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Chapitre IV : Séduction et mensonges du conte dans Leben und Abenteuer

B. Réécriture du conte de la Belle au bois dormant ou la difficile entrée de la femme dans

B. 3 Du conte aux témoignages : le récit de Laura Salman

Laura reprend les contes de la Trobadora et de Benno pour les insérer dans son propre récit. Que savons-nous de son récit qui nous fait passer de l’oralité à l’écriture ? En fait, le peu que nous en dit la narratrice dans ses Vorsätze : qu’elle y eut accès par le biais d’un manuscrit et ce que nous en apprend le titre du roman, qui fait référence à ce texte comme à une collection de témoignages (Zeugnisse) i.e., par définition, un ensemble pluriel de récits visant, chacun à sa façon, l’établissement de la vérité. Le but de l’exercice n’est pas, cette fois, de faire état d’un désenchantement du réel, de montrer que ne s’y concrétisent ni les promesses du conte sous la forme d’un Prince charmant ni les promesses de l’Histoire version féministe. Le but visé n’est pas non plus de consoler en ré-enchantant le réel, c’est-à-dire de montrer comment celui-ci s’achemine vers la réalisation de l’utopie socialiste. Le texte de Laura cherche à rendre hommage. À cette fin, Laura semble se contenter de rapporter des récits, souvent contradictoires, comme s’ils étaient porteurs d’autant de vérités, de leur donner voix sans ajouter de commentaire de son cru. La vérité demeure ici, par définition, plurielle.

Bien sûr, la vérité lui importe. Ainsi, on peut penser que c’est dans le but de rendre hommage à son amie disparue qu’elle prend la plume et se lance dans l’écriture de son manuscrit, elle dont l’écriture n’est pas le métier, c’est entre autres choses en réaction au récit que lui a fait Benno, afin de rétablir la vérité des faits. Car, et là réside certainement une bonne part de l’ironie ressentie à la lecture de l’étrange conclusion du roman, on ne peut qu’imaginer la réaction navrée de Laura entendant le récit pourtant bien intentionné de son mari qui ne désire, semble-t-il, que lui plaire et la consoler. Elle qui voyait déjà d’un mauvais œil son amie trahir sa vocation première de Trobadora145, comment pourrait-elle accepter ce récit apologétique d’une Trobadora ayant mis ses talents de poète au service

145 «Ich versteh nicht, wie sich eine Trobadora drängeln kann, ihren Enthusiasmus so zu verfeuern», sagte

exclusif et peu imaginatif de la politique ? Selon toute apparence, pour Laura, le conte de Benno, ne peut être qu’inadéquat, exigeant de sérieuses rectifications. Or voilà justement ce qu’elle ne fait pas, se contentant de nous le rapporter, comme un témoignage parmi d’autres. Dans ses Vorsätze, la narratrice rapporte les propos de Laura s’expliquant sur son peu d’intérêt à devenir elle-même auteure d’une Vita de la Trobadora. Elle s’exclame :

« Seßhafte Beschäftigungen bekommen mir nicht. », ajoutant aussitôt : « Auch fiele mir schwer, zu entscheiden, ob gelacht oder geweint werden sollte. Schluß mit dem Geschreibsel. »146. Faut-il prendre au pied de la lettre cette remarque par laquelle Laura semble vouloir humblement suggérer qu’elle ne possède pas la sophistication nécessaire pour faire le tri entre les récits qu’elle rapporte, ni entre les catégories du vrai et du faux, de l’historique et du légendaire qui importeront tant à la narratrice ? C’est ce que cette dernière semble croire et vouloir nous laisser croire, elle qui juge que le manuscrit de Laura a besoin d’être ordonné et réorganisé avant d’être publié. Mais, si ce n’est pas par incompétence et ignorance que Laura refuse de procéder au tri, que doit-on en conclure ?

L’attitude de Laura ne relève pas d’un simple parti-pris de relativisme selon lequel tout serait bon à noter dans cette vaste compilation destinée à rendre possible un jour l’écriture de cette fameuse Vita par une autre qu’elle-même. Son travail de réécriture et d’organisation des témoignages est d’un autre ordre, sa façon de prétendre être incapable de juger est trompeuse et ne constitue possiblement qu’une façon de flatter la narratrice tout en s’assurant de lui faire accepter la responsabilité du manuscrit et du travail éditorial. En quoi consiste son travail ? C’est comme si, au récit proposé par sa compilation de témoignages sur la vie et les aventures – la fortune – d’une anachronique Trobadora dans la modernité, Laura en ajoutait un autre, parallèle, concernant la fortune du conte dans la modernité et sa ré-émergence constante sous le couvert de formes plus modernes de récits avec lesquelles il entre en dialogue. Ainsi propose-t-elle une lecture des contes de Benno et de la Trobadora comme autant de mises en scène de la rencontre des genres narratifs du conte et de l’Histoire (féministe ou socialiste) compris comme genre narratif moderne par excellence.

Sa représentation de ces versions modernes du conte attire notre attention sur la récurrence de la forme du conte – et du « contenu de sa forme » selon les termes de H. White – , dans des formes plus modernes de récits, refaisant surface chargés d’enjeux idéologiques qui leur étaient originellement étrangers. Là où le récit de Laura vise à faire état de telles rencontres entre genre du conte et formes modernes de récits147, le récit de la narratrice, par sa réécriture, témoigne au contraire d’un souci de remettre chaque genre à sa place et de bien marquer les frontières entre les deux.

Laura redéfinit les récits qu’elle nous présente comme autant de réécritures modernes du conte et, ce faisant, les transforme en « témoignages ». En d’autres mots, elle suggère de les lire autrement, d’en faire une lecture en quelque sorte diagnostique, on pourrait dire presque, « archéologique »148. Fondamentalement, la réécriture de Laura procède à une ré-articulation du rapport entre conte et vérité. Dans sa forme originale, ce que le conte enseignait, proposait, c’était une leçon dont il assurait la transmission. Il constituait « à sa manière modeste un petit ouvrage didactique »149. En transformant les contes de Benno et de la Trobadora en témoignages et en les insérant dans un cadre narratif qui force le lecteur à les considérer d’un œil nouveau, à adopter un autre mode de lecture, le récit de Laura opère un renversement important. Bien sûr, le geste n’est pas nouveau. Ainsi, les frères Grimm, déjà, abandonnant la conception du conte comme récit sans conséquence, récit pour enfants et nourrices, le redéfinirent comme porteur d’une vérité venue du fond des âges, héritée du mythe150. Le geste de Laura est différent ; elle situe ailleurs la « vérité » du mythe. Elle fixe par écrit, donc sauvegarde, mais ce qui l’intéresse, ce n’est pas la préservation « muséale » d’une vérité du conte, vérité authentique et immuable, riche héritage à fixer pour la sauver de l’oubli, mais au contraire sa récurrence sous de multiples

146 Ibid., « Vorsätze », p. 12.

147 Tout l'intérêt est pour Morgner dans la confusion des genres en général, littéraire et autres. 148 Michel Foucault, L’Archéologie du savoir. Paris, Gallimard, 1969, 288 p.

149 Marthe Robert, « Préface », dans Grimm, Contes. Paris, Gallimard, 1976, p. 16.

150 Lien entre conte et mythe. Marthe Robert : «À la fois trop étroite et trop large, la théorie des frères Grimm

apparaît maintenant comme une hypothèse, mais on lui doit un rapprochement fécond entre deux ordres de phénomènes jadis fort éloignés dans la pensée des érudits.» (... (Marthe Robert, Ibid., p. 12).

formes, ses réécritures, sa ré-émergence dans les récits contemporains. Son texte documente la rencontre et le dialogue entre la forme du conte et des formes modernes de récits. Il attire notre attention sur ce qui, du conte, revient nous hanter jusque dans la modernité, et sur ce dont sa récurrence témoigne, soit de cette impossibilité dans laquelle nous sommes de nous débarrasser une fois pour toute du merveilleux, de l’impossibilité de faire l’économie d’une réflexion sur ses effets et ses pouvoirs, sur ce qui séduit en lui, autant la Trobadora que Benno, et après eux, le lecteur.

Cela nous renvoie à la question que posait de manière implicite l’énoncé d’ouverture des Vorsätze : quel besoin avons-nous de faire appel aux pouvoirs de l’enchantement, encore, à notre époque, dans un monde socialiste, un monde dominé par la raison instrumentale ? La vraie question serait peut-être celle-ci : pouvons-nous vraiment faire l’économie d’une réflexion sur l’omniprésence et la fonction du conte et du merveilleux dans nos récits modernes, dans la pensée moderne ? Si le roman s’ouvre sur le récit d’une Trobadora semblant s’extirper péniblement des brumes et des illusions du conte, il est significatif que ce même roman se termine sur le récit de Benno qui marque le retour apparemment inévitable de l’enchantement, mis cette fois au service de l’utopie socialiste. Laura anticipe déjà ici, en mettant en scène ces divers récits, les limites du programme de désenchantement radical que préconisera la narratrice, opération que cette dernière voudrait bien, s’en référant à l’énoncé final du roman et à la mort de la Trobadora, nous faire accepter comme d’ores et déjà chose faite et réglée.

Suggérer à la réflexion du lecteur la parenté du récit utopique socialiste avec le conte, le penser en fait comme forme moderne du conte, c’est suggérer que le merveilleux se trouve au fondement même de la pensée utopique. Or, l’idéologie socialiste qui la porte préconise un réalisme qui, d’une part, condamne les formes narratives du conte, qu’il rejette comme naïves ou fausses, et d’autre part, ne reconnaît pas sa propre dépendance vis-à-vis des moyens rhétoriques – des moyens de séduction – du conte, dès lors qu’il s’agit d’’enchanter’ et de convaincre. Une fois encore, le désir de démarquer le vrai du faux se heurte à la prise de conscience du fait qu’il existe quelque chose comme, d’une part une

efficacité politique de ce faux qu’on ne peut éviter de prendre en compte, et d’autre part, plus radicalement, un fondement du vrai dans le faux, un « mensonge comme fondement de la possibilité de vérité » comme je le formulais au sujet de Hochzeit in Konstantinopel, paradoxe de ces témoignages tous plus ou moins faux contribuant malgré tout à l’établissement de la vérité. Le travail de réécriture de Laura suggère de façon implicite que la question n’est pas tant d’opérer un retour au conte et au merveilleux comme le suggérerait la tradition romantique, d’en espérer un quelconque salut face aux excès contemporains de la rationalité instrumentale, que de prendre acte de ce qui, dans nos formes modernes de récits, relève encore du conte et du merveilleux et en dépend pour leur force de conviction. Elle suggère qu’il importe de réfléchir au phénomène de sa résurgence dans nos récits modernes et à la façon dont ces formes narratives conditionnent encore aujourd’hui nos façons de penser et notre imaginaire.

B. 4 Les différentes versions de l’h(H)istoire : travail éditorial de la

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