• Aucun résultat trouvé

Désenchantement : « Natürlich ist dies Land ein Ort des Wunderbaren »

Chapitre V : Séductions et mensonges de l’idéal : réécriture du roman courtois dans Leben

A. Il était une fois le roman courtois

A. 4 Désenchantement : « Natürlich ist dies Land ein Ort des Wunderbaren »

Dès le quatrième livre du roman, qui en compte treize au total, plus exactement au chapitre vingt, la Trobadora réalise que le siècle dans lequel elle se retrouve n’est pas plus propice à la réalisation de sa vocation que celui qu’elle a quitté. Elle lance à Laura

„Was“, [...], „ich habe achthundertacht Jahre umsonst verschlafen, ich begreif plötzlich, daß ich meine Berufung nach wie vor verleugnen muß : mich. Kein Wunder daß ich keine ordentliche Anstellung finde. Die Sitten erlauben keine, man kann nicht finden, was es nicht gibt. Ein passiver Trobador, ein Objekt, das ein Subjekt besingt, ist logischerweise undenkbar. Paradox.“204

« Paradox » : on reconnaît là l’expression qu’utilisait la narratrice dans l’entrevue pour qualifier la possibilité d’existence d’une Liebessängerin au Moyen Âge205. Pas plus qu’au temps de la société courtoise, une telle occurrence n’apparaît possible au vingtième siècle. La Trobadora l’aura compris qui en tire rapidement ses conclusions :

„Jetzt befremdet mich auch nicht mehr, daß ich bisher keine Kollegin traf. Wenn weibliche Trobadors im Prinzip noch ebenso unstatthaft empfunden werden wie vor achthundert Jahren, gibt es auch nicht mehr als damals. Kannst du mir vielleicht sagen, wie ich Persephone zu weiteren achthundert Schlafjahren überrede ?“206

Elle persévère malgré tout alors qu’au tout dernier chapitre du livre quatre, intitulé « Darin

das vorläufige Ende der Irrfahrten in der DDR und eine pragmatische Erfindung der Trobadora geschildert werden »207, elle se lance dans l’aventure de la forge à vers, mécanisant l’acte poétique et en rationalisant la « production ». Trois tentatives d’écriture

204 Leben und Abenteuer, chap. 20, livre 4, p. 164-65.

205 « I.M. : Ein mittelalterlicher Liebessänger weiblichen Geschlechts ist paradox. » (Leben und Abenteuer,

chap. 11, livre 1, p. 39).

206 Leben und Abenteuer, chap. 20, livre 4, p. 165. 207 Ibid., chap. 21, livre 4, p. 166.

suivront, mais en vain. Dès le premier chapitre du huitième livre, Laura doit se résoudre à son tour,

[...] den Entschluß der Freundin, dem Trobadorberuf zu entsagen, als vernünftige und

logische Entscheidung. Leute, die mit dem Kopf durch die Wand wollten, bewirkten letztlich ebenso wenig wie solche, die mit dem Hintern an die Wand wollten. Den Männern jetzt schon die erotische Domäne zu nehmen, die letzte, die ihnen hierzulande offiziell zuerkannt würde, wäre nämlich taktisch geradezu unklug.208

Et affirme, pour sa part,

[...] den Trobadorberuf nicht für verfrüht zu halten, weil es keine Frauen gäbe, die sich als Subjekte empfänden, sondern weil die ihnen notwendigen besingenswerten Gegenstände als soziale Erscheinung noch fehlten beziehungsweise von den Sitten versteckt würden.209

Déjà bien avant qu’ait lieu cette discussion, Laura, ne constatant aucun signe de « literarisches Genesungszeugnis der Freundin »210, « begann abermals nach Mitteln zu

suchen die den Lebensgang von Beatriz de Dia positiv beeinflussen konnten. »211. Remarquant que son amie n’a pas encore trouvé d’amant, elle lui offre son ami Lutz qui, « (…) verglichen mit der Versschmiede, als Verbesserung und relativ geeignet, da er

verheiratet war und gewissengeplagt »212. Laura offre à la Trobadora un ancrage bien réel pour ses sentiments, mais surtout, en lui présentant un amant marié, elle lui offre rien de moins que l’équivalent d’une « dame », soit la possibilité de vivre un amour impossible qu’elle devra sublimer et idéaliser, qui lui permettra peut-être enfin de trouver l’inspiration nécessaire à la production de futurs exploits littéraires.

Malheureusement, les choses ne se passent pas comme Laura l’aurait souhaité, les amours de la Trobadora et de Lutz n’ouvrant à cette dernière aucune possibilité d’idéalisation malgré la fascination initiale ressentie par la Trobadora pour la tournure

208 Ibid., chap. 1, livre 8, p. 237. 209 Ibid., chap. 1, livre 8, p. 238. 210 Ibid., chap. 1, livre 7, p. 193. 211 Ibid., chap. 1, livre 7, p. 193.

d’esprit particulièrement abstraite du physicien. Mais, quoiqu’il en soit, comment la Trobadora pourrait-elle espérer impressionner sa « dame » par ses exploits, alors que celle- ci – Lutz – , dans les termes de Laura, « hat sich systematisch das Wundern abtrainiert »213. Pas plus que l’Ingénieur du début du roman, le Paul de Hochzeit in Konstantinopel ou le Hubert de la Gauklerlegende, Lutz n’est vraiment étonné ou émerveillé par sa rencontre avec une Trobadora du douzième siècle. Si l’Ingénieur, représentant de la rationalité instrumentale, n’avait pas assez d’imagination pour prendre en compte le merveilleux, Lutz le physicien ne sait, quant à lui, simplement plus s’étonner face à celle qu’il qualifie de « nichtlineares System ». En conclusion, cette dernière tentative de la Trobadora pour réconcilier haut et bas amours, réel et idéal, s’avère un échec, tout comme sa tentative originale pour réconcilier ses visions du « wirkliche » Raimbault et du « wirkliche

Raimbault der die Wirklichkeit nicht entspricht »214.

Laura cherche donc ensuite, dans les termes du roman, « nach einer Lösung, die

sowohl für ihr Land als auch für Beatriz gut sein sollte. » S’adressant à la Trobadora, elle

lui présente tout d’abord son analyse de la situation. On retrouve celle-ci au quatrième chapitre du huitième livre du roman, intitulé « Darin Laura der Trobadora das Einhorn

und eine Aventüre nahelegt »215, qui s’ouvre sur l’énoncé, « Natürlich ist dies Land ein Ort

des Wunderbaren ». Cet énoncé fait écho à celui qui ouvrait les Vorsätze. Dans l’édition des femmes, Evelyne Sinnassamy a choisi de traduire aussi bien l’énoncé d’ouverture du

roman (« Natürlich ist das Land ein Ort des Wunderbaren ») que celui qui ouvre le chapitre quatre du huitième livre (« Natürlich ist dies Land ein Ort des Wunderbaren ») par un

212 Ibid., chap. 1, livre 7, p. 193.

213 Ibid., chap. 9, livre 7, p. 211. Au haut de la même page: « L. : Er hat die Definierkunst zu einer magischen

Disziplin entwickelt. Dich nennt er ‘nichtlineares System’, die Atombombe ‘doomsday-machine’, was man durchschaut, beherrscht man auch, sagt er. Mit Erklärungen räumt er sich den Kopf auf wie seinen Schreibtisch, auf dem er keine unerledigten Vorgänge duldet. Er wundert sich über nichts mehr. ».

214 Leben und Abenteuer, chap. 18, livre 1, p. 55. Le titre du chapitre est : « Sinngemäβ von Laura

protokollierte Erinnerungen der Trobadora an den wirklichen Raimbaut d’Aurenga, der nicht der Wirklichkeit entspricht ».

même « Naturellement ce pays est un pays du merveilleux »216, et ce, sans fournir aucune note explicative, passant ainsi sous silence une différence essentielle introduite par Morgner dans le jeu de la répétition. Il faut avouer qu’il n’est pas simple de rendre en français la nuance introduite par la narratrice entre l’article défini « das » et l’article démonstratif « dies ». En effet, si l’énoncé de Laura se laisse littéralement traduire par « Naturellement ce pays est un lieu du merveilleux », qui sous-entend que l’on désigne un pays en particulier, l’énoncé original de la narratrice peut difficilement être rendu littéralement en français par « Naturellement « le » pays est un lieu du merveilleux », qu’admettrait mal la syntaxe française. En effet, en français, l’usage de l’article défini appelle une qualification ou une précision, sinon, demeure ouverte la question de savoir de quel pays il pourrait bien s’agir, information que la narratrice ne fournit pas puisque le contexte la rend superflue. On comprend que la traductrice ait préféré s’en tenir à la répétition de l’énoncé original. Mais, quoi qu’il en soit de cette difficulté, étant donnée l’importance du procédé de réitération dans les romans de Morgner, il eut été utile faire un peu violence à la langue française ou du moins, d’insérer une note de bas de page afin de porter cette nuance à l’attention du lecteur, particulièrement si l’on considère le rôle important joué par cette série de réitération pour la structuration du roman.

Quel est le sens de l’écart introduit entre l’énoncé de Laura et celui des Vorsätze ? Lorsqu’en ouverture de roman la narratrice parle de « das Land », le pays, la référence est absolue, comme s’il n’y avait nul besoin de spécification quant au pays dont il est question, comme si cela relevait de l’évidence. C’est comme si la narratrice laissait entendre au lecteur : « nous parlons entre nous, aucun besoin de préciser », lui faisant bien comprendre que s’il fait effectivement partie de ce « nous », il saura ce dont il est question. La manière est celle du slogan politique. Celui-ci s’adresse à un public déjà convaincu et l’objet du discours est posé préalablement, c’est-à-dire avant même que la narratrice ne prenne la parole. Ce qui laisse entendre que cette prise de parole intervient en quelque sorte in medias

Laura s’adresse pour sa part à la Trobadora c’est-à-dire à quelqu’un qui, justement, est on ne peut plus étrangère dans ce pays, native comme elle est de la Provence du douzième siècle. Elle lui explique ce qu’il en est de la situation de désenchantement et de perte d’idéal dans laquelle elle se retrouve personnellement, situation qui caractérise également bien « ce pays ». La référence n’est plus ici à « le pays », que la narratrice évoquait au début des Vorsätze, mais bien à un pays particulier qu’elle désigne parmi d’autres. Le démonstratif « dies » nécessite que l’on spécifie l’objet dont on parle ou tout au moins qu’on le désigne de quelque façon ainsi, concrètement par le geste. Or ce geste de désignation présuppose l’instauration d’une distance minimale entre le sujet et son objet : il faut pouvoir reculer afin de voir et faire voir l’objet, ce qui présuppose qu’on prenne en compte l’appartenance de celui-ci à un ensemble plus large d’objets comparables, parmi lesquels il faut le situer. Autrement dit, avec l’énoncé de Laura on s’éloigne du discours politique pour se rapprocher du discours de connaissance qui implique l’instauration d’une distance entre sujet et objet. On est loin ici du consensus et de la référence à un pays « hors catégorie », à ce pays proprement incomparable – idéal ? idéalisé ? – de l’énoncé de la narratrice : il faut ici nommer l’objet du discours avec lequel le rapport établi veut sembler objectif.

Étrangement, Laura adopte ici un discours qui correspond à ce que la narratrice exigeait originalement d’elle dans le cadre de l’entrevue : « Klarheit! » clamait-elle. Elle ne cherche pourtant pas à satisfaire la demande d’une narratrice qu’elle n’a, dans la temporalité du récit, pas encore rencontrée. Son approche est stratégique, l’effet rhétorique recherché étant de séduire la Trobadora par le recours à la forme du discours scientifique dans le but de lui faire accepter un plan d’action visant à réintroduire dans sa vie et dans celle « du pays », de l’idéal et de l’enchantement. N’oublions pas que, face au chevalier- Trobadora, Laura a toujours figuré le Sancho Pança pragmatique et que ce n’est que suite à la mort de celle-ci, qu’incorporant les attributs de son amie disparue, elle confronte les exigences critiques de la narratrice en leur opposant l’approche romantique et idéaliste

héritées de son amie. L’énoncé d’ouverture de la narratrice appartenait à un temps d’’avant la chute’ où il était encore possible de maintenir cette construction imaginaire consensuelle qui posait l’adéquation entre pays et merveilleux envers et contre toute réalité. Le ton de l’énoncé de Laura appartient à un monde d’’après la chute’, qu’il vient qualifier, un monde qui n’a plus cette innocence première et qui, comme celui du Don Quichotte, se caractérise par l’impossibilité de conjuguer désormais idéal et réel. Une perte d’innocence, un désenchantement est intervenu entre-temps dans ce pays, que Laura définit non plus comme marqué au sceau du merveilleux mais à celui du manque, de la perte de l’idéal.

Mais ce monde désenchanté est également celui de la science c’est-à-dire de la possibilité de la réflexion critique. C’est un monde déjà marqué par l’Aufklärung. Comme dans le récit de la genèse, au prix d’une perte d’innocence l’homme et la femme ont goûté aux fruits de l’arbre de la connaissance. La situation pratique de l’énonciation du début des

Vorsätze présupposait une narratrice et des lecteurs affectés par un enthousiasme politique

et tellement collés à l’objet de leur discours qu’ils n’avaient pas besoin de nommer, de spécifier, objet dont ils ne pouvaient plus juger avec un peu de distance. Le monde désenchanté dans lequel vivent Laura et la Trobadora est un monde dans lequel il n’est plus possible de ne pas prendre en compte l’héritage de l’Aufklärung, ou du moins ses pouvoirs de séduction. Morgner, dans sa revue des traditions littéraires, sortes de boîtes à outils narratives, ne se fait aucune illusion ; elle souligne toute l’absurdité qu’il y aurait à retourner en arrière et à refuser cet héritage de la pensée scientifique. Mais elle ne le fera pas sans introduire un sérieux bémol quand au recours à cet héritage. Prendre en compte les pouvoirs de séductions du discours scientifique ou « pseudo-scientifique », voilà ce que va faire paradoxalement Laura, en tentant grâce à eux de séduire la Trobadora, de la « ré- enchanter ». Étrange croisement : alors que la narratrice qui, tout au long du roman prône la nécessité d’un désenchantement par le biais de la pensée critique, sert à ses lecteurs, on le suppose aux fins d’une stratégie éditoriale, un énoncé programmatique « romantique » dont l’efficacité dépend des moyens de séduction du slogan politique, Laura cherche pour sa part à « ré-enchanter » en empruntant les moyens de séduction du discours scientifique. Ré-

enchanter grâce à la science ? La question est ouverte qui sera relancée à partir du nom de code « Anaximandre » attribué par Laura à la licorne.

Outline

Documents relatifs