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Éloge funèbre et fin de l’utopie : « Denn natürlich war das Land ein Ort des

Chapitre IV : Séduction et mensonges du conte dans Leben und Abenteuer

B. Réécriture du conte de la Belle au bois dormant ou la difficile entrée de la femme dans

B. 5 Éloge funèbre et fin de l’utopie : « Denn natürlich war das Land ein Ort des

Si, par son conte, Benno semblait vouloir peindre le tableau de ce qu’aurait pu être l’heureux mariage entre pays et merveilleux socialiste pour le bénéfice de Laura, ce n’est finalement que pour, dans une étrange volte-face, renvoyer brutalement au passé ce conte de l’utopie politique, et ce, par le biais de l’itération, « Denn natürlich war das Land ein

Ort des Wunderbaren ». De quoi s’agit-il ? Simplement de déployer ce que cette utopie

aurait pu être afin de permettre à Laura de faire son deuil tout à la fois de son amie et de l’utopie ? L’itération finale du roman étant directement précédée de la phrase « Da

überwand die proletarische Solidarität ihrer Bewohner, international bewährt sogar die Barriere der Familie », elle se trouve à renvoyer également au passé la promesse faite à la

femme par le socialisme de lui ouvrir un espace alternatif pour ce « Tat » qui lui permettrait de faire son entrée dans l’Histoire, l’espace de la solidarité prolétarienne. Cet espace, autre que celui de la famille et du mariage promis par le conte, la Trobadora le cherchera en vain tout au long du roman.

L’itération finale est-elle véritablement le fait de Benno ? Difficile de le savoir. Quoiqu’il en soit, du point de vue de la narratrice, il ne remplit que trop efficacement une fonction de structuration (circulaire) de l’ensemble des récits qui constituent le roman, en

154 L’approche de la narratrice se veut une science des récits. La réécriture de l’auteure interviendra pour

remettre en question la possibilité de cette position, d’une analyse marxiste du récit, et plus généralement de la narratologie moderne.

faisant écho à l’énoncé d’ouverture de celui-ci. La juxtaposition des deux énoncés met en évidence la mise au passé de même que le recours à la conjonction « denn », qui introduit ce qui se laisse lire comme une explication et même une justification du récit et de sa conclusion. La scène peinte par Benno, sa référence à la solidarité prolétarienne, semble-t- elle trop incroyable, trop naïve, ou même trop « datée » pour que l’on puisse espérer que le lecteur est-allemand l’accepte facilement ? C’est possible, mais surtout, « excuser » ou expliquer quoi que ce soit par souci de la réception relève clairement de la logique propre à la narratrice-éditrice, et ce, renvoi de l’utopie au passé de la légende n’est pas sans remplir certaines fonctions importantes dans sa perspective à elle. Sa logique de désenchantement préconise en effet que l’on fasse table rase de toutes les illusions, non pas uniquement de celles de la légende et du conte, mais aussi de celles portées par l’utopie socialiste.

Ce procédé de réitération permet à la narratrice de structurer son récit de façon claire : il assure la clôture de l’expérimentation ouverte en début de roman de la même manière que, faisant écho au conte de la Trobadora, celui de Benno permettait d’en marquer la fin. Si, dans les Vorsätze, il semblait possible de résumer l’approche de la narratrice par « le merveilleux sera moderne et socialiste ou il ne sera pas ! », cet énoncé à la fois utopique, programmatique et résolument tourné vers le futur, en fin de roman, l’itération de l’énoncé final du récit de Benno déclare chose du passé cette expérimentation de déploiement du merveilleux dans le quotidien du pays socialiste qui avait consisté à introduire clandestinement au vingtième siècle une Trobadora du douzième siècle. Dans

Gauklerlegende, le merveilleux figuré par le Gaukler évoluait uniquement sur la scène de

l’imaginaire de Wanda, qui reculait ensuite devant sa mise en action effective dans le « réel », inconséquence que soulignait ironiquement la narratrice. Poussant l’expérimentation une étape plus loin dans Leben und Abenteuer, et ce, dès l’ouverture du

155 Titre d’un essai de Nathalie Sarraute, figure de proue du nouveau roman, publié en 1956, dans lequelle elle

récuse lesconventions du roman traditionnel. Elle y décrit la nature novatrice des oeuvres de Virginia Woolf, de Joyce, de Proust et de Dostoïevski.

roman, Morgner lance sa Trobadora sur la scène du réel156, mais uniquement pour la retirer de la circulation en fin de roman, littéralement l’éliminer – et avec elle l’enchantement, l’utopie et le merveilleux. Ce n’est plus comme dans Gauklerlegende l’entrée dans la vie conjugale qui semble rendre superflu, ou même dangereux, le merveilleux, mais l’arrivée au pouvoir du Parti socialiste français, la concrétisation de l’utopie. Le conte est différent mais la logique est similaire.

L’énoncé final semble nous confirmer, comme si l’annonce de la mort de la Trobadora n’y avait pas suffi, que l’utopie figurant la rencontre entre « Land » et « Wunder » s’est avérée un échec. Si le réveil de la Trobadora à notre époque figurait l’heure zéro de cette « h(H)istoire » des aventures de l’utopie au vingtième siècle, que nous contait le roman, la mort de la Trobadora, le renvoi de l’utopie et du merveilleux au passé de la légende et l’avènement au pouvoir du parti socialiste français figurent l’heure zéro d’une toute nouvelle h(H)istoire. Par sa référence indirecte à l’Histoire, la phrase de clôture du roman (« Denn natürlich war das Land ein Ort des Wunderbaren. ») recadre littéralement l’ensemble du récit, nous force à le revoir sous un éclairage neuf, à procéder à une relecture. La victoire du Parti socialiste français ne marque-t-elle pas ironiquement le moment tant attendu d’une certaine entrée de l’utopie dans l’Histoire, le moment de l’ouverture d’un espace nécessaire à sa réalisation ? Au contraire, il est suggéré à notre réflexion que cette réalisation politique ne peut, par définition, que marquer la fin d’une utopie désormais superflue dans un présent entièrement balisé, et ce, sans reste possible, par un discours politique qui prétend avoir désormais le monopole de la représentation, donc de la définition, du réel et de ses possibles.

À nouveau, comme déjà dans Hochzeit in Konstantinopel et dans Gauklerlegende, la question suivante se trouve soulevée : faut-il conclure à l’échec de l’expérimentation narrative annoncée au début de son roman qui fondait son projet d’écriture ? Morgner met effectivement en scène un tel échec mais, cette fois, la narratrice semble applaudir. Comme

156 Tel que mentionné dans l’introduction, au contraire, dans le « Griechisches Vorspiel » de Amanda,

si l’élimination de l’utopie socialiste et, avec elle, du scénario proposé pour une entrée de la femme dans l’Histoire et le déploiement de son « Tat » sur la scène de la solidarité prolétarienne, lui apparaissait la condition nécessaire – le désenchantement nécessaire – à la relance d’une nouvelle expérimentation, à la recherche d’un nouveau scénario fondé sur des bases nouvelles, plus adéquates.

À cet égard, il est intéressant de se pencher sur le court passage qui clôt les

Vorsätze. Il s’agit de l’oraison funèbre dédiée à la Trobadora et prononcée à ses funérailles.

La narratrice nous rapporte que,

Ein Mann, den ich zunächst für einen gemieteten Grabredner hielt, pries die Schönheit der alterslosen Erscheinung in dunklen Worten. Laura behauptete, er wäre der bekannte Pomerenke. Schließlich gelobte er der Toten, als Dichter den Schleier zu nehmen, allen schönen Klängen zu entsagen und das Vermächtnis der Trobadora in politischen Kämpfen ausfechten zu wollen157.

Cette oraison funèbre se présente comme une nouvelle réécriture, en une forme très brève, du récit de la vie de la Trobadora. En faisant référence au poète nommé Pomerenke, comme à un « faiseur d’oraisons à gages »158, la narratrice souligne bien sûr lourdement la motivation de son exercice poétique. Benno conte pour consoler Laura, Laura rassemble divers témoignages afin de rendre hommage à son amie décédée, la narratrice réorganise les témoignages de Laura afin de mieux « faciliter la tâche au lecteur », ayant en vue la réception de son livre et la censure. Le faiseur d’oraisons à gage veut, quant à lui, plaire à ceux qui sont venus dire adieu à la Trobadora, mais surtout se conformer à la doxa politique. À chaque production de récit, correspond une motivation et des « Vorsätze », dont le lecteur se trouve clairement informé. En d’autres mots, chacun « re-ment » le récit d’une façon qui dessert ses fins, les poètes y compris, qui mettent leurs talents au service du politique ou de l’occasion sociale et ne sont pas, dans leur production de récits, plus exempts de soupçon que les autres. En mettant ce discours dans la bouche d’un homme

157 Vie et aventures de la Trobairitz Béatrice, op. cit., p. 14. 158 Ibid., p. 14.

qu’elle désigne elle-même comme un « Grabredner », c’est-à-dire un professionnel de l’oraison funèbre, un homme payé pour la circonstance, la narratrice met sérieusement en doute la validité de ce que Laura aurait nommé son « témoignage » et incite le lecteur à ne pas le prendre aux mots alors qu’il promet à la morte : « [...] als Dichter den Schleier zu

nehmen, allen schönen Klängen zu entsagen und das Vermächtnis der Trobadora in politischen Kämpfen ausfechten zu wollen. »159

Dans son organisation éditoriale des témoignages de Laura, qu’elle juxtapose les uns aux autres à des fins critiques, la narratrice semblait laisser le dernier mot à Benno en plaçant son conte à la fin du livre. De façon symétrique, elle conclut ses Vorsätze, texte dont la rédaction vient clore son travail éditorial, par ce court récit qu’est l’oraison funèbre qui fait écho au récit de Benno, et qu’elle juxtapose à l’ensemble de la diégèse du roman, semblant vouloir le résumer en quelques mots, de façon réductrice. En fait, la narratrice ne nous renvoie pas tant des mensonges du conte socialiste et de l’utopie politique à ceux d’un faiseur d’oraison à gages, mais d’une « version » à l’autre de l’histoire et du livre. Or, quelques lignes plus haut, tout juste avant d’introduire cette nouvelle version de la vie de la Trobadora dans le texte de ses Vorsätze, la narratrice faisait référence à la fidélité de sa propre « Buchfassung », littéralement de sa propre version du livre. Le mot qu’elle utilise est important. En effet, pour la narratrice, voilà ce qui s’accumule : non pas des « témoignages » comme l’aurait conçu Laura, motivés par ce que chacun croit être la vérité, mais des « versions » possibles de l’h(H)istoire, c’est-à-dire des « re-mentir » divers, différentes constructions motivées d’une même histoire. En introduisant, au terme de son travail de rédaction, le récit de Pomerenke dans ces Vorsätze qui ouvre le roman, c’est une nouvelle « version du livre », radicale et réductrice, plus encore que celle de Benno, que la narratrice propose au lecteur. Pour lui laisser, en quelque sorte, le dernier mot. Cela devrait- il nous étonner ?

En réalité, ce récit de Pomerenke pousse encore un peu plus loin la logique de réécriture socialiste du conte de Benno en tenant pour acquis le fait que la Trobadora ait

choisi non seulement de mettre ses talents de poète au service de la solidarité prolétarienne, mais également de renoncer complètement à la poésie pour se mettre au service du politique, « dans l’arène du politique ». Si Benno instrumentalise la littérature et la poésie, le poète Pomerenke la déclare, lui, superflue et même nuisible puisqu’elle est à même de nuire à un investissement complet dans l’action politique. Convaincu de ce fait, il se dit prêt à abandonner sa vocation. Véritables mises en abyme, les réécritures de Benno et de Pomerenke reprennent sous une forme réduite et en des points stratégiques, soit au tout début et à la toute fin du roman, l’ensemble de la structure narrative de celui-ci, soit le récit de la vie et des aventures de la Trobadora. Ils en opèrent une réduction comparable. Ce faisant, elles remettent en question l’utilité d’un si long roman dès lors que l’on peut, plus économiquement, et selon des formes narratives déjà connues et plus accessibles au public, offrir la même histoire. Elles réduisent également d’un même geste à peu de chose la valeur de l’activité narrative et littéraire, toutes deux paraissant soudainement superflues, au profit d’un « sens » à transmettre, moralité politique dans le récit de Pomerenke ou sens de l’Histoire dans celui de Benno. Dans les deux cas, les aventures de la Trobadora se soldent par une abdication des pouvoirs de la poésie et de la littérature en général, c’est-à-dire de tout ce qui relève de leur vocation originale, face à une utopie politique qui, dans les termes du récit de Pomerenke, ne se soucie même plus d’instrumentaliser l’« action littéraire », mais assigne désormais les écrivains à l’action politique dans ce qu’elle définit comme le champs du réel par excellence, l’arène politique, les usines, etc.. La fonction rédemptrice de la poésie chère aux romantiques se trouve donc aussi dépassée que les vertus du conte et remplacée par le pouvoir rédempteur de l’action politique. Le discours de l’action politique s’impose désormais comme « le » discours possédant le monopole exclusif permettant d’articuler et de dire la possibilité d’un « faire », d’un « Tat », défini comme « action sur le réel ». En d’autres mots, on retrouve ici esquissé en quelques mots la représentation du péril évité de justesse par la mise à mort de la Trobadora dans Leben und Abenteuer et par la mise sous verre des dés par Wanda dans la Gauklerlegende.

La narratrice de Leben und Abenteuer est-elle d’accord avec de telles réécritures de la vie de la Trobadora ? Sinon, pourquoi justement clore son livre par le récit de Benno et ses Vorsätze par celui de Pomerenke, en paraissant négliger de considérer le fait qu’elle leur laisse ainsi le dernier mot ? Et pourtant, difficile de croire à sa complicité face à cette mise à mal définitive de la poésie et de la littérature, alors qu’elle est elle-même écrivain professionnel et vient d’éditer ce manuscrit de quelque six cent cinquante pages ? Ironiquement, en pointant du doigt la réduction opérée par les récits de Benno et de Pomerenke, le texte de la narratrice soulève la question du risque encouru par qui adopte la position critique qu’elle-même préconise, celle d’une science des récits, qui entraîne une réduction du fait littéraire. En réalité, le texte que Morgner prête à sa narratrice soulève quelques questions, que la narratrice elle-même n’assume peut-être pas encore, mais que le lecteur, familier des textes de la Gauklerlegende et de Hochzeit in Konstantinopel, ne peut s’empêcher de détecter.

Le texte de la narratrice – ou est-ce déjà celui de l’auteure ? – attire, par exemple, l’attention sur le fait que les récits de Benno et de Pomerenke possèdent une fonction un peu similaire à celle que les éditeurs attribuent généralement à ce court texte, ce résumé placé habituellement sur la jaquette, à l’endos du livre, et qui prétend nous livrer en quelques lignes le sens du roman. En incluant dans la trame même du livre des récits appartenant traditionnellement au paratexte, en les faisant passer d’un « extérieur » où ils auraient beau jeu, comme en surplomb, comme de l’extérieur de la narration et de la fiction, de commenter impunément le « contenu » du livre et de procéder à son éventuelle réduction, Morgner, par cette construction narrative, les force à entrer en dialogue avec le récit, de plain-pied avec celui-ci. Ce faisant, elle relativise leur prétention à résumer le récit dans un métalangage qui n’en est pas un. Ce geste qui force au dialogue rappelle celui qu’au premier chapitre j’attribuais à l’auteure-Morgner qui insérait dans le texte de la narratrice les textes de fiction des Intermezzos.

Le conte socialiste de Benno résume déjà en quelques lignes – au profit du lecteur paresseux ou du censeur pressé ? – l’entièreté du récit de la vie et des aventures de la

Trobadora. Se contentant de feuilleter le livre, hésitant à s’engager dans la lecture du volumineux roman, le lecteur n’a plus qu’à se contenter de ce que lui offrent ces dernières pages du roman qui, possiblement, satisferont par trop facilement ses attentes et ses exigences idéologiques. Ou bien, trébuchant sur ce récit après avoir lu l’ensemble du roman, et sensible à l’ironie de ce happy end de Benno, il lui sera toujours possible de repenser au discours du poète Pomerenke et à son complaisant bilan de la vie de la Trobadora rapporté dans les Vorsätze, texte dont il n’a possiblement que peu remarqué la connotation ironique en début de lecture. Cette valeur ironique se trouve renforcée par la répétition du procédé en fin de texte. Par ce renvoi du récit de Benno à celui de Pomerenke, qu’elle force le lecteur à reconsidérer, par un effet d’écho, le texte suggère une fois encore à ce dernier de prendre en compte le dialogue qui s’instaure d’un récit à l’autre ou d’une version à l’autre d’un même récit, par le biais de leur juxtaposition, de leur confrontation, de leur mise en question l’un par l’autre. Il ne reste plus alors au lecteur qu’à reprendre sa lecture en se méfiant désormais de la diégèse et de ce qu’elle voile, s’interrogeant à la suite de la narratrice sur les effets de naturel et d’évidence créés par cette dernière, sur ses effets de merveilleux. La conception dialogique du roman que Morgner développe dans Amanda, est déjà présente ici.

Bien sûr, du roman à son « résumé » par les récits de Benno ou de Pomerenke, il ne s’agit plus de la même histoire, ni simplement de versions d’égale valeur de la même histoire : au long de ce processus de traduction, de réécriture, quelque chose s’est perdu qui est de l’ordre de la spécificité de la littérature et de la différence introduite par elle, produit par le dialogue entre les différentes voix, les différents récits, les différents niveaux narratifs, ainsi que les décalages introduits par la réécriture/performance d’une conteuse ou d’une narratrice à une autre et d’une relecture à une autre. En d’autres mots, il se perd quelque chose qui serait du côté de la spécificité, du propre « impropre » de la littérature et qui relèverait plus généralement de ce que l’on pourrait nommer aujourd’hui, dans les termes de la déconstruction – ils ne sont bien sûr pas ceux de Morgner qui cherche plutôt, à la suite de Bakhtine, à mettre en œuvre une conception dialogique du roman – , le jeu de la

répétition et de la différence, de la dissémination. Je pense ici aux récits de Shaharazade et à sa stratégie de multiplication et d’emboîtement de récits. On peut penser que ce qui se perd dans la réduction du récit à un « sens », à une politique, renvoie à quelque chose qui ferait la spécificité de ce fameux « andre Tat », qui ne sera, pour Morgner, jamais uniquement celui de la femme mais aussi celui de la littérature, et que Morgner essaie de définir depuis Hochzeit in Konstantinopel et Gauklerlegende.

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