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Réécriture du roman courtois en passant par Cervantes et Auerbach

Chapitre V : Séductions et mensonges de l’idéal : réécriture du roman courtois dans Leben

A. Il était une fois le roman courtois

A. 3 Réécriture du roman courtois en passant par Cervantes et Auerbach

Trobadora au Moyen Âge et les raisons qui l’ont menée à fuir son siècle se laissent lire comme autant de réécritures du scénario proposé par la société courtoise, réécritures qui cherchent, testant divers écarts et permutations possibles du récit original, inversant les rôles masculins et féminins et ré-articulant le rapport réel-idéal, à modifier celui-ci de façon à ouvrir à la Trobadora des perspectives prévues originellement pour les hommes, dont l’accès à la parole poétique. Il s’agit pour Morgner, en déployant « expérimentalement » les possibilités offertes par ces récits, de voir s’il n’aurait pas été, malgré tout possible, pour la Trobadora de s’appuyer sur une version quelque peu modifiée d’une telle structure narrative pour donner forme et concrétiser dans le réel ce devenir, ce « Tat » de la femme pour lequel elle cherche une structure adéquate depuis déjà les première lignes de la

183 Ibid., chap. 18, livre 1, p. 56. 184 Ibid., chap. 18, livre 1, p. 56.

Gauklerlegende, mais sans trop de succès. Que la tradition de l’amour courtois, modèle de

l’idéal de civilisation du douzième siècle qui faisait de la femme « le pivot nécessaire et essentiel du fonctionnement de la société »185 intéresse Morgner, et qu’elle choisisse d’en explorer les possibilités après celles du conte, n’a rien pour surprendre. N’est-elle pas à la recherche, pour ses protagonistes et héroïnes, d’un modèle de société qui prévoie un rôle plus important pour la femme ?

Notons que, du conte au roman courtois, la question de l’amour demeure centrale. Dans une introduction récente aux contes de Grimm, Marthe Robert fait référence au paradoxe du conte qui,

[...] de tout temps destiné aux enfants, traite avec prédilection le sujet le moins approprié à une littérature enfantine : la quête érotique de l’objet aimé, à travers mille épreuves douloureuses .186

Quoiqu’il en soit, dans le conte la quête trouvait sa clôture avec le mariage. Ainsi, dans

Gauklerlegende, Wanda, une fois mariée, se dépêchait-elle de mettre sous verre les dés

témoins de son aventure avec le merveilleux. Dans le roman courtois, le mariage n’est qu’un début, le premier épisode d’un récit qui se poursuit grâce à l’Aventure – du moins pour le chevalier. La chose est clairement exprimée par ce texte que l’on retrouve à l’endos d’une édition récente de Le chevalier au lion de Chrétien de Troyes :

Yvain est chevalier hardi et entreprenant, envieux de réussir là où les autres échouent. Il affronte l’aventure [...] : il conquiert l’amour : le voici marié.

Un beau conte s’en tiendrait là. Ce n’est que le début du roman de Chrétien de Troyes.187

Le récit des aventures de la Trobadora au vingtième siècle, qui occupera la plus large part du roman, se laisse à son tour lire comme le récit des tentatives successives faites par la

185 Jean-Claude Aubailly, introduction à Chrétien de Troyes, Lancelot ou le Chevalier de la charrette, op. cit.,

p. 10.

186 Marthe Robert, « Préface », dans Grimm, Contes. op. cit., p. 16.

187 Texte de la jaquette de l’édition, Chrétien de Troyes, Le Chevalier au Lion. Trad. de Michel Rousse, Paris,

Trobadora pour, simultanément, mettre en pratique et réécrire concrètement dans le tissu de sa vie, le scénario hérité du roman courtois. Délaissant le rôle de dame idéalisée et d’objet d’amour qui était prévu pour elle, endossant celui de chevalier, elle part à l’aventure en quête de cet amour idéal qui devrait lui donner accès à l’inspiration poétique.

La Trobadora fuit le Moyen Âge pour se retrouver rapidement tout aussi désenchantée par son expérience du vingtième siècle, les promesses du conte, pas plus que celles de l’Histoire, ne se réalisant. À défaut d’élixir ou de philtre d’amour, elle va tenter d’appliquer la recette du roman courtois pour se gagner pouvoir de vision et de création. Mais, sa quête d’une conjonction amour/idéal ne sera jamais un but en soi : elle vise d’abord à rendre possible l’accès à l’inspiration poétique qui lui permettrait de renouer avec sa vocation. Cette quête se solde par un échec, suite à une longue série d’enchantements et de désenchantements qui la mènent de son infatuation conjoncturelle pour l’Ingénieur – les séductions de la rationalité instrumentale – , à la solution de survie qu’aura été son mariage avec l’épicier Gerson – les séductions de la petite bourgeoisie – , à son amour (haut et bas) pour l’étudiant Alain – les séductions de Mai 68 – , à sa fascination pour Uwe Parnitzke – les séductions du marxisme et de l’idéal des pionniers de l’utopie socialiste est-allemande – , pour aboutir enfin à sa passion pour Lutz – les séductions de la reine des sciences, la physique. À la suite d’Yvain et autres chevaliers de Chrétien de Troyes, la Trobadora se lance dans l’exploration des possibilités ouvertes par une structure narrative qu’elle va mettre à l’épreuve dans le monde afin d’en tester la valeur. Car si le roman courtois relate la mise à l’épreuve d’un chevalier, les réécritures qu’en opèrent Morgner relatent surtout, inversement, la mise à l’épreuve par ce même chevalier (la Trobadora) de la structure narrative dont il a hérité et dont il est porteur.

Morgner ne peut procéder à ces expérimentations sur la matière du roman courtois sans prendre en compte l’œuvre de Cervantes. Bien avant la Trobadora, il y avait eu ce palimpseste vivant, le chevalier à la triste figure, qui, fuyant une situation lui paraissant

intenable, décidait de « sortir dans le monde »188 pour prouver que celui-ci se conformait à l’idéal. Les références de Morgner au roman de Cervantes sont trop nombreuses pour être évoquées ici. Elles suffiraient à elles seules à fournir la matière d’un chapitre ou d’une thèse. Mais certains éléments de reprise fondamentaux doivent être mentionnés pour éclairer sa démarche. Ainsi, dans les mots de Marthe Robert, Don Quichotte se lance « à la poursuite d’un but bien défini », celui « [...] de mettre en pratique ce qu’il a lu dans les livres. [...] », en d’autres mots de « [...] sommer les livres de descendre dans la vie »189. Sur les traces du Don Quichotte la Trobadora va chercher à sa manière, rien de moins qu’à voir, elle aussi,

[...] en vivant rigoureusement comme un livre, ce qu’il en est au fond de la littérature, si elle est vraie ou fausse, utile ou superflue, digne de foi ou non, en un mot douée d’une valeur réelle qui la justifie.190

Morgner relance ainsi à sa manière

[...] la question dangereuse que Cervantes a eu l’audace de soulever et qui, après lui, est restée pour la littérature entière un continuel sujet de trouble. Quelle est la place des livres dans la réalité ? En quoi leur existence importent-elles à la vie ? Sont-ils vrais absolument ou de façon toute relative et, s’ils le sont, comment prouvent-ils leur vérité? [...] point de départ et fin du roman donquichottesque.191

On ne pourrait trouver auteur qui, mieux que Cervantes, pose les questions qui sont au cœur de l’œuvre de Morgner. Ainsi, en quoi la littérature, la fiction, importent-t-elles ? Sont-elles nocives ou utiles ? Quelle en est la fonction pour « la vie », c’est à dire pour la politique dans le sens le plus large du terme ? En quoi l’idéal, à la suite du merveilleux, importe-t-il en ce siècle de rationalité instrumentale et en ce « pays de la RDA » ? Tout au long du roman, le lecteur demeure conscient, non seulement des écarts introduits par le texte de Morgner par rapport au modèle original du roman courtois, mais également des effets

188 Marthe Robert, L’ancien et le nouveau. Paris, Grasset, 1963. p. 10. 189 Ibid., p. 9-10.

190 Ibid., p. 9. 191 Ibid., p. 10-11.

introduits par une référence constante et inévitable au célèbre roman, à la parodie de Cervantes qui réécrivait déjà le roman courtois et précédait en cela Morgner dans son travail.

Mais, si les questionnements que l’on retrouve dans Leben und Abenteuer concernant la valeur des structures narratives héritées de la tradition du roman courtois, et de façon plus générale la valeur et la fonction de la littérature et du roman, sont surdéterminés par la référence au Don Quichotte de Cervantes, ils évoquent également l’évaluation que faisait Erich Auerbach du roman courtois dans un chapitre de son essai

Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale192. Auerbach décrit

l’histoire de la littérature occidentale comme évoluant, du conte au roman moderne, en passant par le roman courtois, vers l’affirmation de sa pleine fonction, soit une représentation « réaliste » de la réalité, moment d’entrée dans une « maturité » littéraire héritière de l’Aufklärung qui aurait finalement laissé derrière elle les brumes du conte, du merveilleux, ainsi que de l’idéalisme. Se référant à l’Yvain de Chrétien de Troyes, Auerbach note :

Il est bien clair que nous nous trouvons dans l’univers magique du conte. [...] Nous sommes dans un paysage enchanté de conte de fées, nous sommes entourés de mystères, de bruissements étranges et de murmures [...] Les châteaux et les forteresses, les combats et les aventures des romans courtois, se situent tous et toutes au pays des contes. 193

Ces romans, ajoute-t-il, sont par ailleurs complètement dépourvus « [...] de tout fondement économique et politique », « les conditions géographiques, économiques, sociales sur lesquelles ils reposent ne sont jamais explicitées. »194 . Et Auerbach de conclure ainsi son chapitre :

192 Erich Auerbach, Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale. Paris, Gallimard,

1968.

193 Ibid., p. 139-140. 194 Ibid., p. 143.

Il ressort donc de notre interprétation et des considérations que nous y avons rattachées que la culture courtoise fut radicalement défavorable au développement d’un art littéraire capable d’appréhender le réel dans toute son ampleur et sa profondeur195

Le roman courtois aurait non seulement exercé une influence « restrictive » sur l’évolution du réalisme littéraire, mais son idéal aurait aussi empêché « [...] la littérature courtoise d’appréhender pleinement la réalité existante ». Il aurait non seulement nuit à l’émergence d’une « véritable littérature », mais également retardé l’avènement d’un nouvel ordre social en servant les intérêts de la classe dominante. La littérature courtoise,

[...] se donna une éthique et un idéal qui cachèrent sa véritable fonction et dépeignirent sa propre existence en termes extra-historiques, comme si elle était une création esthétique absolue, étrangère à toute fin pratique.196

Le mot clé est lancé, celui d’un idéal se situant aux antipodes de la « vérité », idéal mensonger qui a décidément fort mauvaise réputation :

Une telle idéalisation éloigne fort de l’imitation de la réalité ; dans le roman courtois la fonctionnalité, la réalité historique de la classe sont passées sous silence ; bien que cette forme littéraire offre une grande quantité de détails sur les relations sociales et d’une façon générale sur les mœurs, on y chercherait en vain une vue pénétrante de la réalité contemporaine [...].197

Mimésis a été décrit comme, « une histoire de la littérature occidentale, une histoire

axée sur ce qui apparaît à l’auteur comme la visée propre à toute littérature : la représentation de la réalité198 ». Morgner questionne cet a priori qui fonde également les politiques culturelles de la RDA, et qui fait de la doctrine réaliste la finalité unique de la littérature, le critère le plus important pour l’évaluation de toute œuvre et mène à considérer fiction, merveilleux et idéal comme autant de séduisants mensonges. À la manière dont elle choisit de réécrire le scénario du roman courtois par le biais des aventures de sa Trobadora,

195 Ibid., p. 152. 196 Ibid., p. 148. 197 Ibid., p. 146.

difficile de ne pas songer que Morgner s’en réfère, du moins indirectement, au texte de Auerbach, en écrivant un récit qui semble vouloir répondre aux charges portées par ce dernier. C’est comme si Morgner tentait littéralement de voir s’il ne serait pas possible de réécrire le scénario du roman courtois en prenant cette fois en compte les critiques de Auerbach, qui correspondent d’ailleurs assez bien à l’analyse que font de cette tradition les politiques littéraires est-allemandes. Alors que, à la suite du Don Quichotte, son héroïne tente désespérément de forcer le monde à faire écho au livre – à cet idéal du roman courtois qu’elle porte en elle – , Morgner semble simultanément tenter de forcer le livre – le genre littéraire du roman courtois – à répondre aux objections réalistes de Auerbach et de la norme littéraire est-allemande.

En lisant le dernier des extraits de Mimésis que je citais plus haut, on songe au point de vue de la narratrice s’alarmant du romantisme et de l’idéalisme débridé de la Laura de l’entrevue, qui refuse les exigences d’une pensée critique. La narratrice vise, elle, ce sens « vrai », correspondant au « réel », des déterminations sociales et économiques. Son point de vue, qui rappelle celui des narratrices de Hochzeit in Konstantinopel et de

Gauklerlegende, se situe dans la lignée d’une approche critique qui chercherait, par-delà les

séductions du récit, à procéder à un travail de désenchantement, à éliminer les brumes mensongères du conte de fées, du merveilleux et de l’idéal. Cela afin que protagonistes et lecteurs opèrent ensemble, par ce biais, le passage de l’enfance à l’âge adulte, sujet par excellence du conte. Il s’agirait en quelque sorte pour la narratrice de sortir des brumes du conte et des légendes qui les marquent encore, non seulement la Trobadora et les lecteurs, mais également, avec eux, le genre du roman courtois.

Pour Auerbach, le « réalisme courtois » est par ailleurs le genre d’une seule classe. Il maintient une distinction rigoureuse entre « ce qui est important, signifiant, élevé d’une part, et ce qui est bas, grotesque, comique de l’autre »199. Et bien sûr, « seuls les membres de la classe féodale accèdent au premier de ces deux domaines. »200. Morgner va chercher à

199 En ceci, le réalisme courtois est le repoussoir parfait pour le carnavalesque. 200 Ibid., p. 142.

brouiller les frontières en confrontant idéal et prosaïque, idéal et « réel ». Le réalisme courtois offrait,

[...] un tableau très complet et frappant de la vie d’une seule classe, d’une classe qui se met à l’écart des autres couches de la population, car les individus non nobles n’apparaissent au fond que dans des rôles de figurants, quelquefois pittoresques mais en général comiques ou grotesques201.

Laura, figuration moderne et socialiste du « vilain » prend la place de Sancho Pança face au chevalier idéaliste que campe la Trobadora. Mais, de façon significative, si Don Quichotte partait véritablement à l’Aventure, prenait la route, la Trobadora va, elle, finir par s’établir dans le « village » de sa ménestrelle. Ayant fui le Moyen Âge, elle va prendre la route, du sud de la France jusqu’à Paris, mais c’est finalement dans le Berlin-Est de Laura qu’elle choisit de vivre, se trouvant ainsi forcée, contrairement à son prédécesseur, de se confronter aux réalités prosaïques de la vie économique et sociale. Rien ne lui sera épargné, ainsi pour survivre économiquement, son mariage avec Gerson, la mécanisation de l’acte poétique – l’épisode de la « forge à vers » ou « Verschmiede » – , et son emploi comme attraction dans un cirque.

Mais surtout, alors que Auerbach pointe du doigt le fait que le roman courtois est le genre d’une seule classe, Morgner va souligner le fait qu’il est le genre littéraire d’un seul genre. Là encore, elle va chercher à brouiller les frontières, ainsi en inversant les rôles sexuels. Auerbach notait :

Ces limitations viennent de ce que le roman courtois est lié à une seule classe ; seuls les membres de la caste féodale sont dignes de courir des aventures, c’est à eux seuls que sont réservées les entreprises sérieuses et significatives ; ceux qui n’appartiennent pas à cette caste ne peuvent apparaître, dans les œuvres littéraires que sous l’aspect de comparses et y tenir des rôles qui sont le plus souvent comiques, grotesques ou vils. Cette séparation de l’humanité en deux parties est moins marquée dans les œuvres

antiques et les épopées médiévales antérieures que dans les romans courtois, où nous avons affaire à un repli conscient et hautain de la classe dirigeante sur elle-même.202

Morgner réinterprète la « séparation de l’humanité en deux parties » soulignant le fait que dans le roman courtois seuls les hommes sont habilités à se lancer dans l’Aventure, que ce rôle n’est nullement prévu pour la femme. La situation qui mène la Trobadora à fuir le Moyen Âge n’est d’ailleurs pas sans évoquer, par analogie, cette description par Auerbach de la situation intenable du Don Quichotte, qui

[...] est victime d’un ordre social stratifié dans lequel il appartient à une classe qui n’a pas de fonction ; il appartient à cette classe et ne peut s’en libérer, mais en tant que simple membre de cette classe, sans fortune et sans hautes relations, il n’a ni activité ni devoir ; il sent que sa vie s’écoule absurdement, comme s’il était paralysé. C’est seulement sur un homme comme lui, qui ne vit guère autrement qu’un paysan, mais qui est cultivé et qui ne peut ni ne doit travailler comme un paysan que les romans de chevalerie pouvaient exercer une influence perturbatrice. En ‘sortant’ comme il fait, il s’évade d’une situation insupportable qu’il a déjà trop longtemps supportée ; il faut se hausser à la fonction qui convient à sa classe.203

La Trobadora appartient à un genre et se voit dicter une conduite qui ne lui ouvre aucune perspective : sa vie s’écoule de façon tout aussi absurde que celle de Don Quichotte. En quittant son époque elle tente de fuir les limites de l’H(h)istoire, d’échapper ainsi à un cadre narratif autant qu’à une situation d’aliénation sociale et symbolique, de « se hausser à la fonction qui lui convient », celle de femme-troubadour.

202 Ibid., p. 149. 203 Ibid., p. 147.

A. 4 Désenchantement : « Natürlich ist dies Land ein Ort des

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