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Chapitre I : Réécriture et dialogue avec la tradition dans Hochzeit in Konstantinopel, Leben

B. Dialogue avec la tradition dans Hochzeit in Konstantinopel, Leben und Abenteuer et

B. 2 Dialogues entre narratrices et figures de la tradition

Dans chacun de ses textes, Morgner fait dépendre l’intrigue de la mise en scène d’un dialogue41 entre un personnage féminin contemporain, ainsi les narratrices Bele ou Laura, et une figure représentant une tradition spécifique. Dans Hochzeit in Konstantinopel, il s’agit du dialogue entre Bele et la tradition de la narration évoquée par le personnage de Schahrazade des Mille et une nuits. Dans Leben und Abenteuer, il s’agit du dialogue entre Laura, et les traditions de la poésie, du roman courtois et du conte évoquées par la Trobadora Beatriz mise en scène en Belle au bois dormant et en Trobadora. Dans le roman

Amanda, il s’agit du dialogue entre Beatriz et le personnage de Arke, fille de Gaïa,

représentante de la tradition du chant des sirènes et indirectement de la mythologie grecque, et via les Archives du Brocken, et avec la sorcière Amanda, porte-parole tout à la fois de la mythologie germanique du Moyen Âge et de la tradition carnavalesque à laquelle se réfère Bakhtine42. Quelle forme prendra dans chaque cas ce dialogue, comment évoluera-t-il d’un texte à l’autre, qu’auront en commun ces différentes mises en scène du rapport à la tradition et quelle cohérence dessineront-elles ? Voilà quelques-unes des questions qui guident ma lecture.

Dans Hochzeit in Konstantinopel, en racontant, soir après soir, un conte à son physicien de mari dans l’espoir de parvenir à l’initier à un autre langage que celui de la rationalité scientifique, Bele imite le geste de Schahrazade en appelant à sa rescousse tous les pouvoirs de séduction de la narration. Ce faisant, elle noue un triple rapport à la tradition. Une prise en compte du texte de la notice éditoriale signée Bele H, intitulée

Nachbemerkung der Verfasserin, c’est-à-dire, « Postface de l’auteure »43, et insérée à la fin

41 J'utilise ici le terme ‘dialogue’ dans un sens très large afin de qualifier les diverses formes de rapport à la

tradition mises en scène par Morgner, réservant à plus tard une référence à ce terme selon le sens que lui a octroyé Mikhaïl Bakhtine, La Poétique de Dostoïevski, op.cit.

42 Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la

Renaissance. Paris, Gallimard, 1970, 471 p.

de l’ouvrage, permet d’en saisir la nature. Dans un premier temps, Bele se met elle-même en scène en tant que conteuse, reprenant le geste original de Schahrazade dans une performance relevant de la tradition orale. Dans un deuxième temps, en tant que narratrice, elle procède par les moyens de l’écriture à une « performance » ou mise en scène des contes racontés à son mari, dans le cadre d’un journal intime rédigé à la première personne. Dans un troisième temps, à titre d’auteure, elle procède, toujours par le biais de l’écriture, à une performance ou à une mise-en scène, à la fois du geste de Schahrazade et du texte du journal intime, dans le cadre d’un texte à la troisième personne prévu pour la publication. Morgner construit son texte comme une série de représentations successives attribuées à Bele, qui laissent transparaître à chaque étape, sans les camoufler, les traces des interventions de cette dernière. Toute écriture apparaît dans cette perspective comme étant toujours déjà réécriture, travail de re-présentation procédant à partir de textes et de récits plus anciens, une économie narrative que Morgner nous présente encore et encore dans ses romans, ainsi par le biais du réseau complexe des relations qui lie les uns aux autres les textes des narratrices de chacun de ses romans et certains textes clés de la tradition. C’est déjà toute la problématique de l’écriture, de la réécriture et du rapport à la tradition, que Morgner développe plus avant dans sa trilogie, qui se trouve esquissée dans Hochzeit in

Konstantinopel.

Le personnage de Bele ne se contente pas d’imiter le geste de Schahrazade, loin de là : elle innove en transposant celui-ci de l’oralité à l’écriture. Renégociant ainsi pour elle- même cet important passage, elle s’approprie les pouvoirs spécifiques à l’écriture, qui permet l’évocation et la représentation de voix absentes ainsi qu’une mise en scène de l’oralité. Elle permet enfin, chose cruciale, l’instauration de cette distance entre soi et le texte qui rend possible l’ironie et la dimension critique44. En d’autres mots, le texte de

Hochzeit in Konstantinopel reprend et rejoue – l’allusion à la théâtralité n’est pas fortuite –

non seulement le texte des Mille et une nuits et un épisode de la vie de Bele, mais également à un autre niveau, l’histoire du passage de l’oralité à l’écriture, thématique

centrale des trois romans de Morgner. Ce passage à l’écriture modifie fondamentalement la situation de réception et d’adresse du texte de Bele, qui s’ouvre désormais à un auditoire potentiellement illimité de lecteurs, brisant son enfermement dans le dialogue avec soi, qui caractérisait la forme du journal intime et dans le huis clos d’un dialogue conjugal sans perspective.

Dans Leben und Abenteuer, le rapport à la tradition prend une forme plus concrète puisque Morgner donne voix à la tradition en octroyant le statut de personnage à Beatriz, rendant ainsi possible un face-à-face entre cette représentante du conte, de la poésie et du roman courtois d’une part, et Laura Salman de l’autre. Cette dernière se lie d’amitié avec la Trobadora, devient officiellement sa ménestrelle et, imitant son style trobadoresque, rédige bientôt des textes pour elle, assumant ainsi peu à peu ce rôle d’auteure que sa fonction de ménestrelle ne prévoyait pas au départ. Durant ce temps, Beatriz cherche en vain à retrouver sa vocation de Trobadora en cherchant à se gagner accès à ce statut d’auteure que, pas plus le monde contemporain que la tradition du roman courtois, ne semblent prévoir pour la femme. Dans un effort désespéré pour trouver sa place dans ce monde et pour adapter son art à la réalité d’une société qui, tout en octroyant un rôle fondamental aux auteurs définit de façon très étroite le rôle qu’elle leur attribue, elle travaille d’abord pour un cirque, puis, donnant sa démission, rationalise bientôt sa production littéraire en développant une étrange machine à vers (Versschmiede)45 et, plus généralement, tente d’adapter sa production aux spécifications de la politique littéraire de Bitterfeld46. Mais, la primauté de la prose et de l’écriture sur la poésie et l’oralité, la fonction politique imposée à la littérature et parallèlement la conception du travail d’écriture qui lui est imposée, constitueront pour elle autant d’obstacles infranchissables. Finalement, semblant

44 Premiers chapitres de Paul Zumthor, La lettre et la voix. Op. cit.

45 Au chapitre intitulé :« Darin das vorläufige Ende der Irrfahrten in der DDR und eine pragmatische

Erfindung der Trobadora geschildert werden. » (Leben und Abenteuer, chap. 21, livre 4, p. 166).

46 « La ‘Voie de Bitterfeld’ tire son nom d’une réunion qui s’est tenue le 24 avril 1959 dans le palais de la

Culture du complexe électronique de Bitterfeld. Près de 300 ouvriers-qui-écrivent et 150 écrivains ainsi que des représentants de l’État et du SED se sont retrouvés lors de cette première ‘conférence de Bitterfeld’ pour

réconciliée à son sort et ayant en tout état de cause abdiqué, elle abandonne la création et disparaît du roman avant la fin de celui-ci. À sa mort, Laura, signant pour la première fois de son propre nom un manuscrit constitué d’une série de témoignages écrits en hommage à son amie disparue, accède au statut d’auteure. Dans Amanda, à peine revenue à la vie, l’ex- Trobadora Beatriz, devenue sirène, se voit instruite par Arke, qui réécrit à sa façon le célèbre épisode des sirènes tiré de l’Odyssée d’Homère – une reprise déjà, de la mythologie grecque – , de sa mission et du rôle qu’elle est appelée à jouer en tant qu’héritière d’une tradition plus ancienne encore que celle des troubadours. Mais, étant revenue à la vie sans voix et sans mémoire, la sirène Beatriz doit constater l’impossibilité de s’inscrire dans la suite de cette tradition et n’aura d’autre choix que de s’investir dans un projet d’écriture.

La similarité entre les trois textes de Morgner tient tout d’abord à leur mise en scène d’un dialogue avec la tradition, mais également à l’enjeu qui motive l’établissement de ce dialogue. Quel est-il ? Qu’ont en commun les situations vécues par les personnages et surtout, qu’est-ce qui semble rendre nécessaire le recours au dialogue ? Chacune des narratrices prend conscience, d’une façon ou d’une autre, de la menace que représente l’hégémonie de la raison instrumentale et de son monopole sur la représentation. Dans

Amanda, cette menace semble confronter l’humanité à l’éventualité d’une annihilation

imminente. Mais Morgner ne cherche pas à faire le procès de la rationalité instrumentale47 : enregistrant la menace, elle procède plutôt à un certain nombre d’expérimentations fictionnelles, confiant à ses narratrices la tâche d’explorer par le biais du dialogue la possibilité de « réactiver », dans un cadre contemporain, certaines des structures narratives propres aux traditions tombées dans l’oubli. À la lecture de Hochzeit in Konstantinopel, de

Leben und Abenteuer et de Amanda, il apparaît clairement que l’intervention au vingtième

siècle de représentantes des différentes traditions mise en scène par Morgner ne correspond réfléchir sur les rapports peuple/culture, monde du travail/art, etc. ». Note de la traductrice de l’édition française, Evelyne Sinnassamy, dans Vie et aventures de la Trobairitz Béatrice. op. cit., p. 395.

47 Sa référence est bien sûr l’ouvrage de Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, Dialektik der Aufklärung :

Philosophische Fragmente. Première éd. Social Studies Association, Inc., New York, 1944. Trad. française : La dialectique de la raison. Paris, Gallimard, 1974.

pas à l’irruption de quelque voix absolument autre, mais à la ré-émergence de voix constitutives et fondatrices de la pensée occidentale, dont la mise au silence est étroitement liée à l’histoire hégémonique de la raison instrumentale. C’est à rebours l’histoire de cet effort mal guidé d’ordonnance du monde que Morgner retrace d’un texte à l’autre.

Dans Hochzeit in Konstantinopel, c’est non seulement le bonheur conjugal de Paul et de Bele, ou encore la possibilité d’une communication entre hommes et femmes qui se trouve menacée, mais par delà, la possibilité d’une communication fructueuse entre pensée scientifique et pensée créatrice. Par le biais des pouvoirs de séduction de la narration, Bele cherche à amener son mari à se risquer hors de l’enfermement et de la clôture discursive à laquelle le condamne le monologisme d’un discours marqué au sceau de la rationalité scientifique et d’une idéologie patriarcale n’admettant aucune logique qui lui soit étrangère. Derrière la façade apparemment idyllique de ce voyage de noces au pays des Mille et une

nuits, transparaissent rapidement les failles d’une relation qui ne durera pas plus que le

temps du voyage, le temps qu’il faudra à Bele pour mener à bien, selon les termes qu’elle utilise, son « expérimentation », et d’en tirer les conséquences.

Si c’est prise dans le huis clos d’un face-à-face conjugal sans issue que Bele sent le besoin de faire appel aux pouvoirs de la narration à la manière de Schahrazade, c’est engagée dans une lutte quotidienne avec la dure réalité de l’’utopie’ socialiste est- allemande que Laura, protagoniste de Leben und Abenteuer, mère et travailleuse, se découvre une alliée inattendue en la personne de la Trobadora. Morgner met cette fois en scène les difficultés d’une collaboration et d’un dialogue fructueux entre l’utopie socialiste d’une part et le merveilleux et l’idéalisme de l’autre. L’irruption de l’anachronique Trobadora dans l’univers de Laura agit comme un véritable révélateur d’un monde dépouillé de tout merveilleux. La figure de l’anachronisme permet à Morgner de créer un effet de « Verfremdung » au sens de Brecht, de distanciation, qui rend étranger dans le but de mieux rendre visible, et laisse entrevoir au lecteur la société est-allemande par les yeux d’une Trobadora vite désabusée.

Dans Amanda, Morgner thématise la menace qui pèse sur l’avenir de l’humanité et d’une planète que la guerre et la destruction de l’environnement promettent à une catastrophe imminente. Elle thématise également la menace pesant sur le psychisme de la femme, divorcée de sa moitié non-rationnelle. Cherchant à comprendre comment l’humanité a pu en arriver à ce point et s’efforçant de trouver des stratégies qui permettraient de lutter contre cette dérive, la sirène Beatriz cherche à trouver la source du mal. Mise sur la piste par l’oracle du « Griechisches Vorspiel », elle interroge divers récits issus de la mythologie grecque portant sur l’origine du monde, et surtout sur le mythe de Pandore, qui lie apparition de la différence sexuelle et émergence de tous les maux de l’humanité. De façon parallèle, elle relate les négociations difficiles qui ont cours entre Laura et la sorcière Amanda en vue d’une éventuelle réunification qui semble promettre l’espoir d’une réforme de cette humanité toujours amputée de la moitié de ses pouvoirs et de sa sensibilité. Alors que Laura tente, par les moyens de l’alchimie et de la sorcellerie, de se gagner quelque maîtrise sur sa vie personnelle, son double Amanda poursuit sa lutte et ses actions politiques en vue d’une reconquête de l’imaginaire et le renversement du pouvoir patriarcal du Brocken.

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