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Narration contre discours scientifique : déplacement de la question de la vérité dans

Chapitre II : Séductions et mensonges de la femme et de la narration dans Hochzeit in

E. Narration contre discours scientifique : déplacement de la question de la vérité dans

C’est uniquement en clôture du texte, en réalité presque hors de ses marges, que Morgner fait évoquer par Bele sa prise en compte de l’accusation de mensonge portée contre la femme par l’histoire du roi Schahriar, ainsi que de la réplique faite à cette accusation par la performance narrative de Schahrazade, et ce, en revendiquant à son tour à la suite de Schahrazade le terme de « mensonge » pour son travail de narration. Si j’ai tenu à procéder à une lecture de l’histoire du roi Schahriar, puis à évoquer ce qu’accomplit en réponse à ce récit la performance narrative de Schahrazade, c’est que le récit de Bele vient s’inscrire à la suite de cette série narrative, plus précisément à la suite du récit du narrateur, comme en commentaire à celui-ci. Un examen du rapport qui lie le récit de Bele au récit du narrateur des Mille et une nuits s’avère nécessaire à la compréhension du texte de Morgner et du rapport à la tradition mis en scène par celui-ci.

D’un texte à l’autre, le thème fondamental est certainement l’opposition entre désir de vérité d’une part, et séductions et mensonges de l’autre, ou bien, dans les termes proposés dans Hochzeit in Konstantinopel, l’opposition entre discours scientifique et narration. En effet, si les personnages du roi Schahriar et de Schahrazade s’affrontaient déjà sur la question de la vérité, les personnages de Paul et de Bele s’affrontent à leur tour sur la valeur respective du récit et du discours scientifique, celui-ci prétendant être en mesure d’échapper à la narration. Si Schahriar est pris du désir de connaître « véritablement » ce qu’il en est de la femme, par delà le voile de la séduction sous lequel elle se présente, la figure plus contemporaine de Paul, est persuadé pour sa part que la science lui permet, non

87 Jacques Derrida, «La pharmacie de Platon », op. cit., p. 383-384. 88 Jacques Derrida, «La pharmacie de Platon», op. cit., p. 385.

pas de traverser le voile de la séduction féminine pour savoir ce qu’il en est de la femme, sujet trop romantique pour l’intéresser véritablement, mais plutôt d’accéder à une connaissance vraie du monde par delà le voile de la narration. Le mensonge, la fausseté intrinsèque du récit, joue un rôle comparable dans le récit de Bele à celui de la séduction de la femme dans le récit du narrateur des Mille et une nuits. Avec la différence que, pour Paul, cette fausseté n’est déjà plus menaçante et apparaît tout au plus comme un agréable passe-temps, telle la vie amoureuse ; en bref, qu’elle n’est « que du récit ».

Ce qui est examiné de façon critique dans le texte de Morgner, c’est le désir d’une coïncidence entre connaissance et vérité, plus exactement la tentation de réduire la question de la connaissance à une question de vérité. C’est ce qu’illustre la jaquette de Hochzeit in

Konstantinopel (une rose réduite à une équation à trois inconnues), qui souligne la

réduction opérée par un désir de connaissance qui emprunterait la voie supposément objective de la science. Cette image représente bien le geste du roi Schahriar – et après lui, celui de Paul – , cherchant à réduire une réalité fondamentalement ambiguë à une vérité univoque. Tout en critiquant les prétentions de la science, le texte de Hochzeit in

Konstantinopel, et plus encore ceux de Leben und Abenteuer et de Amanda, font du

mensonge de la narration un de leurs thèmes récurrents. Mais l’attitude envers la narration qu’illustrent ces textes demeure ambiguë : à la fois célébration et revendication d’un art du mensonge, et simultanément construction narrative incitant le lecteur à une lecture critique, attirant son attention sur sa nature construite et motivée. Comme s’il s’agissait bien sûr d’acquiescer à la séduction du texte puis, dans un retour critique, de s’interroger sur la source de ses pouvoirs et les motivations de ses « mensonges ». La thèse selon laquelle la narration est mensongère parce que relevant de la fiction, parce qu’elle est une réalité de second niveau dans le sens où l’entendait Platon, n’est pas retenue. Cela devient évident quand la narratrice revendique pour ses fins la narration comme art du mensonge. Toutefois, une approche critique est maintenue face aux récits hérités de la tradition, seul fondement possible de prises de parole futures et de production de nouveaux récits, terrains

assurément minés, mais sur lesquels il faudra bien d’abord prendre pied, avant d’aborder la réécriture.

Les récits demandent-t-il uniquement à être lus et décodés ? Une telle approche s’inscrirait à contre-courant de la lutte du conte contre les prétentions du discours scientifique qu’initiait Bele dans Hochzeit in Konstantinopel. En cherchant simplement à décoder les récits, à en dévoiler le sens, pure idéalité à extraire du mensonge de la forme narrative ou idéologique, suivant la méthode d’une science des récits, d’une narratologie, le lecteur risquerait de reproduire le geste de Schahriar et celui de Paul, geste de réduction qui est justement caricaturé par l’illustration de la jaquette de Hochzeit in Konstantinopel. Et dans cette foulée, il risquerait également de réduire l’art de la séduction de la femme et de la narration à n’être plus que mensonges selon la réputation que leur a fait la tradition patriarcale, expression non-avouée d’une crainte sans mesure face à la possibilité d’un brouillage de frontières entre mensonge et vérité ? Adopter ce point de vue reviendrait à refuser, à la suite de Schahriar, de faire le deuil d’une position méta-narrative qui, seule, permettrait d’opérer une distinction entre le vrai et le faux. Ce serait oublier de prendre en considération ce que la performance de Schahrazade a d’ores et déjà démontré, à savoir que, « pour le meilleur et pour le pire », il n’y a que du récit. La narration ne sera jamais « que » des histoires, dans le sens d’agréable séduction sans importance, comme les contes de Bele l’auront été pour Paul, mais pas non plus simplement cette menace qu’elle fut pour Schahriar avant qu’il ne tombe sous son charme, jamais non plus simplement mensonge et idéologie. Elle n’est pas plus la gardienne de cette vérité d’un ordre supérieur, d’un Art, comme l’annonçait le credo des romantiques. En effet, déclarer « plus vraie que vrai » la fiction mensongère équivaudrait, en la renversant simplement, à se laisser enfermer dans la même dichotomie binaire vrai-faux qui s’impose à Schahriar. Plutôt, à la suite de la performance de Schahrazade, la fiction de Morgner met en scène la narration comme quelque chose qui à la fois échappe à une telle opposition et pourtant fonde sa possibilité. Elle valorise une ambiguïté qui est condition même de vérité.

La thématique de l’opposition entre science et raison d’une part, et « Esprit du mensonge » (Lügengeist) de l’autre n’est certainement pas étrangère au Faust de Goethe, texte-clé s’il en est un, pour la compréhension de l’œuvre de Morgner. Ainsi peut-on lire dans le Faust :

Mephistopheles (in Fausts langem Kleide). Verachte nur Vernunft und Wissenschaft, Des Menschen allerhöchste Kraft, Lass nur in Blend’ und Zauberwerken Dich von dem Lügengeist bestärken, So hab’ ich dich schon unbedingt – 89

La façon dont Morgner déplace la question de la vérité s’inspire de cette nouvelle théodicée que Goethe introduit dans son Faust II, lorsqu’il procède à un déplacement du problème du mal. Dans sa préface à la traduction de Jean Amsler (1995), Claude David note que

Méphistophélès, qui n’avait guère de réalité dans les fragments précédents et qui se contentait du rôle médiocre de pourvoyeur des basses œuvres, trouve enfin sa vraie dimension. Comme il se définit lui-même, il est l’Esprit qui toujours nie et qui, voulant le mal, ne cesse de faire le bien. Une nouvelle théodicée se dessine : le mal absolu n’existe plus, la négation est féconde ; c’est elle qui évite que le monde ne s’endorme et ne croupisse ; elle est le moteur de la vie ; une dialectique neuve apparaît, qui n’a ni fin ni règle préalable. Tout est mouvement et invention.90

Il aura été aisé pour Morgner de réconcilier cette approche avec la logique d’une dialectique qui lui était familière, sa dimension téléologique en moins. Dans ce cadre, la non-vérité devient principe même du mouvement de production de vérité. Dans cette perspective, la non-vérité de la femme démonisée en sirène, sorcière ou Pandore, la non- vérité de la narration, apparait tel Méphistophélès, comme ce « compagnon qui stimule et

89 Vers 1851-1855, J.-W. Goethe, Faust. Trad. de Henri Lichtenberger, coll. bilingue, Paris, Aubier Montaine,

p. 59.

agit et doit se comporter en Diable », que « Dieu lui-même qui a placé au côté du mortel »91. La narration se trouve ainsi redéfinie comme une négativité productive et créatrice, mal nécessaire à la production de vérité. Reposant à sa façon, après Goethe et après le texte des Mille et une nuits, la question de l’opposition entre Vernunft et

Wissenschaft d’une part et Lügengeist – Méphistophélès, le mal – de l’autre, Morgner va

choisir la voie d’une ambiguïté qu’elle fera jouer autant qu’elle peut.

C’est par le biais de sa pratique narrative, c’est-à-dire en insistant sur la performance et la temporalité des récits, sur les traces laissées par le travail de narration, la répétition et la réécriture, que Morgner viendra, à la suite de Schahrazade, constamment miner et déconstruire ses propres efforts pour parvenir à la connaissance. Ainsi, dans

Amanda. Ein Hexenroman, son personnage de la sirène Beatriz, prenant acte de l’héritage

de l’Aufklärung, fera enquête sur les mythes aux fins de sa quête de connaissance mais elle déstabilisera du même coup ce travail par sa pratique narrative fondée sur la réécriture. Il ne lui sera donc jamais possible de prétendre parvenir à rendre compte « sans reste » de la réalité des mythes, objets de son enquête. Au contraire, sa pratique de la réécriture attire toujours l’attention sur ce qui échappe à l’analyse et sur le fait que toute science des récits demeurera toujours insuffisante à rendre compte de manière exhaustive de ce qui est en jeu dans la narration. Si l’enjeu d’une étude des récits n’est plus, pour Bele, le départage entre le vrai et le faux, il ne se réduira pas non plus pour Morgner, comme vont le démontrer ses prochains romans, à un simple déchiffrage des enjeux idéologiques qui les déterminent. La problématique de la narration telle qu’introduite dans Hochzeit in Konstantinopel, plus particulièrement le double mouvement du travail fait simultanément pour en extraire le sens, c’est-à-dire la vérité, et pour déstabiliser ce sens, demeurera essentiel pour une lecture de l’ensemble des deux premiers tomes de la trilogie. La déconstruction de la possibilité d’une science des récits opérée par la narration sera également centrale à sa conception du rapport à la tradition, celui-ci ne pouvant plus se réduire à un travail d’analyse permettant

au sujet de se séparer, de se libérer de la tradition, de parvenir à l’étudier à partir d’une position de surplomb.

Chapitre III : Séductions et mensonges du merveilleux de

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