 2).

de l'illusion que procurent les maximes. Mais à tout prendre, l'illusion rassurante, même fausse, vaut peut-être mieux que l'angoisse vertigineuse d'une question sans réponse.

Toutefois l'admiration que Régnier voue au genre des maximes, principalement représenté par La Rochefoucauld au xviie siècle et par Chamfort au xviiie siècle, est profondément ambi-valente. Ce qu'il aime avant tout dans ce mode d'expression, c'est sa force de concision :

Les faiseurs de réexions et de maximes m'en ont toujours imposé. Ce qu'ils disent prend de l'importance à ce qu'ils ne disent pas. Leurs formules semblent le résumé et l'aboutissement d'un travail de pensée préliminaire qu'on peut supposer aussi étendu que l'on veut. Elles semblent le fruit de tout ce que le penseur a pensé sur le sujet et, cependant, elles ne sont peut-être simplement que tout ce qu'il en pense. Néanmoins, nous avons toujours un certain respect pour ces sentences lapidaires et nous croyons davantage quelqu'un qui déclare que quelqu'un qui s'explique. (C., 1905, p. 539)

Cette pensée concentrée et péremptoire, impressionnante par ce qu'elle tait plus encore que par ce qu'elle dit, n'est en eet qu'une illusion  ce qui n'est certes pas rien dans le système de valeurs de Régnier. Il importe moins qu'elle soit vraie qu'elle soit convaincante. En outre, les maximes sont séduisantes parce qu'elles donnent l'impression de charrier tout l'investissement intellectuel qui précède leur conception. Séduit et méant, Régnier loue leur économie expressive, mais se dée tout de même du genre lorsqu'il soupçonne que l'illusion dissimule l'imposture, au point de n'être que jeu formel, acrobaties de l'esprit destinées au divertissement des salons :

Maximes de La Rochefoucauld. Il faudrait les reclasser, mettre à part, précisément, celles qui sont des vérités d'expérience, les vraies, les profondes, séparées de celles qui sont jeux d'esprit de moraliste, pointes philosophiques. (C., 1900, p. 462)

Qu'elles soient fausses (objectivement) est une chose : cela ne les dispense pas d'être authen-tiques (subjectivement). Elles peuvent bien n'être que des illusions au plan moral, pourvu qu'elles possèdent une densité psychique, qu'elles résultent d'un vécu émotionnel. Sinon la vé-rité, Régnier attend des maximes une forme de sincérité  cette même sincérité à laquelle il s'astreint dans ses ÷uvres tant romanesques que poétiques et qui fait de la culture de sa nature intime un impératif absolu.

Mais ce qu'il exige plus que tout des maximes, ce sont les extrapolations imaginaires qu'elles permettent. Cette concision, c'est celle d'une pensée qui demande à être dépliée (littéralement expliquée) :

L'amusement d'un livre de maximes comme celles de Chamfort est de suivre, de reconstituer, si on est [un1] peu expert dans la façon où s'agrègent ces sentences, l'état d'esprit ou le minime

1. Sans cette rectication, le texte de l'édition des Cahiers établie par D. J. Niederauer et F. Broche prête à contresens.

événement qui provoqua ces naissances fragmentaires, dénonciatrices ou exutoriales d'une peine personnelle1. (C., 1889, p. 191)

L'aphorisme réclame l'active participation imaginative du lecteur. Ce qui attire encore l'atten-tion dans ces diérentes remarques, c'est que Régnier se montre très sensible à la poésie de certaines ÷uvres morales. C'est par elle que se distingue l'÷uvre de Chamfort :

La Rochefoucauld et La Bruyère, tous deux moralistes, illustrent leurs maximes de semblables images. Chamfort apparaît enrichi, assourdi, avec de l'imprévu, sans rien du pittoresque bourru de La Bruyère et de l'image vague de La Rochefoucauld : il y a en lui une aile légère de fantaisie, une petite senteur de poésie unique au xviiie siècle. (C., 1889, p. 190)

Le moraliste qu'il est lui-même appelle d'ailleurs à une lecture poétique de ses propres apho-rismes, du moins à la faveur d'un avant-propos qui relève peut-être en partie, il est vrai, de la posture de l'écrivain dilettante :  Il me semble qu[e ces pages] peuvent amuser, si elles n'ont rien qui "fasse penser", ce qui, après tout, n'est pas l'aaire des poètes, même quand ils jouent