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Les différentes versions de l’h(H)istoire : travail éditorial de la narratrice

Chapitre IV : Séduction et mensonges du conte dans Leben und Abenteuer

B. Réécriture du conte de la Belle au bois dormant ou la difficile entrée de la femme dans

B. 4 Les différentes versions de l’h(H)istoire : travail éditorial de la narratrice

La narratrice fait l’acquisition du manuscrit de Laura et le retravaille pour publication. À ce texte, pas plus qu’à celui de Laura, nous n’avons accès directement puisque le tout a été retravaillé par l’auteure. Peut-on tout de même s’en faire une idée ? La narratrice intervient ouvertement dans son texte en trois endroits : dans les Vorsätze, dans le texte d’une entrevue que lui accorde Laura Salma (chapitre onze du premier livre) et dans le texte d’un « Avertissement au lecteur ». Intitulé, « Darin Irmtraud Morgner einige

männliche Leser mit einer eidesstattlichen Erklärung zum Weiterlesen bewegen will »151, celui-ci se situe au chapitre six du quatrième livre. Il nous informe clairement que les intentions de la narratrice ne sont pas si neutres que le texte de ses Vorsätze aurait voulu nous le laisser croire, et que son programme politique, malgré les apparences –

l’avertissement se clôt sur la formule « ... mit sozialistischem Gruß » – , n’est pas que socialiste, mais également féministe. Le ton mordant et sarcastique du texte, qu’elle adresse à « certains lecteurs masculins », ne laisse aucun doute concernant les « Vorsätze » (intentions, résolutions ou bonnes intentions dans un sens programmatique) de la narratrice, que, soucieuse de ne pas nuire à la réception de son ouvrage, elle a choisi de ne pas annoncer d’emblée.

Dans le texte des « Vorsätze », la narratrice décrit son travail sur le manuscrit de Laura. Elle note, « Ich begann sofort mit der Ordnung und Bearbeitung der sensationellen

Zeugnisse für den Druck. » et poursuit :

Die vorliegende Buchfassung folgt in der Beschreibung aller wesentlichen Ereignisse streng den Quellen. Schriftstücke wurden unverändert in neuer, dem Leser entgegenkommender Reihenfolge wiedergegeben.152

La déclaration de la narratrice est ici pour le moins ambiguë. Suivant les normes des conventions éditoriales et par souci de crédibilité elle commence par insister sur sa fidélité aux sources. Elle déclare dans un premier temps : « La version présentée dans ce livre est strictement fidèle aux sources [...] », mais pour nous assurer dans un deuxième temps que cette affirmation ne vaut que pour la description de « tous les événements essentiels ». Puis, elle affirme que « les documents ont été restitués sans modification [...] », pour ajouter ensuite qu’ils ont été toutefois organisés selon un ordre nouveau, « dem Leser

entgegenkommender »153. Il s’agit encore là pour elle de s’assurer que le livre soit bien reçu, c’est-à-dire de rendre le matériel plus facilement accessible au lecteur, en fait de lui éviter ces frustrations dont elle n’a pas encore fait état, mais qui l’auront obligée à rencontrer Laura en entrevue pour obtenir quelques éclaircissements sur le texte de son manuscrit. Que doit-on en penser ? À chaque énoncé, à chaque affirmation de fidélité aux

152 Leben und Abenteuer, « Vorsätze », p. 12.

153 Leben und Abenteuer, « Vorsätze », p. 12. L’édition des femmes traduit par, « afin d’en faciliter l'accès au

lecteur » (Vie et aventures de la Trobairitz Béatrice, op. cit., p. 13). En fait, l’expression « dem Leser

entgegenkommender » fait plus exactement référence à la bienveillance, la complaisance, l’obligeance, la

sources, la narratrice ajoute une clause largement limitative. De plus, le sens de la première proposition du second énoncé contredit le sens du premier énoncé. Cette déclaration alambiquée de la narratrice provoque quelque perplexité chez le lecteur.

Peut-on vraiment croire qu’une complète réorganisation de l’ensemble des morceaux du puzzle ait pu ne rien changer au tableau initial ? On est en droit de se demander ce qu’il reste de la fidélité aux sources annoncée ? Le texte de Laura a de toute évidence été sérieusement modifié. En réalité, tout en insistant sur la fidélité de son texte aux vérités portées par les témoignages de Laura, la narratrice attire surtout l’attention du lecteur, sur sa lourde intervention éditoriale, cherchant à s’attribuer, de cette manière, à la fois le mérite de la fidélité et du travail d’adaptation du texte. Mais elle incite à la fois, plus indirectement, le lecteur à ne pas prendre ses affirmations trop à la lettre et à s’interroger sur la pratique éditoriale qu’elle met en œuvre, sur la nature du « re-mentir » de sa réécriture. Par-delà ses pratiques éditoriales, qui prennent valeur exemplaire, c’est sur la production des récits en général, leur nature construite et sur les déterminations qui les marquent que la narratrice attire l’attention par son travail de réécriture. Si elle insiste sur la nécessité d’un travail de désenchantement, il ne s’agit bien sûr pas du même type de désenchantement que celui mis en scène par le conte de la Trobadora, qui montrait du doigt l’écart existant entre le merveilleux du conte – du récit – et le réel. Au contraire, le récit de la narratrice cherche à attirer l’attention du lecteur sur l’ancrage de tout récit dans le réel, sur la nature construite et motivée du récit et du conte. Détermination du récit par le réel et, en retour, construction du réel par le récit ? Le récit ou le conte ne sont plus à concevoir en simple opposition au réel, mais en constant dialogue avec lui, toujours déjà déterminé par un réel qui le produit et qu’il produit en retour. Inutile de chercher à savoir lequel est antérieur à l’autre.

Le conte et le merveilleux se trouvent donc désenchantés par le travail de la narratrice. Dans un renversement de perspective, la vérité du récit ne réside plus dans son merveilleux, comme chez les romantiques, ou dans un acquiescement à ses « effets de merveilleux », là résiderait plutôt sa dimension mensongère, mais dans la mise à plat de ses

motivations et de ses déterminations, sens vrai du texte s’il en est un, auquel nous donnerait accès l’analyse critique du récit154. Avec la narratrice, nous entrons dans la modernité, plus exactement dans l’ère du soupçon155 – du désenchantement à nouveau – , à la suite de Freud, Nietzsche et, bien sûr, surtout de Marx.

B. 5 Éloge funèbre et fin de l’utopie : « Denn natürlich war das Land ein

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