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Double réécriture de la vie de Laura-Beatriz dans Leben und Abenteuer

Chapitre I : Réécriture et dialogue avec la tradition dans Hochzeit in Konstantinopel, Leben

A. Réécriture dans les deux premiers tomes de la trilogie Salman

A. 2 Double réécriture de la vie de Laura-Beatriz dans Leben und Abenteuer

Abenteuer

L’objet de la réécriture de la narratrice-Morgner dans Leben und Abenteuer ne sera donc plus désormais la vie et les aventures de la Trobadora Beatriz, mais la vie et les aventures de la paire Laura-Beatriz. Mais surtout, une lecture attentive du roman permet de

31 Dans Amanda, le roman de l'écriture compte pour quelque vingt-neuf chapitres sur un total de cent

constater que la narratrice, avec sa réécriture des témoignages de Laura, n’aura de toute façon pas eu le dernier mot : son roman n’est nullement le texte que le lecteur a entre les mains, celui-ci a été réécrit ultérieurement par celle que je nommerai l’auteure-Morgner. Celle-ci, quoique n’étant nulle autre que le personnage de la narratrice-Morgner procédant après-coup à la réécriture de son propre roman et à quelques interventions éditoriales de dernière minute en vue de sa publication, n’en demeure pas moins une instance narrative distincte dans le cadre du roman. Morgner se met en scène en deux temps, attribuant le premier jet de son roman au personnage d’une narratrice éponyme, la narratrice-Morgner, et le texte final à une instance narrative, l’’auteure-Morgner’ qui porte également son nom, toutes deux appartenant à l’univers de sa fiction.

L’intervention la plus aisément repérable de l’auteure-Morgner sur le texte de la narratrice consiste en l’insertion, par un procédé de collage, des sept Intermezzos annoncés par le titre du roman entre les treize livres du roman de la narratrice. La narratrice ne faisant aucune allusion aux Intermezzos dans sa préface, qu’elle rédige en fin de rédaction, alors même qu’elle s’explique sur la nature de son intervention éditoriale sur le texte de Laura, on doit en conclure que son texte a été modifié ultérieurement. C’est donc bien le texte de l’auteure-Morgner qui demeure le texte final. D’ailleurs, si l’on y prête attention, la chose se trouvait déjà clairement annoncée par le titre du roman, Morgner rajoutant à la portion du titre que l’on peut supposer désigner le roman de la narratrice-Morgner, « Leben und

Abenteuer der Trobadora Beatriz nach Zeugnissen ihrer Spielfrau Laura », un descriptif

générique additionnel, soit « Roman in dreizehn Büchern und sieben Intermezzos », qui renvoie à l’intervention ultérieure de l’auteure-Morgner. De cette façon, Morgner attire l’attention sur sa réécriture du texte original de son roman : elle délègue la responsabilité de sa première version à son personnage de narratrice, prenant ainsi une distance par rapport à sa production narrative initiale et soulignant la nature construite et motivée de tout travail d’écriture. De cette façon, elle offre à ses lecteurs une clé importante pour la lecture de narratrice-Morgner se limitent au Vorsätze, à une entrevue avec Laura (chap. 11, livre 1) et à une courte exhortation visant à encourager « certains lecteurs » masculins à poursuivre leur lecture (chap. 6, livre 4).

l’ensemble de ses textes en soulignant l’importance qu’il y a à porter attention, par delà la diégèse, à ce qui, dans le texte, nous informe sur l’historique du travail de la narration (et de la réécriture), sur l’action des instances narratives et sur les déterminations marquant celles- ci.

Avec cette contribution de l’auteure-Morgner, même si, comme on l’a vu l’objet du récit change d’une réécriture à l’autre, on a tout de même une réécriture en trois temps ou encore, trois couches narratives bien repérables dans la préparation du texte final de Leben

und Abenteuer pour publication : le manuscrit des témoignages de Laura Salman, sa

réécriture par la narratrice-Morgner, et finalement une réécriture du roman de la narratrice par l’auteure-Morgner. L’appartenance générique de ces textes diffère. La chose, encore une fois, est annoncée. Dans ses titres, Morgner fait référence respectivement aux « témoignages » de Laura, au texte de la « Vie et des aventures de la Trobadora Beatriz » de la narratrice – « Vita » évoquant la Vita Nueva de Dante – , et finalement au « roman » de l’auteure-Morgner.

Mais, la différence entre ces textes n’est pas que générique ; elle renvoie également aux modes de représentation respectifs qui les fondent. Ainsi, d’après ce que nous laisse entendre la narratrice, rien dans les témoignages de Laura, qui visent d’abord et avant tout l’établissement de la vérité, ne suggère au lecteur que pour elle la possibilité de représenter la réalité avec vérité est problématique. La qualité propre au personnage de Laura semble être, il faut le dire, un pragmatisme peu apte à la mener à de tels questionnements. De plus, alors même que ses témoignages font état de l’intrusion subversive du fantastique dans la réalité du socialisme est-allemand, sous la forme d’une anachronique et fantasque Trobadora, son récit demeure paradoxalement tributaire d’un mode mimétique et réaliste de représentation. Seul le fait que le réalisme de Laura, qu’on pourrait qualifier de « romantique », se réfère à une réalité admettant généreusement le merveilleux, et non à une conception scientifique ou rationnelle du réel, rend ce paradoxe possible.

Le texte de la narratrice cherche également à fonder sa légitimité dans un ancrage réaliste. Mais, si l’ambition de Laura était de nous présenter la vérité de ce qu’elle a vu et

entendu par le biais d’une série de témoignages – la représentation d’une réalité plurielle par un récit nécessairement pluriel – , il s’agit pour la narratrice de nous présenter avec vérité, non pas une réalité plurielle, mais « une » réalité singulière, celle de l’Histoire. Le texte de la narratrice légitime ses prétentions à une vérité historique en insistant tout d’abord, comme l’indique le titre du roman, sur sa référence à un matériel sûr, une source informée, soit les témoignages de Laura Salman. Mais la valeur historique de son texte dépend également – et elle le souligne – , du travail d’édition accompli sur le matériel textuel original. Ainsi, dans sa préface, elle nous le présente comme étant d’une composition plus professionnelle et plus propre à faciliter l’accès au lecteur que ne l’était le manuscrit original. Elle a procédé à une révision – littéralement à une mise à l’ordre – du manuscrit de Laura. En d’autres mots, elle cherche à présenter le matériel des témoignages, des différentes « versions de l’h/Histoire »32 qu’elle a entre les mains, de façon à ce que son récit puisse être reçu comme ayant valeur d’Histoire : par sa juxtaposition des récits, elle travaille à démystifier le romantisme et à dévoiler les déterminations idéologiques d’un discours qui demeurait chez Laura l’expression d’un enthousiasme politique peu critique.

Dans une perspective tout autre, l’auteure-Morgner procède dans son roman à faire la démonstration des capacités de la fiction à apporter sa contribution au travail de représentation de la réalité, et ce, en dialogue avec le récit de la narratrice-Morgner qui se veut réaliste et historique, et avec les témoignages de Laura. Cette contribution fictionnelle prend la forme des sept Intermezzos qu’elle insère entre les treize livres du roman de la narratrice. Portant tous le titre, « Darin nachzulesen ist, was die schöne Melusine im Jahre

1964 aus dem Roman Rumba auf einen Herbst von Irmtraud Morgner in ihr [...]

32 Roland, Barthes, dans « Le discours de l’Histoire », paru dans Information sur les sciences sociales, vol. 4,

août 1967, distinguait entre le référent histoire, soit l’histoire telle qu’elle existerait indépendamment du langage, le signifié-histoire, ou l’histoire dans son existence linguistique (le vécu, une expérience de l’histoire déjà articulée dans du langage), et le signifiant-histoire, soit l’histoire comme l’ensemble des différentes représentations possibles de ce signifié-histoire, ici les récits produits. Lorsque je me réfère à ‘différentes versions de l’h/Histoire’, je tiens simplement à souligner la dépendance de l’‘Histoire’, comprise comme « Grand Récit » à prétention de vérité et n’assumant souvent plus sa nature narrative, sur un ensemble de récits (« petits récits » dans les termes de J.-F. Lyotard). La réflexion de Lyotard sur la narrativité a nourri l’ensemble de ma réflexion pour cette thèse.

Melusinisches Buch abschrieb », ces Intermezzos reprennent, tel qu’annoncé, des extraits

d’un roman de Morgner interdit de publication en 1965 : Rumba auf einen Herbst. Roman (1992)33. Selon les notes de Morgner, commentant dans une entrevue les raisons de l’interdit de publication : « Begründung der Zensur war : skeptizistisch durch und durch bis

zum Nihilismus, ein Buch des enthemmten Individualismus »34. En se permettant d’insérer ces extraits dans son roman, c’est comme s’il s’agissait pour Morgner de prouver, en pied de nez à la censure, qu’il existe une vérité propre à la fiction, et que celle-ci, quoique honnie pour son « enthemmten Individualismus », se trouve en mesure d’apporter une contribution valable et effective au modèle d’écriture réaliste socialiste approuvé par l’État.

Comme on l’a vu, la narratrice-Morgner a payé pour s’assurer des droits sur le manuscrit de Laura. Morgner ne pouvait souligner plus clairement au lecteur la relation d’appropriation qui lie le texte de sa narratrice – son propre texte, à titre de narratrice – au texte de Laura. Or le roman de l’auteure-Morgner, par le fait même du collage qu’il opère entre les Intermezzos et le texte de la narratrice (et par ce biais avec les témoignages de Laura), noue un rapport différent à ses textes-sources, instaurant une ébauche de dialogue à plusieurs voix, première tentative peut-être pour mettre en place une économie dialogique. Son roman se présente finalement comme un curieux exercice de montage, la production de l’effet-collage nécessitant le maintien de la différence entre les matériaux relevant de la représentation réaliste et de la représentation fictionnelle ; le montage rendant possible le dialogue. Ponctuant après-coup d’épisodes fictionnels un espace textuel plus généralement réservé à la représentation réaliste, l’impression créée demeure toutefois celle d’un compromis, d’une fiction qui cherche encore timidement à s’affirmer et à faire la démonstration de ses pouvoirs, de sa légitimité.

33 Rumba auf einen Herbst. Roman. Munich, Deutscher Taschenbuch Verlag GmbH & Co, 1995.

34 Il s’agit ici d’un commentaire de Morgner tiré de sa correspondance à Paul Wiens du 19 mars 1966 (Fonds

Irmtraud Morgner). Correspondance à Paul Wiens, 19 mars 1966. Fonds Irmtraud Morgner. Cité par Rudolf Bussmann dans « Rumba auf einen Herbst und seine Geschichte. Ein Nachwort von Rudolf Bussmann » dans Irmtraud Morgner, Rumba auf einen Herbst. Frankfurt a. M., Deutscher Taschenbuch Verlag, 1995, p. 321- 336.

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