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Chapitre IV : Séduction et mensonges du conte dans Leben und Abenteuer

B. Réécriture du conte de la Belle au bois dormant ou la difficile entrée de la femme dans

B. 2 Il était une fois le socialisme : le conte de Benno

Ayant entendu le récit de la Trobadora de la bouche de Laura, Benno le reprend à son compte en lui adjoignant une conclusion de son cru. Ce récit nous est rapporté dans le dernier chapitre du roman qui s’intitule : « Darin Bennos erste Geschichte von

tausendundeiner nachzulesen ist, die er der trauernden Laura nachts im beatrizischen Stil erzählt, um sie zu trösten ». Les deux premier tiers de ce récit de deux pages qui sert de

conclusion au roman139 reprennent presque mot pour mot, le récit de la Trobadora. Je dis, « presque », parce que la reprise n’est pas parfaite. En fait, les modifications apportées au récit s’avèrent fort significatives. Habitué à penser en termes de critique du capitalisme et d’exploitation du prolétariat, et non en termes de critique du patriarcat et d’exploitation de la femme, Benno efface la mention faite dans le récit original de l’oubli dont ont été victimes les poèmes de la Trobadora, originalement, selon la troisième proposition de la seconde phrase du roman, « (....) von denen wenige in Sammlungen alt-provenzalischer

Trobadorlyrik nachzulesen sind »), reformulant la proposition de la façon suivante : « [...], die in Sammlungen alt-provenzalischer Trobadorlyrik nachzulesen sind » . Il oublie

également de mentionner le nom de Perséphone pour ne faire référence qu’à l’intervention

138 Le destin de la Trobadora est ici mis en parallèle avec celui de « son pays » (Laura suggérait une quête

d’une certaine magicienne (Zauberin) qui aurait mis ses pouvoirs surnaturels au service de la Trobadora. Il raie ainsi de l’h(H)istoire le nom de Perséphone et condamne celle-ci à l’anonymat, répétant lui-même l’injustice perpétrée contre la Trobadora par les pratiques des éditeurs.

Enfin, en citoyen de l’époque moderne où la valeur monétaire est devenue, même en territoire socialiste, la mesure de toute transaction humaine, Benno modifie un passage où il était question de l’entente conclue entre Perséphone et la Trobadora concernant le nombre d’années de sommeil à octroyer à celle-ci (la « quantité de biens achetés »). Cette entente mesurait originellement la valeur d’années de sommeil en heures de travail (« pro

Schlafjahr 2920 Arbeitsstunden ») et la faisait dépendre de la capacité de la Trobadora à

nommer le chiffre le plus élevé qu’elle connaisse, c’est-à-dire qu’elle puisse imaginer – un certain pouvoir d’imagination et de vision. Elle se trouvait enfin validée par une promesse (« Das Versprechen » ). Dans le récit de Benno, la valeur des années de sommeil se trouve calculée en « Talente » , mesure de poids dans la Grèce antique et, par extension, de valeur monétaire, qui a pris dans la période moderne le sens de « don, aptitude individuelle ». Ce qui permet à Benno de lier la question de la valeur non plus à une unité soi-disant universelle d’heure de travail mais à une valeur individualiste. De plus, dans son récit, le nombre d’années de sommeil octroyé ne dépend plus de la capacité de la Trobadora à envisager la valeur la plus élevée possible – un idéal ? – , mais de façon plus terre-à-terre et matérialiste – réaliste ? – , celle de sa fortune effective (« das Vermögen der Trobadora »). Enfin, alors que la parole donnée suffisait à conclure l’entente entre les deux femmes, c’est la remise de la fortune de cette dernière entre les mains de Perséphone qui marque la conclusion de l’entente. De « Arbeitsstunden » à « Talente », de pouvoir de vision à évaluation objective de la fortune de la Trobadora, de la valeur de la parole donnée à paiement effectif, le mouvement de la réécriture est étrangement marqué par l’individualisme et le capitalisme, et s’éloigne en tout cas résolument du mode utopique. La

chose est paradoxale si l’on considère la phrase finale que Benno, profondément marquée par sa vision de l’idéal socialiste, adjoint par ailleurs au récit.

Qu’en est-il du thème de la quête amoureuse ? De façon générale, Leben und

Abenteuer reprend la suite Hochzeit in Konstantinopel et s’ouvre au point où nous laissait

celui-ci. Dans Hochzeit in Konstantinopel, l’exergue tiré des Carmina Burana évoquait en début de texte le désespoir d’une femme délaissée se demandant qui allait désormais l’aimer (« Eia, wer wird mich lieben ? ») pour conclure sur l’évocation d’une rupture volontaire de la part du personnage féminin. C’est uniquement en fin de récit que s’ouvrait la perspective d’une quête individuelle active, de la possibilité pour le personnage de donner suite à son histoire, de l’écrire autrement. Les premières pages de Leben und

Abenteuer nous présentent une double déception amoureuse – Raimbaut d’Aurenga au

Moyen Âge et l’Ingénieur au vingtième siècle – , suivie dans chaque cas d’un rapide arrachement amoureux, et lance d’entrée de jeu la protagoniste à la recherche d’un nouvel objet amoureux, puis d’un idéal, quête qui fera cette fois l’objet même du récit. Le premier chapitre du roman, qui rapportait le récit de la Trobadora, se terminait sur cette phrase, « Als sie sich die Schlafkrumen aus den Augen gerieben hatte, verliebte sie sich

augenblicklich infolge übermäßiger Enthaltsamkeit in den Ingenieur ». Cette phrase faisait

écho à la seconde phrase du même chapitre, « Sie verliebte sich in Herrn Raimbaut

d’Aurenga [...] », mais en laissant tomber la deuxième partie de celle-ci : « [...] und dichtete auf ihn viele gute und schöne Lieder [...] ». Bref, le récit de la Trobadora désignait le

nouvel objet d’amour de la Trobadora, l’Ingénieur, mais ne faisait pas de lui la source idéalisée de son inspiration comme l’avait été Raimbaut d’Aurenga. Puis, très vite (seconde phrase du troisième chapitre) après avoir été témoin du marchandage dont elle était l’objet, la Trobadora arrache l’Ingénieur de son cœur (« Als es beendet war, riß sie den Ingenieur

aus ihrem Herzen und wies die Herren aus dem Gemach »). À l’aube de sa nouvelle vie, la

Trobadora tombe à nouveau amoureuse, mais d’une façon circonstancielle qui ne passe en rien par l’idéal. Comme cela est habituel chez Morgner, la structure est circulaire mais pas répétitive. La diégèse repasse par un même point, mais le paradigme définissant l’épisode

amoureux a été modifié de façon importante : l’amour n’est plus le point de départ, l’idéalisation qui motive et inspire la production poétique et les exploits à venir, ainsi que le dicterait, du moins pour l’homme, le code de l’amour courtois que la Trobadora a connu et laissé derrière elle. L’amour devient, en soi, objet de quête, d’une quête en quelque sorte préalable, au terme de laquelle, possiblement, les conditions de la production poétique seront à nouveau réunies.

Aux dernières pages du roman, Benno réécrit une troisième fois la conclusion de ce récit. Il a recours à un procédé similaire de réitération qui implique à la fois répétition et différence. Cette fois, le personnage de la Trobadora n’arrache plus si rapidement l’Ingénieur de son cœur, du moins pas avant d’en avoir fait un objet d’inspiration poétique suivant le scénario original lié au personnage de Raimbault d’Aurenga. Ce récit de Benno reprend la phrase finale du premier chapitre se rapportant aux amours de la Trobadora avec l’Ingénieur (« Als sie sich die Schlafkrumen aus den Augen [...] verliebte sie sich [...] », mais en lui adjoignant cette proposition du récit concernant les amours de la Trobadora avec Raimbault d’Aurenga : « und dichtete auf ihn viele gute und schöne Lieder », décidant de faire cette fois de l’Ingénieur, à l’instar de Raimbaut d’Aurenga, un objet d’inspiration poétique. Mais la désillusion suit rapidement. Ce n’est plus, cette fois, de se trouver objectivée et évaluée froidement selon les barèmes économiques du discours de l’Ingénieur, mais de constater qu’alors même qu’elle lui dédie « viele gute und schöne Lieder », l’Ingénieur demeure prosaïquement soumis à l’ordre matrimonial bourgeois (« Anfangs

verbat er sich lautes Singen, weil er verheiratet war, später weil er sich scheiden und Beatriz ehelichen wollte »140). Face à une telle attitude, la Trobadora n’arrive plus à idéaliser son amant. Fuyant sa déception et les velléités de mariage de son amant, elle traverse un pays « [...] in dem Frauen, wenn sie die gleiche Arbeit wie Männer verrichten,

schlechter bezahlt wurden, und eins, in dem sie für gleiche Arbeit gleichen Lohn erhielten »141. Benno introduit par cette phrase une fin heureuse à son récit, qui prend de

140 Ibid., ‘Letztes Kapitel’ livre 13, p. 657. 141 Ibid., ‘Letztes Kapitel’ livre 13, p. 657.

cette manière la forme d’un véritable conte de fées socialiste et devrait bien sûr combler tous les désirs et toutes les attentes de sa Trobadora. Difficile pour le lecteur de lire le tout sans sourire, et surtout de ne pas mesurer l’écart qui sépare la pauvreté de ce récit de ceux de Shaharazade, comme nous invite d’ailleurs à le faire, de manière implicite, le titre du chapitre : « Darin Bennos erste Geschichte von tausendundeiner nachzulesen ist, die er der

trauernden Laura nachts im beatrizischen Stil erzählt, um sie zu trösten. »142. Celui-ci ne suggère-t-il pas ironiquement au lecteur de s’interroger sur la fortune du récit, et surtout sur celle de merveilleux, dans la modernité ?

L’imaginaire de Benno étant habité de formes de récit autres que celles des contes de fées, ce n’est plus par la formule conventionnelle « Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants » qu’il annonce la résolution heureuse de toutes les tensions de son récit mais par la formule suivante : « Da überwand die proletarische Solidarität ihrer Bewohner,

international bewährt, sogar die Barriere der Familie 143». Échappant de peu aux séductions du mariage et de la famille, la Trobadora consacrera désormais sa vie et son art à la solidarité prolétarienne. Alors que, dans la forme traditionnelle du conte, le mariage apparaissait comme « le » moyen de résoudre les difficultés introduites par la différence sexuelle, dans ce conte-ci, c’est la solidarité prolétarienne qui, faisant table rase des liens familiaux bourgeois, prétend y parvenir et satisfaire ainsi une fois pour toutes aux revendications de la femme. Ainsi, le conte de Benno assigne une nouvelle place à la Trobadora. Dans les termes utilisés au dernier chapitre, on peut dire qu’il l’assigne à une nouvelle Kasten, qu’il la « met en boîte » alors que dans sa réécriture du conte de la Belle au bois dormant, la Trobadora, ne s’en voyant justement désigner aucune, se trouvait forcée de se lancer en avant, ce qui rendait possible le déploiement de la narration.

Le récit de Benno assigne une place à la Trobadora qui, contrairement à celle prévue pour elle par la forme traditionnelle du conte, à l’intérieur du mariage, offre une

142 Ibid., ‘Letztes Kapitel’ livre 13, p. 656. Nous soulignons. 143 Ibid., Letztes Kapitel, livre 13, p. 657.

fonction sociale et politique à ses talents poétiques. Mais ceux-ci se retrouvent immédiatement captés, instrumentalisés par la politique. Dans l’utopie peinte par Benno,

Beflügelt von den Liedern der Beatriz de Dia, erfüllte und übererfüllte der VEB Hochbau seine Produktionspläne. Der Wohnungsmangel in der Hauptstadt Berlin schwand. Sonnabend ermannten und erweibten sich die Mieter ab und zu und rafften Unkraut und Unrat von den Plätzen vor ihren Haustüren. Sonntags versprühten Flugzeuge der Interflug goldene Worte der Trobadora über die Spaziergänger.144

Ces mots devraient-ils consoler Laura ? Le texte des poèmes de son amie qui n’avaient pas été repris par les anthologies se retrouvent finalement tracés sur la surface même du firmament, éphémère inscription, mais inscription tout de même.

En prenant l’initiative de la narration, Benno conclut à sa manière la vie de la Trobadora. Le « re-mentir » de son récit, pour reprendre les termes de Hochzeit in

Konstantinopel, ne vise d’ailleurs pas que le conte inaugural de cette dernière puisqu’en

toute connaissance de cause – il connaît la triste fin de l’histoire – , il « falsifie » ou réécrit l’h(H)istoire pour la rendre conforme au récit de l’utopie socialiste, qui vise ce point que figure, non plus la disparition du patriarcat, horizon sur lequel s’inscrivait comme en négatif le conte de la Trobadora, mais l’avènement du socialisme. Si celui-ci avait pour effet de dévoiler l’écart entre le scénario proposé par le conte et le réel, de désenchanter celui-ci, le conte de Benno, cherchant à consoler Laura en déroulant sa vision utopique, va le ré-enchanter en le forçant à se conformer au scénario prévu par sa version du conte. En d’autres mots, au lieu d’insister comme la Trobadora sur la non-conformité du réel avec ce que promet l’h(H)istoire, l’avènement de la merveille que serait une société post- patriarcale, le conte de Benno suit une logique à la Don Quichotte, forçant le monde à se conformer à son histoire idéale à lui, au scénario prévu par les « romans » socialistes qu’il a lus. Car c’est, bien sûr, le roman de l’utopie socialiste qui hante son imaginaire et non les romans de chevalerie.

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