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Chapitre I : Réécriture et dialogue avec la tradition dans Hochzeit in Konstantinopel, Leben

B. Dialogue avec la tradition dans Hochzeit in Konstantinopel, Leben und Abenteuer et

B. 1 Seconde approche de l’œuvre

Le premier tome de la trilogie, Leben und Abenteuer, camoufle bien la complexité de son sujet. Lu indépendamment du second tome de la trilogie Salman, il risque fort d’apparaître au lecteur comme un conte extravagant dont l’originalité et l’effet tragico- comique dépendent principalement de la confrontation entre, d’une part, l’idéalisme, les attentes démesurées et le comportement inattendu d’une Trobadora tout droit tirée du Moyen Âge et, d’autre part, la réalité propre au monde contemporain est-allemand dans lequel elle doit désormais apprendre à vivre. Tout en relatant les amères déconvenues de la Trobadora et son apparente réconciliation avec les imperfections de ce monde, le roman, au premier abord, semble maintenir de façon ambiguë son apologie du socialisme et d’un certain féminisme utopique. L’appareil éditorial de la traduction française37 tend à confirmer une telle impression. Difficile d’ailleurs de comprendre ce qui a pu déterminer le choix de cette mièvre illustration de couverture, de cet encadré sur fond d’étoiles montrant un jeune couple marchant main dans la main dans une plaine déserte, vers l’horizon lointain de l’avenir. On y voit une Trobadora – on doit supposer qu’il s’agit bien d’elle – , en robe longue, cheveux au vent, accompagnée d’une jeune femme, mince, blonde et moderne, cheveux courts, vêtue d’un jean, qui rappelle davantage l’image qu’on se fait d’une héroïne française de Mai 68 que de la Laura saxonne du roman. L’ensemble plutôt insignifiant

semble chercher à souligner, au premier degré, la dimension féerique et utopique du roman. Or, s’arrêter à une telle lecture équivaut à ignorer l’approche fortement ironique de Morgner et l’histoire de ses démêlés avec la censure qui l’ont peut-être amenée à coder ses textes. Surtout, ce roman ne peut être abordé sans prendre en compte l’ambiguïté que Morgner privilégie toujours comme stratégie d’écriture, dans ce roman et plus encore dans

Amanda38. Il est vrai que le lecteur, peu averti du contexte culturel et littéraire est-allemand et des débats marquant la rédaction de ce roman, ainsi que de la question de l’héritage littéraire et du rapport à la tradition (le Erbedebatte), se trouve mal équipé pour aborder celui-ci39. Il m’apparaît pourtant possible de procéder à une lecture solide de l’œuvre sans s’en référer préalablement à ce contexte pour l’expliquer du dehors comme si le projet littéraire de Morgner pouvait être réduit à n’être que l’élaboration fictionnelle d’une position prise préalablement sur l’échiquier d’un débat ou d’un autre. Il s’agit plutôt de l’interroger dans la cohérence et la logique narrative interne qu’elle déploie.

À quelle fin Morgner choisit-elle de rappeler à la vie le personnage de sa Trobadora au début d’Amanda, second tome de sa trilogie ? Pourquoi fait-elle renaître celle-ci sous forme de sirène et pourquoi justement sans voix et sans mémoire, alors que du chant des sirènes semble dépendre le sort de l’humanité ? Après avoir lu ce roman, le lecteur risque

38 Dans le « Griechisches Vorspiel » de Amanda, Beatriz rapporte ce qu’elle aperçoit à son réveil:

« Bestimmte Weisung aus unbestimmtem Gesicht. Ambivalentes Lächeln, das mir bisher nur an den Koren-

und Kuros-Standbildern im Akropolismuseum zu Athen begegnet war. Anziehende und distanzgebietende Züge, abstrakt, der Würde polyphoner Musik ähnlich. » (Amanda, p. 13).

39 Il serait intéressant d'étudier la réception du roman Leben und Abenteuer au moment de sa parution en

France, tant auprès de la gauche que du côté des mouvements féministes. Il y a fort à parier qu'une large part de l'ironie critique déployée par Morgner, ainsi en ce qui a trait à l'utopie socialiste, s'y est trouvée perdue. Pour une analyse de la réception et de la publication des traductions d’œuvres d’auteurs est-allemands en France jusqu’en 1989, voir Nicole Bary, « Les traductions des œuvres littéraires de la RDA en France jusqu’en 1989 » dans La RDA et l’Occident (1949-1990). PIA, Université de la Sorbonne nouvelle, Institut allemand d’Asnières, 2000. Nicole Bary constate :« Jusqu’à la publication du roman de Christa Wolf,

Nachdenken über Christa T., les traductions ne transmettent que partiellement les contradictions et les

modifications profondes qui traversent les œuvres littéraires écrites ou publiées entre 1961 et 1973 en RDA. Alors que des écrivains aux accents complètement neufs évoluent déjà très nettement vers une plus grande subjectivité, vers une radicalité dans leur approche de l’histoire allemande et de l’esthétique de la modernité, la réception en France reste prisonnière du champ conflictuel de la guerre froide. On cherche en vain la tonalité nouvelle apportée par Irmtraud Morgner, Günter Kunert, Jurek Becker, et surtout par Uwe Johnson (publié seulement à partir de 1975) et Heiner Müller. » (Ibid., p. 508).

de demeurer perplexe devant sa complexité et les questions laissées sans réponse. Il gagne alors à retourner lire Leben und Abenteuer. L’exercice est productif : de nombreux aspects du premier tome, passés jusque là inaperçus, commencent à s’ordonner, à prendre forme, à faire sens en fonction d’un ensemble narratif plus large dont on commence seulement à apercevoir la trame en filigrane.

L’état incomplet de la trilogie prévue originellement par Morgner m’incite à considérer, pour une première approche de l’œuvre, une trilogie alternative, ajoutant

Hochzeit in Konstantinopel, autre texte à la simplicité trompeuse (1968/69)40, au corpus des deux premiers tomes de la trilogie. Une telle mise en série est-elle justifiable ? Il ne sera possible d’en juger qu’en fonction de la valeur heuristique dont ce procédé aura fait preuve, de sa capacité à rendre possible une compréhension plus approfondie de l’œuvre et la production de nouvelles hypothèses. Pour l’instant, il m’apparaît que la constitution de ce corpus me permettra de gagner un premier aperçu du travail d’expérimentation que Morgner poursuit à travers l’ensemble de ses œuvres de fiction, ainsi que du projet littéraire ambitieux qui, d’une œuvre à l’autre, fonde la cohérence de son univers fictionnel. C’est ce tableau plus large que je cherche à déployer avant de me lancer, dans les chapitres qui suivront dans une série d’analyses plus serrées de divers récits formant la trame des diverses œuvres à l’étude. C’est tout d’abord en suivant le fil des transformations successives apportées à la mise en scène du rapport à la tradition, que je tenterai de retracer le parcours de la pensée de Morgner par une approche transversale des trois textes choisis. Je chercherai ensuite à compléter, et au besoin à réviser cette lecture initiale.

40 Édition utilisée: Hochzeit in Konstantinopel. Berlin et Weimar, Aufbau Verlag, 1973 (1968). Entre

parenthèses : année de la première édition à l’Est et à l’Ouest. La page du site web de Vassar College portant sur le Séminaire Morgner 1996 cite Annemarie Auer rapportant que, avec Hochzeit in Konstantinopel, «Irmtraud Morgner hat ihr Thema und ihren Stil gefunden. ‘Hochzeit in Konstantinopel zählt für mich als

erstes Buch, (...)’ sagt sie selbst. » (http://faculty.vassar.edu/vonderem/g301/project/Morgner/ , consulté le 3 septembre 2009).

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