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Du mensonge comme fondement de la possibilité de vérité ou le re-mentir des récits de

Chapitre II : Séductions et mensonges de la femme et de la narration dans Hochzeit in

D. Du mensonge comme fondement de la possibilité de vérité ou le re-mentir des récits de

L’histoire du roi Schahriar, qui sert d’introduction au narrateur des Mille et une

nuits, fournit le prétexte et la motivation dramatique au déploiement de la narration par la

femme, à la performance narrative de Schahrazade. Ce récit ne tient pas seulement lieu d’introduction : il se présente comme « le » récit originel à partir duquel le narrateur bâtit tout l’édifice narratif des Mille et une nuits. Ce récit précède, mais surtout détermine la performance de Schahrazade, non seulement la problématique qu’elle relance à sa manière, mais plus directement le « lieu narratif » à partir duquel elle sera en mesure de prendre la parole à son tour, de construire son propre récit. En fait, c’est uniquement en rapport avec ce récit originel que devient lisible ce qu’accomplit effectivement sa performance narrative : le commentaire implicite qu’elle inscrit à sa suite, ainsi que l’illustration qu’elle fait d’une logique autre, d’une approche diamétralement opposée à celle du roi Schahriar, à l’égard du problème posé par le difficile départage de la vérité et du mensonge.

Que nous apprend ce premier récit des Mille et une nuits ? Non pas que la femme soit par nature mensongère ou encore, à l’image de Pandore, responsable de l’introduction du mensonge en ce monde, sorte de faute originelle. Il dit plutôt à quel point la découverte par l’homme de l’ambiguïté de la femme lui est intolérable et l’impossibilité où il se trouve à vivre avec le savoir de cette ambiguïté fondamentale. Or ce que la performance narrative de Schahrazade démontre, c’est que la narration, quoique tirant ses pouvoirs d’un même mélange ambigu de mensonge et de séduction qui empoisonne Schahriar, offre pourtant ce qui paraît être un début d’une solution à l’aporie vécue par ce dernier, assurant ainsi, non seulement le salut des jeunes femmes du royaume, mais également celui du roi, agissant ni plus ni moins comme une sorte de cure qui parvient à suspendre sa compulsion meurtrière. Là où, de toute évidence, les séductions de la femme n’auraient pas suffi – d’autres sont mortes avant elle – , celles de Schahrazade vont s’avérer probantes. La sagesse et le savoir

que lui attribue le narrateur, mais avant tout l’usage intelligent qu’elle saura faire de cet art du mentir qui est le sien, assureront le succès de la performance81. Étrangement, sa réplique à la colère du roi Schahriar consistera à lui servir, avec art, encore plus de ce poison qu’il ne peut tolérer82. Le remède au mensonge de la femme s’avère être le mensonge du récit, la multiplication des récits, la production d’une telle multitude de récits que devient illusoire tout espoir de fixer quelque vérité que ce soit.

Mais, il ne faut pas oublier que l’inscription des récits de Schahrazade à la suite de l’histoire du roi Schahriar est le fait du narrateur. En effet, toute narratrice qu’elle soit, Schahrazade demeure son personnage, et c’est uniquement à partir de son récit à lui que nous parvient sa voix. Par ailleurs, le narrateur ne fait que rapporter l’ensemble des contes des Mille et une nuits. En effet, ceux-ci ne sont pas de son cru : il introduit l’histoire du roi Schahriar par la formule « Il est raconté » et les récits de Schahrazade, à chaque fois, par une phrase telle que, « Première nuit. Schahrazade dit :[...] ». Son autorité n’est donc pas celle de l’Auteur ou du conteur mais celle de celui qui transmet. Ce qui ne signifie nullement que son rôle en soit un de pure transmission. Au contraire, par son re-mentir, sa performance particulière, sa re-présentation, ainsi que par son choix des récits et leur montage les uns à la suite des autres il produit effectivement son propre récit. De la sorte, sa mise en scène de la performance de Schahrazade, à la suite de l’histoire du roi Schahriar, n’est pas sans créer un effet de commentaire, sans inscrire implicitement une certaine « morale » au terme de l’ensemble narratif. En réponse à l’effort fou du roi Schahriar pour contenir la femme et le mensonge, à sa tentative désespérée pour littéralement bloquer le réel dans le vrai et contrôler une ambiguïté qui lui paraît ne pouvoir mener qu’au chaos, le narrateur des Mille et une nuits va littéralement illustrer, par sa mise en scène de la

81 Benslama insiste sur le fait que le conte n'est pas suffisant pour guérir le roi. Il note : «Il était une fois une

femme qui a rendu un homme fou et une autre qui le ramena à la raison. Réduites à ce simple énoncé, Les

Mille et une nuits sont le récit d'une restitution, en un sens à double fond : le récit comme thérapie et le récit

qui rapporte la thérapie du récit» et pousse plus loin l'analyse en soulignant le rôle joué par la petite sœur de Schahrazade dans la scène répétée chaque soir entre Schahriar et Schahrazade. Voir Fethi Benslama, op. cit., p. 230.

performance narrative de Schahrazade, l’efficacité d’une logique alternative. Plutôt que de conforter le roi Schahriar en lui offrant sur la scène du récit ce que la réalité lui a refusé et dont il doit éventuellement faire son deuil, c’est-à-dire la possibilité d’occuper cette position métanarrative qui rendrait possible un départage clair du vrai et du faux, la performance de Schahrazade lui indique une autre voie. Ce que suggèrent les récits de Schahrazade, c’est la possibilité, non de tolérer l’ambiguïté honnie, mais de tout fonder sur elle, de miser sur les possibilités ouvertes par celle-ci, de l’utiliser « avec art », aux fins de l’instauration d’une ordonnance nouvelle du monde, qui ne relève plus d’une conceptualité rigide, fondée sur la dichotomie entre un vrai et un faux absolu.

Le succès de la narration telle que mise en œuvre par Schahrazade, tient à la structuration du temps qu’elle opère en différant sans cesse la satisfaction du désir de son auditeur d’un épisode et d’un récit à l’autre en agissant à la façon d’un véritable relais et en prêtant au désir une existence dans la durée, ce qui permet au roi Schahriar d’enchaîner, de lancer un pont au-dessus du temps brisé, de l’abîme qui s’est ouvert sous ses pieds. Alors que le vain désir de vérité des deux frères aura eu les conséquences catastrophiques que l’on sait, la fiction et les mensonges de Schahrazade vont suggérer l’alternative d’une ambiguïté érigée en système, du désir d’une vérité toujours différée, bref d’une mouvance qui contraste avec la rigidité du système binaire vrai-faux qui bloque et immobilise la vie psychique du roi Schahriar. Celui-ci se trouve littéralement happé par la machine narrative de Schahrazade qui, en lui servant chaque nuit un nouveau récit, et non plus seulement une nouvelle victime, une nouvelle jouissance, impose une économie alternative à son désir et vient déjouer sa compulsion mortifère, lui permettant de réintégrer le cours de la vie en re- tissant, d’un récit à un autre, par une chaîne de mensonges, la trame du temps. La narration apparaît ainsi comme un art qui agit sur les mécanismes de structuration du désir et libère de la tyrannie de l’Un et du Vrai. Il permet d’instaurer une ordonnance du monde qui ne soit pas garante d’’une’ vérité, mais qui s’appuie sur la fluidité d’une multitude de petits récits qui, prenant le relais les uns des autres, forment un tissu suffisamment stable pour assurer la structuration du désir dans la durée. La chaîne narrative vient remplacer l’ancrage

dans le vrai par un ancrage dans le récit, condition de la possibilité du vrai, elle permet non pas de « faire avec » l’indécidable, mais de bâtir à partir d’elle un fondement d’une autre nature83.

La logique alternative illustrée par la performance de Schahrazade en réponse à l’histoire du roi Schahriar n’est pas sans lien avec ce dont traite le commentaire que fait Derrida dans « La Pharmacie de Platon »84 sur le discours de Theuth rapporté par Platon dans le Phèdre. Dans ce commentaire, il s’agit justement du déplacement de la question de la vérité par la répétition et la production de différence. Sauf que, « différence » majeure, Derrida renvoie le tout à cette écriture qu’il définit comme antérieure à la parole85 – la langue étant déjà une écriture – et non pas à la narration, aux récits et aux mythes pensés comme langage, ainsi que cela sera exploré dans la fiction de Morgner. Quoiqu’il en soit, il est intéressant de lire ce passage comme s’il s’agissait d’un commentaire du texte des Mille

et une nuits. Dans ce qui suit, je me permets de citer simplement et d’annoter le texte fort

dense de Derrida afin de souligner la pertinence de cette pensée pour une compréhension de la problématique de la narration telle qu’illustrée par la mise en scène de la performance de Schahrazade dans les Mille et une nuits86.

Répétons. La disparition du bien-père-capital-soleil // de la possibilité de départager

le vrai du faux que seule rendrait possible une position métanarrative // est donc la

condition du discours [...] // de la narration //. La disparition de la vérité comme présence, le dérobement de l’origine présente de la présence est la condition de toute (manifestation) // performance // de vérité. La non-vérité est la vérité. La non-présence est la présence. La différance, disparition de la présence originaire, est à la fois la condition de possibilité et la condition d’impossibilité de la vérité. À la fois. « À la fois » veut dire que l’étant-présent (on) dans sa vérité, dans la présence de son identité et l’identité de sa présence se double dès qu’il apparaît, dès qu’il se présente. Il

83 Don Quichotte, incapable de tolérer l’ambiguïté, choisissait de bloquer la vérité et l'interprétation du côté de

l’origine qu’est pour lui le Livre.

84 Jacques Derrida, «La pharmacie de Platon» dans Platon, Phèdre. Paris, Flammarion, 1989, (première

version parue dans Tel Quel, no. 32 et 33, 1968), p. 255-403.

85 Jacques Derrida, L’écriture et la différence. Paris, Seuil, 1967 86 Nous soulignons. Nos commentaires en caractères gras.

apparaît, dans son essence, comme la possibilité de sa propre duplication // structure

circulaire et répétitive des récits de Schahrazade, leur multiplication //. C’est-à-

dire, en termes platoniciens, de sa non-vérité la plus propre, de sa pseudo-vérité réfléchie dans l’icône, le phantasme ou le simulacre. Il n’est ce qu’il est, identique et identique à soi, unique, qu’en s’ajoutant la possibilité d’être répété comme tel.87

La disparition de la face ou la structure de répétition ne se laissent donc pas dominer par la valeur de vérité. L’opposition du vrai et du non-vrai est au contraire tout entière comprise, inscrite dans cette structure ou dans cette écriture générale // dans le

mouvement de la narration //. Le vrai et le non-vrai sont des espèces de la répétition.

Et il n’y a pas de répétition possible que dans le graphique de la supplémentarité, ajoutant, au défaut d’une unité pleine, une autre unité qui vient la suppléer, étant à la fois assez la même et assez autre pour remplacer en ajoutant. Ainsi, d’une part, la répétition // la multiplicité des récits de Schahrazade // est ce sans quoi il n’y aurait pas de vérité : la vérité de l’étant sous la forme intelligible de l’idéalité découvre dans

l’eidos ce qui peut se répéter, étant le même, le clair, le stable, l’identifiable dans son

égalité à soi. Et seul l’eidos peut donner lieu à la répétition comme anamnèse ou maïeutique, dialectique ou didactique. Ici la répétition se donne comme répétition de vie. La tautologie est la vie ne sortant de soi que pour rentrer en soi. Se tenant auprès de soi dans la mnèmè, dans le logos et dans la phonè. Mais d’un autre côté, la répétition est le mouvement même de la non-vérité : la présence de l’étant, s’y perd, s’y disperse, s’y multiplie par mimèmes, icônes, phantasmes, simulacres, etc. Par phénomènes, déjà. Et cette répétition est la possibilité du devenir sensible, la non-idéalité. Du côté de la non-philosophie, de la mauvaise mémoire, de l’hypomnèse, de l’écriture. Ici la tautologie est la sortie sans retour de la vie hors de soi. Répétition de mort. Dépense sans réserve. Excès irréductible, par le jeu du supplément, de toute intimité à soi du vivant, du bien, du vrai.

Ces deux répétitions se rapportent l’une à l’autre selon le graphique de la supplémentarité. C’est dire qu’on ne peut pas plus les « séparer » l’une de l’autre, les penser à part l’une de l’autre, les « étiqueter», qu’on ne peut dans la pharmacie distinguer le remède du poison, le bien du mal, le vrai du faux, le dedans du dehors, le vital du mortel, le premier du second etc. Pensé dans cette réversibilité originale, le

pharmakon est le même précisément parce qu’il n’a pas d’identité. Et le même (est) en

supplément. Ou en différance. En écriture // En narration //88

E. Narration contre discours scientifique : déplacement de la question de

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