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Une histoire de ménestrelle : performance de l’auteure

Chapitre III : Séductions et mensonges du merveilleux de la Gauklerlegende à Leben und

B. Performance et travail de représentation dans Gauklerlegende

B. 3 Une histoire de ménestrelle : performance de l’auteure

La narratrice met en scène la faillite de la protagoniste à déplacer véritablement la figure de Rade vers cette autre « vitrine », littéralement Schaukasten (display cabinet ou cabinet vitré), celle du « réel » de sa vie conjugale, après l’avoir pourtant elle-même fait intervenir dans les scènes de maisons de poupées représentées à l’intérieur de chacun des six dés et, par la suite, déplacé vers chacun des six tableaux de son récit de création. À ce point, le réel en question nous apparaît comme une sorte de Kasten ou Schaukasten parmi d’autres possibles, l’un des nombreux supports prêtés à la représentation dans le cadre de cette série.

Et pourtant, alors que Wanda émerge de sa rêverie, prête à retourner au « réel » de sa vie conjugale avec Hubert, que fait-elle ? Elle semble apparemment rendre les dés, et Rade avec eux, à ce « réel » que figure l’intérieur domestique bourgeois. Ce faisant, elle nous renvoie à la genèse du récit puisque c’est ce même intérieur domestique, royaume traditionnel du « Tat » de la femme, qui avait originellement servi de matière première à la représentation, puis « mis en boîte » et donnée à voir en trois dimensions dans les Kästen des maisons de poupées et dans les vitrines du musée, avant d’être repris à l’intérieur des dés, modifié par l’insertion du personnage de Rade, et repris enfin dans les six tableaux narratifs du récit de création de Wanda. Mais si, suivant cette logique, le récit de la narratrice retourne effectivement les dés au réel, c’est en s’assurant en même temps de charger la protagoniste Wanda de les enfermer à nouveau rapidement dans cet autre « Kasten » qu’est la vitrine de la bibliothèque, où ils demeureront à l’abri mais surtout à l’écart, le réel du quotidien du couple étant dorénavant bien à l’abri de toute intervention du merveilleux. Notons que, d’un emboîtement et d’un Kasten à l’autre – d’une représentation à une autre – , vitrine, maisons de poupées, salles d’exposition du musée, dés, jusqu’aux « boites narratives » qu’auront été chacun des tableaux du récit de création de la protagoniste et finalement jusqu’aux vitrines de la bibliothèque, le texte dans son ensemble, avec tous ses emboîtements narratifs, nous a éloigné toujours plus de la référence à un hypothétique réel et rapproché de façon significative de l’univers du livre, de l’univers de la représentation écrite. Peut-être faut-il concevoir le livre comme le support ultime de la représentation, le « Kasten » ultime de notre série.

Ce retour au livre sert à rappeler à l’attention du lecteur la fortune du récit de création de la protagoniste Wanda qui, retravaillé par la narratrice sous la forme d’un conte critique – la Gauklerlegende – , puis par l’auteure sous la forme d’un Spielfraungeschichte, aura finalement été publié, sous le titre de Gauklerlegende. Eine Spielfraungeschichte (Légende de jongleur. Une histoire de ménestrelle). Morgner procède ici de la même manière que dans Leben und Abenteuer, alors qu’elle ajoutait au titre du roman de la narratrice, soit « Leben und Abenteuer der Trobadora Beatriz nach Zeugnissen ihrer

Spielfrau Laura », un descriptif générique additionnel, « Roman in dreizehn Büchern und sieben Intermezzos », visant à souligner l’intervention ultérieure, la réécriture d’une

instance auctoriale. Dans le cas qui nous intéresse, on retrouve sur la jaquette du livre une forme courte du titre, soit Irmtraud Morgner : Gauklerlegende, qui renvoie au texte de la narratrice, puis à la page de garde, Irmtraud Morgner : Gauklerlegende. Eine Spielfraungeschichte, qui renvoie à celui de l’auteure. La juxtaposition des deux titres

évoque la juxtaposition des deux textes et souligne le passage du genre légendaire (même critique et ironique) de la narratrice, à une catégorie générique nouvelle développée par l’auteure, celle de la Spielfraungeschichte. Par ailleurs, l’insertion du nom de l’auteure dans l’énoncé du titre souligne une fois encore la série des interventions qui ont marqué le texte : d’abord celle de Wanda, protagoniste, narratrice et auteure, et enfin celle de Morgner, qui orchestre le tout, c’est-à-dire l’intervention des différentes instances narratives, de leurs réécritures respectives.

Le titre de la jaquette du livre, Irmtraud Morgner : Gauklerlegende, nous indiquait que Irmtraud Morgner présentait au lecteur une légende de jongleur. Dû à la plume de la narratrice, ce récit témoignait effectivement du regard critique et ironique qu’aurait porté rétrospectivement le personnage de Rade sur l’apparente contradiction entre le récit de création de Wanda et son comportement ultérieur. Cette « légende » nous invitait ainsi à procéder à une relecture du récit de création de la protagoniste. Le titre de la page de garde,

Irmtraud Morgner : Gauklerlegende. Eine Spielfraungeschichte nous précise que si

Irmtraud Morgner nous présente bien une « légende de jongleur », c’est en réalité une légende de jongleur « telle que rapportée par une histoire de ménestrelle », réécrite c’est-à- dire re-présentée par elle. En effet, l’auteure Wanda, assumant ouvertement sa fonction de ménestrelle, met en scène le récit de la narratrice, le recadre et le commente à son tour. Elle l’inscrit dans un cadre narratif plus large comprenant à la fois titre, sous-titre, ainsi qu’un matériel para-textuel incluant un ensemble de six photographies montrant les scènes

aperçues par Wanda à l’intérieur de chacun des dés123. Ce faisant, elle nous invite à une relecture de la « légende de jongleur » de la narratrice. Ce ne sont donc ni le récit de création de Wanda, geste de démiurge permettant l’émergence des mondes imaginaires, ni son geste de mise sous verre des dés, qui met fin à cette expérience, ni non plus le « faire » critique de la narratrice, introduisant la possibilité de l’ironie et du regard critique, qui, en dernière instance, apporteront une réponse décisive à la question lancée en introduction concernant la nature du « andre Tat » de la femme. Ce sera finalement le « faire » – le « Tat » – de l’auteure qui, par le biais de son « histoire de ménestrelle », procède à renouveler et à relancer autrement les termes de l’expérimentation lancée en début de roman. Quels sont les déplacements introduits par son geste de représentation ? Pour répondre à cette question, il faut s’attarder quelque peu au sous-titre que l’auteur attribue à son texte, soit « Eine Spielfrauengeschichte ».

Morgner tient à préciser le genre littéraire auquel appartient son texte, comme elle le fera à nouveau pour ses deux prochains romans, Leben und Abenteuer et Amanda. Quitte à inventer la catégorie générique qui lui convient si celle-ci n’existe pas encore. Sa féminisation du terme « Spielmann » en « Spielfrau » (ménestrelle) désigne clairement la figure de la protagoniste, confirme bien le statut secondaire du personnage de Rade. Le travail de réécriture mis en scène par ce texte confirme le passage du paradigme de création au paradigme de performance. La référence au paradigme de création, suggérée initialement par la référence à la Genèse et par le modèle du récit de création, a en réalité déjà été abandonnée par la protagoniste, dont le travail s’inspire du modèle de son alter ego, le jongleur Rade. L’attribution du sous-titre Spielfraungeschichte par l’auteure souligne ainsi l’importance de la performance comme modèle pour ce « faire » de la femme qui cherche encore sa forme mais que Morgner s’est donné pour tâche de nommer et de définir. Il est à noter que ces deux paradigmes renvoient à des modalités tout à fait différentes du rapport à la tradition. Alors que le paradigme de création nous renvoie à une origine, à une création ex-nihilo, le modèle de performance, qui emprunte ses moyens au

collage dans Gauklerlegende renvoie à un processus de constante « re-présentation », d’incessante relance de la représentation. Il permet de surimposer et de confronter divers niveaux de narration et de réécriture, fruit du travail de plusieurs instances narratives. La logique qui sous-tend un tel modèle de rapport à la tradition, avec sa multiplication de niveaux et de réécritures, s’inscrit dans la même lignée que la logique de multiplication des récits déployée par Schahrazade dans Hochzeit in Konstantinopel face à un Schahriar anxieux de protéger l’unité et l’identité de la vérité. Multiplication des récits ou multiplication des « performance de récits », il devient impossible d’attribuer une origine unique, une vérité à un texte. La vérité du texte, s’il en est une, se situera plutôt dans ce qu’offre à lire l’entrecroisement dialogique de ses différentes versions, des performances et des voix narratives qui le tissent. Du re-mentir de la Bele de Hochzeit in Konstantinopel, à la performance de Wanda, protagoniste, narratrice et puis auteure-ménestrelle dans

Gauklerlegende, jusqu’aux « témoignages » de Laura, ménestrelle de Leben und Abenteuer,

une même tendance s’affirme dans le sens d’une « vérité » plurielle introduite par le re- mentir d’une constante réécriture. La vérité de la représentation se situe du côté du travail de re-mentir de la représentation – le « réel » soumis à une série de mises en boîte, de re- présentations, de réécritures successives – et certainement aux antipodes de toute approche platonicienne ou réaliste selon laquelle l’ancrage dans le « réel » serait garante de vérité.

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