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I. L’ USAGE EN CONCEPTION

I.2. À quoi servent les joueurs ?

I.2.3. Veille sur le monde des joueurs

La meilleure façon d’illustrer à la fois la possibilité d’évolution du produit en exploitation et l’enjeu de son suivi par les développeurs est sans doute d’avoir recours à un exemple concret, qui nous est fourni ici par le système de l’économie en jeu d’Age of Utopia.

Il existe sur Oniris une monnaie d’échange, acquise par les avatars via les systèmes de jeux et personnages non joueurs, soit en réalisant des missions (ou quêtes), soit en vendant des objets récoltés. Rapidement cependant, sous l’effet conjugué de divers mécanismes, la production de cette monnaie par les systèmes de jeu est devenue trop importante, et sa valeur s’est trouvée

245 Dans la plupart des cas les éditeurs sont opposés à ce qui est nommé Real Money Trading c’est-à-dire les transactions commerciales de biens virtuel hors espace de jeu (via le site Ebay, par exemple). Ce phénomène a cependant été l’objet de nombreux débats, y compris parmi les joueurs, dont on a montré qu’ils avaient des perceptions différentes de ses implications

246 Entretien avec Pierre, 24 ans, joueur de MMOG, à propos ici du jeu en ligne Diablo II, de Blizzard. Les « hacks » désignent ici des applications complémentaires (développées dans une logique proche de celle des mods), qui « offrent » dans ce cas un accès inégal aux ressources, comme la possibilité de dupliquer des objets rares. Ils interviennent directement sur le contenu du jeu, et pas uniquement sur ses modes de représentation.

diluée. Ce d’autant plus que la part d’avatars de haut niveaus dans la population de joueurs augmentait au fil du temps, alors que le renouvellement de cette population n’était pas assuré (un seul serveur francophone accueillant durant deux ans une population à peu près stable de joueurs). Un nombre non négligeable d’avatars dispose donc de fortunes considérables, mais de fait inutiles pour lesquels le jeu n’offre pas réellement de moyen de réinvestissement. Conséquence en chaîne, les nouveaux arrivants eux-mêmes sont souvent accueillis dans les groupes de joueurs avec des dotations importantes. Celles-ci les mettent à l’abri des difficultés et dilemmes de choix d’acquisition d’équipement auxquels sont habituellement confrontés les nouveaux joueurs. Les développeurs ont conscience de ce problème, que les joueurs rapportent régulièrement sur les forums officiels, mais une refonte du système économique du jeu serait un développement trop important pour être envisagé dans le contexte dans lequel se trouve la société. On ne peut imaginer simplement « retirer » l’excédent de monnaie en circulation, puisque ces sommes ont été acquises par les joueurs suivant les règles du jeu. La solution à ce problème ne peut ainsi être immédiate ou simple, et ouvrir des chantiers de production à ce niveau est loin d’être à l’ordre du jour. La question de l’économie, bien qu’apparaissant en bonne place dans les

hot-topics des rapports de management de communauté est donc remise en bas de la liste des

priorités.

Mais en attendant que font les joueurs ? Si la monnaie n’a pas de valeur, comment échanger ? Comment comptabiliser et rentabiliser l’investissement en temps de jeu ? Comment créer des alliances, des hiérarchies, des motifs de compétition et des enjeux de réputation ? Et bien dans un premier temps, le plus simplement qu’il soit, les joueurs ont remplacé la monnaie par le troc. La gestion de son économie est défaillante, mais le jeu propose en revanche par ailleurs un système d’artisanat (c'est-à-dire de création d’équipement par les avatars à partir de matières premières récoltées dans l’environnement de jeu) assez complexe. Il requiert à haut niveau une connaissance fine de l’environnement de jeu, voire la mise en place de réseaux de fournitures de matières premières peu communes qui en appelle aux compétences complémentaires d’autres joueurs. Leur production a donc un coût certain, et ils sont relativement rares. Les objets « artisanalement » fabriqués par les joueurs sont alors devenus centraux dans les économies internes développées par les différentes communautés. Comme l’univers de jeu est clos, en mettant les activités d’artisanat et de récolte au centre de l’économie, ce système développé par les joueurs influe sur la valorisation de ces mêmes activités, et donc sur les stratégies développées par les joueurs – notamment au niveau de leurs choix de spécialisation. Le « vieillissement » d’une population de joueurs provoque un effet de bord difficilement prévisible qui affecte la plupart des systèmes de jeu, et, à terme, la dynamique générale de ce dernier. Cet exemple montre à

plusieurs niveaux comment les systèmes de jeu d’un MMOG sont affectés au quotidien et dans le temps par l’usage simultané qui en est fait par une communauté de joueurs, et les répercussions qu’on ces effets par l’existence d’interdépendances multiples entre ces systèmes. Les utilisateurs sont à même de trouver de leur propre initiative des solutions, de développer des « pansements » aux failles éventuelles présentées. Pour autant, ces phénomènes ne peuvent évoluer indépendamment de la sphère de conception.

Ils ont d’abord un impact sur les choix de développement. Chez Stillnode, l’importance prise par le système d’artisanat d’Utopia est devenue une dépendance dans la conception de nouveaux éléments. Les joueurs refusent en effet de voir arriver en jeu des récompenses de missions constituées par des équipements qui pourraient concurrencer d’une quelconque façon ceux « fabriqués » par leurs soins grâce au système d’artisanat. L’économie artificiellement reconstruite en serait menacée. Il devient donc difficile d’implémenter en jeu du contenu nouveau constitué par de l’équipement de qualité supérieure, « récompense » pourtant classique pour ce genre de jeu.

Au-delà, tout nouveau contenu est susceptible de devenir un outil pour pallier les défaillances du système économique. Sur la fin de la période d’observation, un usage différent s’était répandu, consistant à utiliser comme monnaie d’échange les récompenses offertes par un nouveau contenu de jeu, des objets octroyant certaines facilités à gagner des points d’expérience, ceux-ci n’ayant bien entendu pas du tout été prévus en ce sens par les développeurs - et ce étant accueilli avec plus ou moins de circonspection par les joueurs aguerris : « [Ces objets] suscitent trop d’intérêt, trop de

cupidité. D’un outil charitable aidant les nouveaux venus à se battre sans trop subir leur écart avec les vétérans, on en a fait la véritable masse monétaire en activité en jeu 247». Ces nouveaux objets s’ajoutent désormais à la

liste d’éléments aux fonctions détournées, qui ont des conséquences variées sur le jeu, et avec lesquels il faudra probablement compter pour envisager de nouveaux mécanismes.

Enfin, il est à noter qu’une solution efficace et peu coûteuse à ce problème ne pourrait probablement être trouvée en travaillant en dehors du système de jeu lui-même. Quelques mois avant la fermeture de Stillnode une proposition, déjà apparue en substance sur les forums, mais émergeant dans un contexte plus favorable de production du pôle de level design, a retenu l’attention : celle l’implémentation de jeux d’argents (paris, casinos) au sein même de l’univers, qui servirait à récupérer une part de la masse monétaire superflue en jeu. Dans l’exemple cité ici, ignorer le système mis en place par les utilisateurs pour pallier au problème de l’économie, tout

247 Extrait du forum officiel d’Age of Utopia présent dans les rapports à l’équipe de développement. Avril 2006. “[These items] are exercising too much interest, too much will of possession. From a generous tool of making the newcomers to fight and

comme décider d’enlever aux joueurs des sommes acquises en jeu, présenterait des risques forts d’incompréhension et de mécontentement des clients. Mais au-delà du lien financier, cela constituerait une rupture de la relation de confiance entre concepteurs et utilisateurs d’un même produit. À l’inverse, la solution des jeux d’argent intégrés à l’univers du jeu, propose le double avantage de travailler à la résolution du problème à l’intérieur du système tout en offrant aux joueurs un renouvellement du contenu ludique.

Les employés de Stillnode travaillent parfois avec, mais plus souvent contre un public d’usagers. Celui-ci doit être pris en compte en permanence, car il altère la marche du monde telle que les concepteurs l’avaient définie. Il apparaît alors une double nécessité contradictoire : celle de veiller sur ces perturbateurs tout en les maintenant à distance. Nous nous pencherons plus en détail sur ce point dans la dernière partie de ce mémoire : après tout, les joueurs ne sont pas des designers. La figure du joueur est ainsi utilisée de manière paradoxale : elle peut avoir un effet de mise à distance en faveur de la légitimité des concepteurs sur les joueurs (« il a un point de vue trop joueur ») comme elle peut constituer un argument légitimant à l’inverse le point de vue des joueurs (« c’est ce