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Chapitre III : Séductions et mensonges du merveilleux de la Gauklerlegende à Leben und

C. Le merveilleux mis à l’abri de la représentation

La protagoniste Wanda reprenait et réécrivait, remettait en scène l’histoire du jongleur Rade, qui déjà « re-présentait » à sa façon la tradition des troubadours à laquelle appartenait son père. « Réécriture » contemporaine donc, mais également, ré-appropriation féminine d’un rôle et d’une tradition masculine. L’exercice de re-présentation de la tradition, de « réécriture » auquel se livre Wanda, n’aura pas eu comme unique effet de lui

permettre de se distraire, mais également, à la suite de la Bele de Hochzeit in

Konstantinopel s’inspirant de Schahrazade, de se découvrir un allié dans le personnage de

Rade et de la tradition qu’il représente, d’hériter de structures narratives qui soient à même de l’aider à lutter activement contre la lourde évidence de la logique qui structure le discours et la pensée de son futur mari. Mais, est-on en droit de se demander en refermant le livre, à quel effet, avec quel résultat ? Au premier abord, aucun. Sauf possiblement celui de permettre que soit effectivement posé un premier jalon et écrit ce premier récit appelé à appartenir à la tradition naissante des « Spielfraungeschichten » ou « histoires de ménestrelle », récits ouverts à la réécriture aux mains de ménestrelles contemporaines qu’il ne restera plus à Morgner qu’à inventer – ainsi la Laura de Leben und Abenteuer – , et à qui il incombera de prendre la suite de ce processus de réécriture à plusieurs mains.

Lorsque le récit de la narratrice nous montre la protagoniste amenant les dés au domicile conjugal pour s’empresser de les enfermer aussitôt dans cette autre « boîte » qu’est la vitrine de sa bibliothèque, d’où ils ne sortiront plus que par le biais de leur représentation dans le livre, que doit-on en conclure ? Que le mouvement de la représentation ne joue à retourner le merveilleux à un supposé réel, sous verre et sous clé, hors d’atteinte de la représentation, que dans le but de relancer son propre mouvement en happant à nouveau les dés ? Morgner démontre concrètement, par sa mise en scène, que l’objet n’échappe jamais à la représentation, qu’il est sans cesse repris et relancé par elle. Elle dévoile ainsi comme intenable la prétention du réalisme à parvenir non seulement à dire le réel sans reste, mais également à être en mesure de retenir et de bloquer son objet du côté de la « vérité » du réel, à l’abri d’une relance sans fin par le jeu mensonger de la représentation, bref de le garder hors d’atteinte, hors-jeu. Il est intéressant ici de considérer la complicité qui existe entre paradigme de création et réalisme : fondés respectivement sur les oppositions néant/création et irréel/réel, tous deux demeurant tributaires d’une sorte de fétichisme du réel qu’il serait possible de faire advenir ex-nihilo et de mettre ensuite à l’abri de la représentation. La logique de performance mise de l’avant par le texte de Morgner situe la vérité du texte ni dans une identité à soi-même, ni dans une origine figurée par le

nom d’un auteur, ni encore dans une adéquation à un soi-disant réel. C’est au contraire une telle immobilisation, un tel blocage du jeu de la représentation sur une position soi-disant vraie qui se trouve dévoilée en dernière instance par le texte comme figure du mensonge, d’une véritable clôture de sens.

Notons finalement que, en remplaçant l’action des enfants pilleurs de musée de l’épisode du sixième jour du récit de création de la protagoniste – paradigme d’appropriation – par celle de son auteure-ménestrelle rejouant pour nous la tradition – paradigme de performance – , Morgner commente implicitement les limites du modèle de réappropriation ou de « desktruktive Aneignung des Erbes », emprunté au modèle marxiste, mis de l’avant par Rade et illustré par la mise en scène du pillage du musée. Le récit de l’auteure le redéfinit comme un moment ludique possédant une fonction de désacralisation important dans le rapport à la tradition. Mais ce geste implique nécessairement le besoin d’une « remise sous verre » de l’objet du pillage afin que sa représentation, devenue l’objet convoité d’un autre pillage, ne devienne l’objet d’une nouvelle représentation. Dans cette perspective, la pratique d’une « destruktive Aneignung » n’apparaît que comme le moment négatif d’une dialectique qui doit nécessairement relancer son mouvement au risque de causer le blocage du processus. Le concept de « propriété » paraît peu approprié ici, se situant plutôt du côté du monopole ou du blocage de la représentation. Dans la logique d’un rapport à la tradition comme rapport de performance, le moment de l’appropriation prend un caractère ponctuel inséparable du geste simultané de (re-)captation, de remise en boîte et de re-présentation, de performance de son objet dans un processus incessant de relance. Je pense ici au travail de ménestrelle qui tout à la fois s’approprie l’œuvre à interpréter et la rend à son auditoire ou à son lecteur – en cède à nouveau la propriété – par le geste même de sa performance. On est en droit de se demander quel intérêt peut bien conserver la notion de propriété dans une telle conception du rapport à la tradition.

Mais quelle est finalement la fortune de cette activité de Wanda que Morgner s’efforce de nommer et d’illustrer ? Alors que le texte de la conférence de Hubert est classé dans la bibliothèque et qu’on ne lui connaît aucune suite, on sait que le texte de Wanda a

été publié et a obtenu une certaine reconnaissance publique. À ce point, ce qui est intéressant à considérer, ce n’est pas seulement que cette « autre action » qu’explore Morgner soit à comprendre dans le contexte d’une opposition entre le faire de la femme et le faire de l’homme, entre celui de Wanda et celui de Hubert, mais plutôt d’une opposition entre le travail de représentation qui aura permis la production du livre et ce qui, n’eut été de la réticence de la protagoniste, de son geste de mise sous verre des dés, aurait été une mise en action directe du merveilleux dans le réel selon les termes du politique. Considéré sous cet angle, Morgner ne met pas tant en scène une narratrice s’assurant de garder le réel à l’abri du merveilleux et des effets de celui-ci, mais plutôt une narratrice ayant choisi de garder le merveilleux à l’abri du réel aux fins d’un usage futur, différé, d’une relance de la représentation appelée à demeurer irréconciliable avec une quelconque application ou instrumentalisation politique. Le merveilleux n’est pas tant mis hors d’état de nuire, au contraire il est placé à l’abri du « réel », protégé d’être mis hors jeu par un blocage de la représentation. Parce que c’est ce qui lui permet de relancer la représentation, de devenir narratrice, puis auteure et parce que là se situe justement ce faire qui lui est particulier. Cela implique possiblement qu’un auteur ait à faire son deuil d’une action politique directe sur le réel afin de rendre possible la représentation et l’écriture. Car à quoi correspondrait un merveilleux mis directement en action dans le réel ? Possiblement un peu trop à un acquiescement à la demande d’action politique directe imposée à la littérature par la politique culturelle est-allemande, à une instrumentalisation du discours littéraire par le politique et selon les termes de celui-ci. Morgner marque une fois encore ici, comme dans

Gustav der Weltfahrer, sa réticence à l’égard d’une conception trop simple de l’efficacité

politique du merveilleux et d’une simplification de la fonction propre à la littérature. Et ce, tout en poursuivant sa recherche quant à la nature de ce que pourrait être cette « autre action » qui serait le propre, non pas uniquement de la femme, mais de la littérature qui semble figurer pour elle la possibilité d’émergence d’une pensée autre, à même de posséder une fonction politique, mais certainement dans un sens plus large du terme.

Jouant avec les attentes et les déceptions du lecteur qui, dans un premier temps, a constaté avec la narratrice la clôture qu’opère le geste de la protagoniste Wanda, Morgner pourrait bien vouloir, dans un second temps, suggérer à ce dernier qu’il existe quelque chose comme une nécessité de mettre sous verre le merveilleux afin d’assurer la poursuite du travail de représentation, condition même du passage à l’écriture. Comme à la fin de chaque jour du récit de création, la disparition du Gaukler est suivie par l’apparition des dés. De façon similaire la disparition de ces mêmes dés, mis sous verre dans la bibliothèque, à l’abri de la réalité, rend possible l’émergence du texte qui sera publié. La mise entre parenthèses de l’aventure de Wanda, à entendre à la fois dans le sens de « ses aventures » et de « aventure amoureuse » mais en anticipant surtout le terme de « Aventure » au sens de la tradition de l’amour courtois que Morgnerexploite dans Leben

und Abenteuer, s’avère nécessaire à l’engagement dans une « Aventure de l’écriture »,

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