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Il était une fois le patriarcat : récit inaugural de la Trobadora

Chapitre IV : Séduction et mensonges du conte dans Leben und Abenteuer

B. Réécriture du conte de la Belle au bois dormant ou la difficile entrée de la femme dans

B. 1 Il était une fois le patriarcat : récit inaugural de la Trobadora

Au tout début du roman, la narratrice nous rapporte, selon les termes même du titre du premier chapitre, « was Laura von Beatriz de Dia über deren wunderseltsame Her- und

Rückkunft anfänglich erfährt ». Si le récit de la Trobadora se laisse effectivement lire

comme une réécriture du conte de la Belle au bois dormant, il s’agit d’une réécriture qui déçoit toutes les attentes créées par l’original. En effet, de toutes les merveilles attendues du conte, aucune ne se réalise. Ainsi, ce n’est pas le baiser d’un prince qui éveille la Trobadora de son sommeil de 808 ans, mais les jurons d’un ingénieur, nouveau héros des temps modernes et de la raison instrumentale, personnage qui ne sera d’ailleurs jamais désigné par un nom, mais uniquement par la fonction qu’il occupe, « der Ingenieur ». Responsable de la construction d’une autoroute, celui-ci se trouve soudainement confronté à l’obstacle inattendu que représente pour lui cette merveille (Wunder) qu’est le château de la Trobadora, château entouré de massifs de roses, merveille dont il ne sait que faire et qui risque fort de ralentir les progrès des travaux qu’il doit accomplir. Tel que prévu dans la forme du conte, la Trobadora tombe amoureuse de l’homme qui l’a tirée de son long sommeil, mais, ce phénomène se trouve expliqué de façon pour le moins prosaïque et

130 Roland Barthes, Le discours de l’Histoire, op. cit.

131 Hayden White, Content of the Form. Narrative Discourse and Historical Representation, Baltimore, The

circonstancielle : « Als sie die Schlafkrumen aus den Augen gerieben hatte, verliebte sie

sich augenblicklich infolge übermäßiger Enthaltsamkeit in den Ingenieur »132.

On ne s’étonnera pas trop du fait que, dans le récit de cet épisode, les codes du conte ne tiennent plus. On pourrait d’ailleurs penser que la Trobadora a consciemment recours à cette forme de récit pour démontrer, d’entrée de jeu, à quel point cette structure narrative est dépassée et assurément inadéquate pour rendre compte de son expérience au vingtième siècle. Elle lui sert ironiquement de repoussoir. N’oublions pas que la Trobadora, née en 1130, est contemporaine de Chrétien de Troyes, né lui-même en 1135. À cette époque déjà, le temps des légendes est chose du passé, le matériel légendaire ayant été retravaillé par le conte, et celui-ci repris en charge par le roman courtois. Le recours à la forme du conte semble donc surtout servir à la Trobadora à souligner l’absence de correspondance entre ce que promet le récit – le scénario proposé – d’une part, et le réel de l’autre. En bref, elle insiste pour souligner ce constat incontournable que le Don Quichotte n’arrivait pas à faire, et nous montrer ce qu’il n’arrivait pas à voir ou à accepter, déchiré qu’il était entre le Livre et le Monde. Sa volontaire mise en évidence de la fracture entre idéal et réel – thème qui réapparaîtra encore et encore sous une forme ou une autre dans ce roman – , pourrait également relever d’un exercice d’autodérision : ayant pris conscience de s’être malgré tout laissée prendre au jeu, à la séduction du conte et aux mensonges qu’il propose, voici arrivée l’heure d’un très dur réveil. Mais, déçue, la Trobadora l’aura surtout été par le fait qu’à son réveil rien de ce qui lui arrive ne corresponde à ces attentes qui l’avaient amenée à prier Perséphone d’avoir recours à un sortilège pour lui permettre de connaître le vingtième siècle. En réalité, elle avait espéré moins un conte de fées que les merveilles d’une Histoire dont la logique interne aurait dû assurer, en quelque 808 ans, l’élimination de toute forme de patriarcat. À moins que l’on ne doive justement parler, en songeant à sa désillusion, d’une mise à l’épreuve de ce conte de fées moderne que représenterait l’Histoire, conte dont la structure narrative promet de mener inévitablement vers ce point d’aboutissement qui serait, non pas la délivrance de la Belle au bois dormant

par un prince qu’elle épousera ultérieurement, mais par la disparition du patriarcat. Conte de fées moderne donc, et surtout conte de fées féministe, qui la promet à un désenchantement certain, puisque de toute évidence, l’Histoire ne tient pas ses promesses.

Si le récit de la Trobadora nous montre clairement que ses attentes, suggérées par la forme du conte, sont déçues, tout comme celles qu’elle a pu entretenir quant à l’acheminement de l’Histoire vers l’éradication du patriarcat, il nous démontre également que toute croyance dans le Progrès comme phénomène linéaire et « cumulatif », liant une période historique à une autre et une tradition à l’autre, demeure illusoire. En effet, le code symbolique et social de l’amour courtois propre au Moyen Âge avait comme principal défaut de ne pas permettre la prise de parole des femmes comme sujets du langage et du désir. Ainsi, dans un récit subséquent fait à Laura, la Trobadora admettra que, pas plus que la Belle au bois dormant de la légende, elle n’a choisi librement de quitter son époque mais qu’elle a dû fuir, menacée qu’elle était d’être enfermée pour cause de comportement inapproprié pour une femme de son époque. Dans un premier temps, il aurait pu sembler que le progrès dictait simplement qu’on élargisse à la femme les prérogatives courtoises déjà acquises à l’homme. Or, dès son arrivée au vingtième siècle, la Trobadora constatera que, non seulement le patriarcat n’a pas disparu, mais que la femme a, entre-temps, perdu les prérogatives et privilèges que lui assuraient du moins la société courtoise. C’est une véritable douche froide qui accueille la Trobadora à son réveil au vingtième siècle : au lieu de se voir présenter une demande en mariage par un prince charmant au moment du réveil, la Trobadora se voit reléguée au rang d’artefact historique et, avec son château, l’objet d’un marchandage serré entre l’Ingénieur et son Sprengmeister (chef artificier133), marchandage que l’Ingénieur conclut d’ailleurs froidement en ces termes : « Fünfundvierzig Prozent für

dich und das Weib »134. Mais la Trobadora refuse de se laisser décourager (« Zwei

132 Leben und Abenteuer, chap. 1, livre 1, p. 14.

133 Selon la traduction de E. Sinnassamy, Vie et aventures de la Trobairitz Béatrice, op. cit., p. 16. 134 Leben und Abenteuer, chap. 2 , livre 1, p.16.

Unmenschen machten noch kein Patriarchat, es war alles nicht so schlimm. »135) Son optimisme se trouve malheureusement mis à mal lorsqu’au sixième chapitre, intitulé « Darin schließlich wieder ein Mann vorkommt », la Trobadora se trouve victime d’un viol, épisode qui nous est résumé en ces mots : « Sie wehrte sich mit aller Kraft. Da schlug ihr

der Mann die Lippen blutig, überwältigte sie mit dem Gewicht seines fetten Leibes, beschimpfte sie unflätig und erleichterte dabei seinen Beutel. Wie man eine Notdurft verrichtet. »136 En d’autres mots, les rapports amoureux se trouvent désormais réduits à leur plus simple expression dans un contexte de complète dé-idéalisation. Émancipée simultanément de la logique du merveilleux du conte et des fonctions d’idéalisation et de sublimation imposées par le code de l’amour courtois, la modernité ne semble plus reconnaître à la femme d’autre valeur qu’économique ou sexuellement négociable.

Quoiqu’ait semblé nous promettre la narratrice dans ses Vorsätze, ce n’est pas la démonstration des pouvoirs d’enchantement du conte que nous fait la Trobadora dans ce récit inaugural, mais le récit des pouvoirs de désenchantement du réel. Reprenant le motif de la Belle au bois dormant et jouant avec cette notion de « désenchantement » qu’elle emprunte à Weber137, Morgner lui fait signifier, non plus simplement le moment libérateur qui fait cesser l’enchantement imposé par Perséphone, faisant émerger la Trobadora de son sommeil, lui rendant la vue et l’exercice de son entendement, et lui ouvrant ainsi la porte d’un nouveau monde et d’une nouvelle vie, mais surtout le moment négatif du désenchantement entendu comme désillusion. Paradoxalement, ce désenchantement peut être conçu comme libérateur, à l’image de cette sortie d’un sommeil qui aura perduré bien

135 Leben und Abenteuer, chap. 3, livre 1, p. 18. Avec la mise en série des deux phrases que je viens de citer

(«Fünfundvierzig Prozent...» et «es war alles nicht so schlimm»), qui concluent respectivement les chapitres deux et trois du livre 1, ainsi que la phrase citée plus haut (« Als sie die Schlafkrummen ... infolge

übermäßiger Enthaltsamkeit in den Ingenieur ») qui conclut le premier chapitre du premier livre de Leben und Abenteuer, le ton est donné pour un déboulonnage en règle des illusions de la Trobadora.

136 Leben und Abenteuer, chap. 7, livre 1, p. 25.

137 Dans les termes de Max Weber, « Entzauberung der Welt ». Dans L’Éthique protestante et l’esprit du

capitalisme, le sociologue allemand Max Weber lie la notion de « désenchantement du monde » au déclin de

la magie et des religions en tant que techniques de salut (Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du

au-delà du moment de son réveil effectif, sorte de « fausse conscience », de voile idéologique, dans lequel l’auraient maintenu les attentes et illusions inspirées par les différents récits qui l’habitent et structurent son imaginaire, celles du conte, du roman courtois ou du récit linéaire et téléologique de l’Histoire et du progrès. Cet inéluctable désenchantement se poursuivra d’un épisode à l’autre, tout au long du roman, au fil des amours de la Trobadora et de sa rencontre avec les nouvelles utopies et les nouveaux idéaux que lui suggéreront Mai 68, le socialisme est-allemand et, finalement, sa fascination pour la physique, reine des sciences. Ce processus de « désenchantement libérateur » ne sera rendu possible que du fait que la Trobadora, très tôt dans le roman, se lance résolument en avant, en quête d’un idéal, mais surtout, par le biais de cette quête, à la recherche de la place qui pourrait être la sienne dans l’Histoire et du rôle qu’elle pourrait y jouer en tant que femme et troubadour. Sur cette voie, elle devra procéder sans l’aide d’un modèle narratif tout fait qui lui permettrait d’organiser, de structurer son expérience, puisque la structure du conte ne prévoit nullement un tel mouvement vers l’avant, ne prévoit en fait aucune structure d’action, de quête, de devenir ou d’individuation pour le personnage féminin. Cela est absolument étranger au conte, dans lequel le mariage résout toutes les tensions et surtout assigne à la femme sa place dans l’ordre social, symbolique et donc dans la suite de l’h(H)istoire. La structure narrative que propose le conte demeure, à cet égard, profondément inadéquate. La Trobadora laisse donc derrière elle toute référence au conte et à la Belle au bois dormant. À quoi lui servirait en effet une structure narrative, qui ne prévoit aucune possibilité d’action, aucun scénario possible pour le sujet féminin, qu’un long sommeil suivi d’une délivrance opérée par l’action d’un agent extérieur, baiser de prince ou jurons d’ingénieur, action qui règle ensuite toute question par un mariage ou par un arrangement économique – la femme comme marchandise ? Le conte n’étant pas à même de donner forme au mouvement d’une action et d’un devenir, bref d’articuler la possibilité d’un quelconque « Tat » de la femme, la Trobadora devra, à partir de ce second 2003. Par opposition, l'idée de ‘monde enchanté’ renvoie à l'espace du conte, à un monde dans lequel la magie et le surnaturel sont régulièrement présents.

point de départ du roman, sorte d’heure zéro ou « Stunde null » de son histoire138, improviser et expérimenter avec la structure narrative du roman courtois. La réécrivant à sa manière, elle teste divers écarts et permutations possibles, cherchant à donner forme à son expérience et à articuler sa quête. Cette recherche d’une forme narrative qui permettrait à la femme de prendre sa place dans l’Histoire et, réécrivant ce récit, échappant à son cadre, d’accéder à l’écriture et de produire de nouvelles « histoires », est fondamentale pour l’économie de l’ensemble du roman et pour toute l’œuvre de Morgner, de Hochzeit in

Konstantinopel jusqu’à Amanda.

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