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Réécriture de la vie de Laura-Amanda dans Amanda Ein Hexenroman

Chapitre I : Réécriture et dialogue avec la tradition dans Hochzeit in Konstantinopel, Leben

A. Réécriture dans les deux premiers tomes de la trilogie Salman

A. 3 Réécriture de la vie de Laura-Amanda dans Amanda Ein Hexenroman

Hexenroman

Dans le cadre du roman Amanda, la Trobadora Beatriz, devenue sirène, au seuil de sa troisième vie, reprend la matière du roman de Morgner dans le but de réécrire la vie de Laura Salman et intègre à ce roman biographique annoncé un roman ayant pour objet son propre travail d’écriture. Le roman Amanda. Ein Hexenroman s’intéresse toujours, à la suite de Leben und Abenteuer, à la paire Laura-Beatriz, mais chacune des protagonistes a droit cette fois, à son propre roman. La chose se complique du fait qu’il faille désormais prendre en compte la double vie de Laura, devenue Laura/Amanda, et la double vie de Beatriz, Trobadora Beatriz d’alors et sirène Beatriz du présent, cette dernière tentant de retrouver la mémoire de sa vie antérieure par le biais d’un travail d’enquête sur la vie de Laura. À partir de là, la relation binaire et relativement simple qui liait les deux femmes, figure d’un dialogue à deux hérité du modèle amoureux, se démultiplie et devient dans

Amanda le dialogue entre des voix multiples, divers personnages, mais également avec les

diverses voix de la tradition35. Par ailleurs, le dialogue qui émergeait timidement dans

Leben und Abenteuer, entre représentation réaliste d’une part et fiction de l’autre, se

complexifie : dans Amanda l’espace romanesque s’ouvre à quelque chose qui n’est plus de l’ordre du montage mais d’une intertextualité généralisée ; le travail de la représentation ne s’y exerce plus que sur un matériau qui est toujours déjà représentation.

Avec ses trois vies et ses trois renaissances, la Trobadora Beatriz évoque la figure de Faust, le destin du personnage bien sûr, mais aussi celui du célèbre texte de Goethe,

35 Mon usage du terme « voix » dans la suite du texte est informée par ma lecture de Mikhaïl Bakhtine, La

Poétique de Dostoïevski. Op. cit., mais également par celle de Paul Zumthor, La lettre et la voix, portant sur la

littérature médiévale : « (...) l’‘oralité’ est une abstraction ; seule la voix est concrète, (...) » (Paris, Seuil, 1987, 346 p., p. 9). Dans Essai de poétique médiévale (1972), Zumthor signalait l’aspect ‘théâtral’ de toute poésie médiévale. Dans La lettre et la voix, il tente de définir cette théâtralité. Zumthor : « Mon point de vue ici est celui de l’œuvre entière, concrétisée par les circonstances de sa transmission et la présence simultanée, en un temps et un lieu donnés, des participants de cette action » (Paul Zumthor, ibid., p. 10).

pièce de théâtre trois fois réécrite. Les diverses réécritures du récit de la vie et des aventures de Beatriz-Laura évoquent effectivement la façon dont Goethe, à différents moments de sa vie, réécrit par trois fois son Faust à partir de la légende, rédigeant une première ébauche à partir de la légende, un premier Faust marqué par le romantisme et finalement, à la toute fin de sa vie, un second Faust, pièce plus symbolique et philosophique, cherchant à nouer un dialogue entre la mythologie grecque et la mythologie germanique médiévale. Le travail de réécriture de Goethe offre un modèle à Morgner. Suivant celui-ci, elle met en scène, dans la conclusion de son propre roman, la rencontre de deux univers : celui des sirènes introduites dans le Griechisches Vorspiel, tradition dont la sirène Beatriz a perdu la mémoire, et celui des sorcières du Brocken, tradition dont est issue Laura et dont elle s’est trouvée coupée par sa séparation d’avec son double sorcier. Les deux femmes suivent un parcours différent, mais le travail à faire de part et d’autre pour parvenir à dialoguer avec la tradition est comparable. Enquêtant à la fois sur la mythologie grecque – son voyage en Grèce, les récits de Chariklia – et sur la mythologie germanique – les archives du Blocksberg – , la sirène Beatriz nous présente le dialogue amorcé par elle-même, et par Laura, avec les voix oubliées des traditions qui les habitent.

Dans Leben und Abenteuer, puis dans Amanda, Laura, Morgner et Beatriz assument tour à tour les fonctions de narratrice et d’auteure. Mais elles n’auront pas été « auteures » au même titre. Ainsi, dans Leben und Abenteuer, dès leur première rencontre, une inégalité fondamentale caractérise les rapports de la paire Laura-Beatriz, la Trobadora Beatriz y figurant le « grand homme » et Laura l’obscure collaboratrice. La Trobadora est celle qui, tel Ulysse, après un long voyage, revient finalement au foyer que représente pour elle le Berlin d’une Laura-Pénélope attendant impatiemment de ses nouvelles et à qui elle raconte ses aventures. Le rapport qui lie les deux femmes devient vite contractuel, la Trobadora engageant formellement Laura à titre de ménestrelle, à l’image du Don Quichotte engageant Sancho Pança comme écuyer, mais un Sancho Pança qui, suite à la mort de son Don Quichotte, aurait pris la plume afin de rendre hommage à ce dernier. Inégalité donc, dès le départ, face au travail de création puisque, traditionnellement, le ménestrel n’est

qu’un simple exécutant, son travail relevant de la performance et non, tel le troubadour, de la création, activité plus valorisée. Cette hiérarchie sera vite bousculée et remise en question, Laura, mais également on l’apprendra plus tard, la sorcière Amanda, écrivant bientôt des textes pour venir en aide à une Trobadora en panne d’inspiration. Que doit-on conclure ? À la faillite du paradigme de création et à l’impossibilité désormais d’un auteur- démiurge, sujet autonome et origine du Verbe ? Morgner semble tout au moins suggérer que, comme Laura et Beatriz dans le cadre du roman, un paradigme ne va pas sans l’autre. J’émets l’hypothèse que Morgner cherche à déconstruire l’opposition entre performance et création, suggérant d’une part que la production de la « vérité » du verbe de l’Auteur dépend en réalité du mouvement des « mensonges » de la performance, c’est-à-dire de la répétition36 et de la reprise, du mouvement de la narration, de la réécriture, et d’autre part qu’un dialogue constant entre les deux est nécessaire.

Alors que, dans Leben und Abenteuer, Laura, ayant produit son texte de témoignages, décline toute compétence et toute prétention au statut d’auteure, la narratrice- Morgner se présente d’emblée dans les Vorsätze comme une auteure professionnelle. Les deux femmes recréent ainsi entre elles le rapport d’inégalité qui existait entre Laura et la Trobadora, entre performance et création. Et pourtant, par sa fonction même, le travail de la narratrice, héritière de la conteuse dans le monde de l’écrit, se situe bien du côté de la performance. C’est effectivement par le biais de ses narratrices que, dans son œuvre, Morgner parvient à mener plus avant son expérimentation sur la performance et la réécriture et à développer celle-ci comme un outil privilégié de dialogue avec la tradition. À son tour, en retravaillant le texte de la narratrice, l’auteure-Morgner tentera d’expérimenter

36 Dans son essai intitulé, « Tradition and Experience :Walter Benjamin's On Some Motif in Baudelaire »,

Andrew Benjamin souligne l’importance de la répétition pour le rapport à la tradition et l’économie qu’elle instaure : « In that instance the importance of repetition was that it involved a repeating that took over and handed on. Repetition became that through which the tradition was continued. The same was never the same because it was supplemented by its own repetition.» (Benjamin, Andrew éd., « Tradition and

experience :Walter Benjamin's On some motif in Baudelaire » dans The Problems of Modernity, Adorno and Benjamin. Warwick Studies in Philosophy and Literature, The University of Warwick, Routledge, 1991).

plus avant avec la réécriture comme outil de dialogue, poussant plus loin l’idée de cet « andre Tat » évoquée par l’exergue de Leben und Abenteuer.

Il est intéressant de noter que, contrairement aux narratrices de Leben und

Abenteuer, Laura et la narratrice-Morgner, qui ne se posaient apparemment pas la question

de leur compétence narrative ou de leur capacité à produire un récit véridique, que cela soit sur le mode des témoignages ou de la biographie historique, la sirène Beatriz avoue dès le premier chapitre avoir ignoré jusque là de nombreux aspects de la vie de son amie : « Ich

hatte die Frau eben als Spielfrau angestellt. [...] Aber vom Geheimnis ihres Lebens habe ich bis zu meiner Beerdigung nichts erfahren ». Le changement de ton est marquant. On

peut supposer que, par sa mort, la sirène Beatriz s’est gagnée une omniscience lui permettant de prendre conscience de l’ignorance relative qui avait été la sienne jusque là. Mais malheureusement, cette omniscience récemment acquise se retrouve vite obscurcie par l’intempestive perte de mémoire qui marque le moment de sa renaissance. Du moins sait-elle désormais qu’elle ne sait pas. C’est la conscience aiguë qu’elle a, à la fois des failles de sa mémoire et des limites de son savoir, qui sera la motivation de son enquête et de son travail d’écriture. Alors que, dans Leben und Abenteuer, Laura et la narratrice- Morgner assumaient respectivement leurs rôles de témoin et d’auteure de biographie comme allant de soi, la sirène Beatriz aborde le travail d’écriture comme un travail d’enquête, à la recherche d’une vérité qui lui échappe, et non comme un travail de mise par écrit, de transmission d’une connaissance, d’un sens déjà acquis. Seule parmi ses consœurs mises en scène par Morgner dans l’ensemble de son œuvre, la sirène Beatriz semble assumer cette remise en question fondamentale du travail d’écriture, cette conscience de l’impossibilité qu’il y a d’assumer la position d’omniscience d’un auteur, sujet isolé, autonome, qui sait tout et se conçoit comme créateur, point d’origine du discours qu’il produit. Ne pouvant assumer cette position de savoir et d’autonomie, qui lui échappe trop évidemment, la sirène Beatriz reconnaît qu’elle dépend des sources écrites et orales qui lui sont accessibles et s’intéresse simultanément aux diverses programmations narratives qui la déterminent et qui marquent son travail d’écriture. La reconnaissance des limites de la

connaissance rend nécessaire le dialogue avec l’Autre absent de la tradition, dialogue qui devient possible grâce à la réécriture.

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