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Merveilleux et politique : « Natürlich ist das Land ein Ort des Wunderbaren »

Chapitre IV : Séduction et mensonges du conte dans Leben und Abenteuer

A. Merveilleux et politique : « Natürlich ist das Land ein Ort des Wunderbaren »

A. 1 Réécriture en trois temps de la vie de la Trobadora Beatriz

C’est la remarque « Denn natürlich war das Land ein Ort des Wunderbaren »124 qui met un point final au roman Leben und Abenteuer, en réitérant l’énoncé d’ouverture du roman, réaffirmant ainsi l’équivalence entre pays et merveilleux, mais en lui imposant la marque du passé. Le lecteur se trouve ainsi renvoyé à des temporalités distinctes : le présent pour le pays et le passé pour le merveilleux. Mais quel était le temps visé par l’énoncé d’ouverture de la narratrice ? Il se définissait autant par opposition au passé immémorial du conte, que par opposition au Moyen Âge, temps par excellence du merveilleux dans l’imaginaire romantique, et alternativement, pour les Lumières, période discréditée d’une enfance de l’humanité d’avant la raison. L’action du roman ne débute-t-elle pas justement avec le réveil de la Trobadora qui, suite à un long sommeil, émerge finalement du Moyen Âge ? En faisant de celui-ci une sorte de préambule, d’antichambre ou d’arrière-scène historique à l’action de son propre récit, et en situant le merveilleux de ce côté-ci de la fracture, Morgner revendique un héritage tour à tour discrédité et idéalisé, et en confie l’introduction dans l’époque contemporaine au personnage de sa Trobadora. Ce faisant, elle s’inscrit clairement en rupture avec la tradition romantique en refusant de mettre le

merveilleux à l’abri de la réalité contemporaine125. Le merveilleux sera moderne et socialiste, ou il ne sera pas ! Ainsi devrait-on peut-être comprendre l’énoncé d’ouverture qu’elle prête à sa narratrice éponyme. Mais qu’en est-il véritablement de ce programme annoncé d’alliance du socialisme et du merveilleux ? S’agit-il de mettre le merveilleux au service du socialisme ou le socialisme au service du merveilleux ? Morgner nomme « Vorsätze » la préface du roman qu’on retrouve signée de la main de la narratrice- Morgner. Ce terme se laisse traduire alternativement par « projet », « dessein », « intention », « résolution » ou même « bonnes intentions », souvent dans un sens presque moral, protestant ou politique. La tradition de l’édition des femmes126 n’en fait pas assez qui traduit ce terme par « préliminaires » qui n’exprime pas la nature programmatique du texte. L’énoncé d’ouverture n’exprime-t-il pas, au contraire, une volonté claire, et donc fatalement programmatique, de n’accorder priorité qu’à la libre logique du merveilleux ? Autrement dit, si l’on doit aujourd’hui, dans « ce pays de la RDA », réfléchir sur le pouvoir subversif – et tout à la fois rédempteur – du merveilleux hérité du conte, peut-on, à l’instar de cette narratrice héritière des Lumières et de formation politique socialiste, parvenir à le penser autrement qu’en s’efforçant de lui imposer les bornes connues et pré-établies d’une stratégie politique visant surtout à contenir et à rendre « fonctionnelle » cette altérité somme toute menaçante ? Peut-on procéder ainsi sans désamorcer automatiquement tous les effets d’une logique fondamentalement subversive ? En d’autres mots, peut-on à la fois s’attacher à provoquer un libre déferlement du merveilleux sur le terrain du quotidien et de la contemporanéité et soumettre celui-ci aux exigences d’un quelconque programme politique ? Par l’apposition de ce titre à la préface et par le choix de l’énoncé d’ouverture, Morgner souligne d’entrée de jeu la nature contradictoire des sentiments de la narratrice quant au rapport à établir entre politique et merveilleux.

Or, qu’en est-il de ces Vorsätze, de ce texte d’« intentions programmatiques » de la narratrice, dont la rédaction dans la temporalité fictionnelle de la diégèse aura suivi celle du

125 Les romantiques, ainsi Novalis dans « Heinrich von Ofterdingen », tendent à situer l'action de leur roman

roman lui-même, la signature et la date apposées à la fin de la préface soulignant ce fait en situant le moment de sa rédaction quelques mois après les événements relatés à la fin du roman ? La rédaction de son roman terminée, la narratrice sent assurément le besoin de prendre quelques précautions et d’encadrer son texte afin d’en orienter la réception. À cet égard, il est intéressant de noter la remarque éditoriale qui vient clore la section

« Verzeichnis von Hauptfiguren des Romans », qui précède directement la préface et qui

s’énonce comme suit : « Der Bauplan des Romans wird dem geneigten Leser an dieser

Stelle auch empfohlen, jedoch nicht aufgedrängt, weshalb die Übersicht am Buchende gedruckt erscheint127 ». Cette remarque témoigne d’un souci étonnant de laisser au lecteur toute la latitude nécessaire pour se faire sa propre idée du roman et pour procéder à sa lecture comme bon lui semble. La narratrice ne procède-t-elle pas de façon diamétralement opposée en imposant au lecteur, sous forme de préface, un texte qui s’avère en réalité être une Nachbemerkung et qu’elle coiffe du titre de Vorsätze ? Le contraste entre ces deux politiques éditoriales, ainsi que leur juxtaposition évidente dans le texte, a peu de chance d’être fortuits. L’une pourrait bien être le fait de la narratrice-Morgner, l’autre de l’auteure- Morgner qui, mettant la dernière main à son texte avant la publication, « surligne » en quelque sorte ses interventions dans le texte afin que celles-ci ne passent pas inaperçues. Or, si la rédaction des Vorsätze se présente dans la temporalité de la rédaction comme l’ultime épisode du récit de la narratrice-Morgner, c’est l’intervention de l’auteure du même nom sur le texte de cette dernière qui constitue véritablement le dernier épisode d’un roman qui, s’il vise à rendre compte de la vie et des aventures de la Trobadora, relate surtout l’histoire et les aléas de la rédaction en trois temps de ce roman. Toute à sa tâche de remanier pour fin de publication le texte soi-disant naïf du témoignage de Laura, le personnage de la narratrice-Morgner semble demeurer ironiquement dans l’ignorance du remaniement ultérieur que subira à son tour son texte aux mains de l’auteure-Morgner. Cette dernière a beau jeu de souligner après coup – discrètement, mais d’une manière qui se

126 Vie et aventures de la Trobairitz Béatrice, p. 11.

laisse sûrement repérer – , les naïvetés, réticences et prétentions programmatiques d’une narratrice (elle-même) dont les positions ne correspondent plus à celles qu’elle assume en fin de rédaction. L’auteure invite ainsi le lecteur à s’interroger sur l’approche éditoriale de cette dernière et sur ses contradictions.

Le texte des Vorsätze semble faire état d’un rapport plutôt heureux de la narratrice au merveilleux. Ainsi, entendant Laura affirmer avec aplomb que son amie est morte à l’âge respectable de 843 ans, la narratrice-Morgner ne semble nullement démontée. Elle se contente de commenter avec philosophie :

Da mir die körperliche und geistige Verfassung der Frau kerngesund erschien, fragte ich zurück. Die Frau wälzte ihre Knopfaugen und wiederholte die ungeheuerliche Angabe. Augenblick dachte ich, wenn die Frau keine Erzlügnerin ist, sagt sie eine große Wahrheit.128

Associée à un ordre de vérité supérieur, cette énormité factuelle est acceptée sans réserve par la narratrice, qui réagit également avec enthousiasme à sa première lecture du manuscrit des témoignages de Laura. Ces documents, dit-elle,

[...] rechtfertigten das Kaufrisiko auf ideale Weise. Meine Erwartungen wurden ganz und gar übertroffen. Ich begann sofort mit der Ordnung und Bearbeitung der sensationellen Zeugnisse für den Druck129.

La narratrice veut assurément donner l’impression que son travail d’édition s’est déroulé de façon non-problématique. Or, la suite du récit nous laisse clairement entendre que son travail d’adaptation des témoignages de Laura, selon les normes imposées par son programme de réconciliation des exigences du politique et du merveilleux, ne s’est pas fait sans difficultés. Le texte accumule ainsi les bémols au sujet de ce fameux programme de déploiement du merveilleux, non seulement en nous rendant témoin des réticences de la narratrice, mais également en offrant à la lecture un texte qui, suite à une entrée en matière célébrant la manière du conte ainsi que l’équivalence affirmée entre pays de la RDA (« das

128 Leben und Abenteuer, « Vorsätze », p. 11. 129 Leben und Abenteuer, « Vorsätze », p. 12.

Land ») et merveilleux, ne nous offre justement pas à lire un récit d’enchantement mais le

récit d’un désenchantement en règle : la Trobadora se trouvera déçue par ses amours autant que par ses engagements politiques, mais plus généralement par ce vingtième siècle pour lequel elle a quitté son époque, face à une Histoire qui ne remplit pas ses promesses.

B. Réécriture du conte de la Belle au bois dormant ou la difficile

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