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Le conte de la narratrice : re-présentation, collage et fonction critique

Chapitre III : Séductions et mensonges du merveilleux de la Gauklerlegende à Leben und

B. Performance et travail de représentation dans Gauklerlegende

B. 2 Le conte de la narratrice : re-présentation, collage et fonction critique

La narratrice Wanda, ayant recours à une logique de reprise narrative similaire à celle utilisée par Morgner dans Hochzeit in Konstantinopel, nous « représente » son propre récit en l’insérant dans un dispositif narratif plus large comprenant exergue, prologue et épilogue. Cela lui permet de commenter ironiquement sur sa propre incapacité, en tant que protagoniste, à donner suite, dans le réel, à son travail de création. Considérons les éléments narratifs qu’elle vient ajouter au récit de création de la protagoniste, soit le prologue, l’épilogue et l’exergue. L’action du prologue et celle de l’épilogue se déroulent sur la scène du « réel » et non plus sur la scène de l’imaginaire, comme c’était le cas pour le récit de création. L’exergue se présente quant à lui comme une citation, sorte de mini-récit poétique attribué au personnage historique Jaufré Rudel von Blaia, troubadour et père putatif de Rade.

Dans le prologue, reprenant à ses fins et de façon ironique la forme du conte, le récit de la narratrice, s’ouvre sur la formule « es war » et se conclut par le biais d’un « wenn sie

nicht gestorben sind, leben sie noch heute glücklich und zufrieden »119. Ce faisant, la narratrice transforme le récit de création de la protagoniste en conte. Sa phrase d’ouverture, « Es war ein Mann, Hubert mit Namen, der konnte Theorien machen. Und es war eine

Frau, Wanda geheißen, die befleißigte sich auch »120, reprend bien le « Il était une fois... », le « Es war einmal... » du conte traditionnel pour le réécrire de façon significative sous la forme d’un « Il était deux fois... », mais d’un « Il était deux fois... » qui souligne surtout l’asymétrie caractérisant le statut respectif des protagonistes du récit. Et de fait, alors que dans le prologue, la narratrice nous informe clairement des résultats de l’activité de Hubert – « Theorien », ce mot vient ironiquement prêter une aura de légitimité et de prestige à son

119 Gauklerlegende, p. 116. 120 Gauklerlegende, p. 7.

activité – et de la reconnaissance venue couronner son travail121, elle reste muette sur la nature de l’activité de sa protagoniste, ne lui attribuant aucun résultat, ou encore, si résultat il y a, celui-ci ne semblant pouvoir être évoqué par aucune nomination connue, qui soit à même de le désigner, de le rendre « visible » ou « réel ». De plus, si de l’homme il nous est dit qu’il s’investit dans un « faire », de la femme, simplement qu’elle « s’appliquait » ou « s’efforçait aussi » (« die befleißigte sich auch »). Le choix du verbe réfléchi (« sich

befleißigen ») évoque clairement la diligence et l’effort mais passe sous silence tout résultat

éventuel. On demeure loin ici du travail de création. En conclusion, ce petit paragraphe d’entrée en matière, quoique s’ouvrant sur un « Il était deux fois... » de bon augure, nous laisse face à une équation à « une » inconnue : il était une femme, elle avait une activité de nature incertaine n’ayant à ce jour aucun résultat connu ou qu’il soit possible de nommer, et n’ayant aucune perspective de reconnaissance sociale. Ainsi, la tâche est laissée au récit de tenter de nommer, de rendre visible, ce qu’il en est de cet « andre Tat » – que Morgner évoquera plus directement dans l’exergue de son roman Leben und Abenteuer : « ’Am

Anfang war die andre Tat.’ Beatriz de Dia » – (au sens médiéval, de ce geste) de la femme

et de Wanda, et d’inventer un scénario propre à rendre compte des résultats, de la fortune éventuelle d’un tel travail.

Le poème cité en exergue de la Gauklerlegende se laisse lire comme suit :

Gott der erschuf was kommt und geht und so die Liebe auch dort fern erfüll wonach der Sinn mir steht : laß mich die Liebe sehn dort fern doch leibhaft und so wohl bestellt daß Kammer oder Laubgezelt wie ein Palast sich mir erschließ.

121 La narratrice raconte: « Als sie einander begegneten, verliebten sie sich. In den ersten Wochen mieden sie

Bibliotheken, später kamen sie auf Gedanken. Mit denen promovierte Hubert. Seine Schrift wurde gedruckt. »

Jaufré Rudel von Blaia (um 1150)

Dans ce poème, le poète prie le Dieu de la création – « Gott der erschuf was kommt und

geht » – , que l’amour lui permette de s’élever au-dessus des contingences sociales et

matérielles de l’existence. Cette idée d’équanimité face aux contingences de l’existence, qui s’inscrit d’ailleurs en opposition à l’effort de maîtrise de la cybernétique, est évoquée par le biais des dénominations de « Kammer » (chambre) et de « Laubgezelt » (tente ou abri de feuillage), le souhait du poète étant que l’un et l’autre sachent le combler également, le satisfaire à l’égal d’un palais. Conditions de la vie moderne oblige – la difficulté d’obtenir des logements à Berlin –, ou réécriture bourgeoise de la forme du conte ?

En fin de texte, dans l’épilogue qui fait écho de façon étrangement prosaïque au poème de l’exergue, le souci du logement et de son ameublement prime sur les considérations amoureuses de l’exergue. La narratrice y précise qu’ayant fini de meubler leur appartement – qui ne l’était encore qu’à moitié en début de récit comme le précisait le texte de l’introduction – Wanda et Hubert se marièrent et vécurent heureux. Ainsi, tout semble rentrer dans l’ordre comme il se doit en clôture des contes, mais également des comédies où le mariage vient résoudre et effacer toutes les tensions. Sa rêverie close, Wanda se préoccupe désormais d’ameublement. Des maisons de poupées de l’exposition au logement de la protagoniste, le texte nous ramène à la case départ, soit à cette prosaïque question d’ameublement. Entretemps, les considérations bourgeoises et pragmatiques auront pris le dessus sur l’idéal d’amour et de détachement absolu prôné par le poème de l’exergue. Le passage de Rade dans la vie amoureuse de Wanda n’aura-t-il laissé aucune trace ? Il semblerait que l’on doive à nouveau conclure à une mise en échec de la logique du merveilleux.

Cette impression se trouve confirmée par le fait qu’en concluant son récit, la narratrice fait suivre presque immédiatement l’épisode de pillage du musée par les enfants, relaté au sixième jour du récit de création, par le geste de mise sous verre des dés de Wanda, qu’elle met en scène dans l’épilogue. Si l’épisode du musée nous montrait un groupe d’enfants s’emparant d’artéfacts, les arrachant de leur vitrine et pillant joyeusement,

l’épilogue de la narratrice nous raconte comment la protagoniste fait justement l’opposé de ce qu’ont fait les enfants : elle s’empare des dés – qui re-présentaient tout en les modifiant certains artéfacts du musée – et s’empresse de les remettre sous verre. Bref, à la logique de « dé-muséalisation », au bris des Schaukästen122 du musée, Wanda répond par un geste de « re-muséalisation », qui semble ré-instaurer le type de logique de conservation qui avait été remis en question par les gestes d’appropriation des enfants agissant sous l’œil approbateur de Rade. Comme si la mise en récit de cet épisode libérateur aurait dû suffire et comme si celui-ci devait maintenant être empêché d’influencer le réel. De même, alors que le travail de représentation auquel les dés servaient de support rendait possible l’intervention du jongleur Rade dans les intérieurs bourgeois des maisons de poupées, interférence qui permettait de modifier le sens des tableaux d’une culture morte et muséifiée, la narratrice met en scène un geste, le sien propre, qui prévient toute interférence future du jongleur sur la scène du réel. C’est comme s’il s’agissait encore une fois de protéger l’espace domestique et matrimonial et le quotidien de l’ingérence inquiétante de la logique subversive que Rade représente.

La narratrice désire-t-elle simplement porter à notre attention ses contradictions et ses réticences, son abdication à mettre en œuvre de la logique du merveilleux ? C’est comme si elle réalisait rétrospectivement qu’elle s’était trouvée incapable d’assumer la logique déployée dans son monde imaginaire et d’en tirer les conclusions qui s’imposaient pour la direction de son existence. Mais, tout comme dans Hochzeit in Konstantinopel, si elle souligne les limites d’une expérimentation, c’est dans le but de parvenir à en renouveler les termes. D’ailleurs, le geste de la protagoniste ne constitue pas la réponse finale à la question posée en introduction concernant la nature de l’« andre Tat » de la femme. En effet, le geste de la protagoniste est suivi de celui de la narratrice. Or, si cette dernière juxtapose de façon critique l’épisode de pillage du musée et le geste de la protagoniste, de façon à souligner la contradiction entre les deux, c’est dans le but d’inviter à une relecture du récit. En insérant le récit de création dans un cadre plus large, la

narratrice le place à une distance suffisante pour permettre au lecteur de le reconsidérer dans une perspective nouvelle, comme une production narrative ponctuelle et déterminée, motivée, limitée. Et que veut-elle suggérer ? Par-delà le recours au merveilleux dans le but de compenser les limites d’un réel insatisfaisant, par-delà un déploiement du merveilleux limité au seul domaine de l’imaginaire, la narratrice invite le lecteur à envisager ce que pourrait être une véritable confrontation du « réel » et du merveilleux.

Ce « faire » de la narration, ce geste de reprise et de re-présentation narrative, rendu possible par la performance du récit de création, permet d’introduire un effet d’ironie et surtout, l’émergence de la réflexion critique. Il va bien au-delà du geste de démiurge, ou d’un simple déploiement ludique du merveilleux. Ce qui est une façon d’insister sur l’insuffisance de la création, sur la simple fuite dans le merveilleux et l’enchantement, et sur la nécessité de lui adjoindre un travail de réexamen critique dont les moyens sont fournis par la narration, par le travail de re-présentation, par la réécriture. La mise en scène du geste de la protagoniste par la narratrice – c’est-à-dire le geste de la narratrice – , souligne autre chose que la faillite d’une expérimentation sur le déploiement du merveilleux. Elle nous fait la démonstration des pouvoirs de la narration.

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