I. L’ USAGE EN CONCEPTION
I.1. La figure du joueur
Les joueurs sont une composante nécessaire, avec laquelle l’ensemble des acteurs qui investissent l’univers fictionnel doit faire. Mais qu’est-ce, au juste, que cette composante ? Le concept de joueurs dans le contexte des MMOG, et plus encore celui de communauté de joueurs est une variante singulière de ceux d’audience, de public, ou d’usagers, qui sont interrogés par la littérature pour leurs rôles et leurs fonctions davantage qu’en tant que reflets fidèles de groupes d’individus.
Le terme audience est employé pour décrire un grand nombre de personnes non identifiables, en général unies par leur participation à l’utilisation de médias. Étant donné les caractéristiques démographiques variables de ce groupe, sans parler des variations entre nations, ce concept est en soi un moyen de se représenter un groupe si impossible à connaître. Nommer une audience implique aussi en général de l’homogénéiser, de lui attribuer certains traits, besoins, désirs et préoccupations. L’audience est une construction motivée par le paradigme dans le cadre duquel elle est conçue.
230 C’est le cas de la mort définitive des personnages, concept assez tôt oublié par la production, mais qui avait fait une forte impression au travers des communiqués de presse à propos du projet, ou, plus tard, d’un système de jeu permettant aux joueurs d’accumuler une connaissance progressive de l’univers, et dont le développement a été arrêté.
– John Hartley231
Les joueurs, ou la communauté de joueurs sont des entités effectivement mobilisées avec régularité dans le discours qui tend à définir ce qu’est Age of Utopia. Aussi nécessaire qu’imprécise, voilà déjà une partie de ce qu’est l’entité « joueurs ». C’est parce qu’ils constituent une entité considérée a priori comme nécessaire que les arguments qui y sont attachés revendiquent une importante légitimité.
I.1.1. De mauvais maîtres
Dans un article consacré au thème de la gouvernance, T.L. Taylor, voulant souligner la nécessité de reconsidérer l’intégration des joueurs dans les processus de conception, met à jour quatre représentations de l’utilisateur qu’elle considère comme dominantes pour les concepteurs de jeux vidéo.232 Les joueurs seraient ainsi, selon elle, perçus par les développeurs alternativement (et non
exclusivement) comme des consommateurs (consumers), des perturbateurs potentiels (potential
disrupters), des utilisateurs non qualifiés ou non experts (unskilled/unknowledgeable users) ou encore
des individualistes ou acteurs rationnels (rational/selfish actors). Ces représentations correspondent effectivement à des éléments de discours recueillis lors de notre terrain, soit au travers des entretiens, soit durant les phases d’observation. Nous avons néanmoins tendance à leur donner une importance plus contextuelle que formelle. On a pu effectivement à la fois entendre dire que les joueurs s’apparentaient à des acteurs rationnels sur un marché concurrentiel, prompts à « voter avec leurs pieds » en cas d’insatisfaction ; relevé des sentences méfiantes vis-à-vis des comportements subversifs du public d’Age of Utopia (« si tu laisses la moindre faille, le joueur va la
trouver et l’exploiter »), ou soulignant l’inutilité de la prise en compte de ces derniers pour les
décisions de développement, au vu de leur incompétence en matière de conception (« Le joueur ne
sait pas ce qui est bon pour lui. »). Les discours sur les joueurs offrent ainsi de nombreux paradoxes,
tels que celui-ci : « Un bon joueur de MMOG, c’est un type qui ne joue pas. Parce qu’il paye son abonnement
et qu’il n’encombre pas les serveurs. » Cette sentence un peu dure nous est confiée avec une ironie
touchant au cynisme par Jérémie, qui a travaillé dans l’équipe de game design d’AoU.
La seule chose certaine, c’est que les joueurs représentent une marge importante d’incertitude, incertitude que certains des membres de Stillnode cherchent à maîtriser. Le rythme de vie et de travail des concepteurs est souvent affirmé comme contingent à ce que les joueurs pensent et
231(Hartley 2002:11) In (Livingstone 2004). 232 (T. L. Taylor 2006a).
font. Mais les joueurs ne pensent rien, d’après beaucoup des membres de Stillnode, qui puisse leur être utile et font rarement ce que l’on anticipe. En outre, le reproche qui est fait aux retours critiques des joueurs et d’être instantanés et parfois lapidaires :
(Quand il y a des retours critiques de joueurs) ça t’énerve, tu dis : mais si on le fait pas c’est qu’il y a une raison, vous n’y connaissez rien. Et c’est une manière de se mettre en retrait, de rejeter le problème : de toute manière, c’est pas ma faute, c’est celle des autres : ceux qui étaient là avant, ceux qui ont pas pris la bonne décision ou autre, tu reportes le problème. Parce qu’on n’aime pas les critiques. Les critiques négatives comme tu peux les lire sur le forum ben c’est jamais bien pris. T’as envie de leur dire : arrêtez, mais ouvrez les yeux.
— Entretien, François, Quality Assurance, AoU
En somme, chez Stillnode, du côté de la conception, on semble avoir développé un discours vis- à-vis des joueurs qui dépeint, plutôt qu’une coconstruction harmonieuse du monde de jeu, une relation de servitude à un mauvais maître dont il convient de tenter de s’affranchir.
I.1.2. Tous les concepteurs sont des joueurs ?
Nous devrions ainsi prêter une attention particulière à ne pas confondre « tous les concepteurs sont des joueurs » avec « tous les joueurs sont représentés par les concepteurs ». — T.L. Taylor233
Les membres de Stillnode, au moment de l’observation, constituent une population qui force les traits dominants de celle des joueurs. L’équipe de développement est très largement masculine (assez fortement dotée en termes d’éducation, et très jeune. La plupart des employés a de 25 à 35 ans, et la dizaine de testeurs stagiaires, qui sont en général encore en formation, ne vient pas particulièrement vieillir cette population. Pour beaucoup d’entre eux, il s’agit d’un premier ou d’un second emploi dans l’industrie du jeu vidéo, pour lequel ils ont souvent renoncé à des entrées de carrières plus lucratives dans d’autres secteurs. Ils soulignent pour la plupart avoir en cela fait le choix d’un environnement de travail qu’ils considèrent comme plus stimulant intellectuellement, et d’activités plus créatives qu’ailleurs.
Parmi les programmeurs, beaucoup ont découvert l’informatique au travers de pratiques ludiques234, comme Lionel, et se sont orientés ensuite vers le jeu vidéo, qui, selon lui, offre
l’avantage de forcer le maintien d’un haut niveau de compétence professionnelle :
Les discussions dans la cour de récré c’était les jeux vidéo, et j’étais en gros un accro du jeu vidéo, p’tet jusqu’au collège et que je sois devenu un accro de la programmation, une passion remplace l’autre. (…)
233 Tda. (T. L. Taylor 2006a)
234 Il semble que les activités de programmation partagent avec le jeu vidéo certaines caractéristiques, notamment en termes de processus d’apprentissage et de mise en compétition avec « la machine ».
Mon premier programme était un Bomberman, donc programmer un jeu vidéo, donc c’était dans la continuité, et après j’ai aimé… que ce soit un jeu vidéo ou autre chose c’était pas important (…) effectivement, j’aime bien le milieu du jeu vidéo parce que j’y travaille, mais le fait de programmer un jeu vidéo en lui-‐même, c’est pas ça le plus important.
— Entretien, Lionel, programmation, AoU
Au pôle de level design235, c’est la pratique de la maîtrise du jeu de rôle papier crayon conjointe à
des compétences dans le maniement d’outils informatiques qui est dominante dans le choix du parcours professionnel, suivi de celle de l’élaboration de cartes d’action (maps) pour les jeux vidéo qui en offrent la possibilité (« il y a aucun jeu sur lequel j’ai pas fait de retouches sur les règles et le
background (…) tu te dis ça c’est pas mal, mais je préférerai ça ou je verrai bien ça… », entretien, Rémi, level
design). Dans l’équipe du support client ou de la gestion de communauté, la pratique antérieure de MMOG est plus importante qu’ailleurs. Les compétences valorisées sont ici directement liées à ces expériences et les compétences techniques sont encore un avantage. Presque tous les membres de Stillnode présentent un parcours avec un rapport singulier au jeu ou au jeu vidéo. Ceci nous conduit à un questionnement, déjà soulevé par certains auteurs au sein des Game Studies, et qui concerne la représentativité effective des usagers au sein des équipes de conception236. À première vue, ainsi qu’on l’a vu lors du chapitre précédent, les entretiens réalisés
auprès des membres de Stillnode tendent ainsi à confirmer que les processus de conception, à différents niveaux, reposent sur le principe déjà évoqué de I-methodology, selon lequel les concepteurs prennent appui sur leurs propres perceptions de l’usage de l’objet à concevoir. C’est dans leur expérience de joueur que les programmeurs, les level-designers, les testeurs, les membres du support client et de la gestion de communauté déclarent chercher une part importante de la légitimité des choix qu’ils opèrent, chacun à leur niveau, pour l’évolution d’AoU(« Tu fais appel à ton bon sens de joueur ». Henri, level design). Ceci étant, le principe de I-
methodology ne résout pas pour Stillnode le problème suivant : oui, les membres de Stillnode sont
pour la plupart des joueurs de jeu vidéo en général, ou l’ont été, mais la très grande majorité ne joue pas à AoU. En fait seuls trois des membres du personnel intégré au studio se présentent et sont désignés comme étant (ou ayant été) des joueurs à part entière d’Age of Utopia. Les autres ont souvent testé le jeu, dans un cadre professionnel ou personnel, mais ne s’y sont pas investis davantage. Lorsqu’ils s’expriment sur les qualités ludiques du produit actuel, ils sont d’ailleurs plus que critiques. Lionel, qui travaille sur son temps libre à la conception de systèmes de jeu voudrait ainsi plutôt écarter AoU de son modèle idéal :
235 Cf encart, chapitre 3. 236 (Kerr 2002)
Le truc c’est que moi j’ai commencé par WoW comme premier MMO, et ça m’a relativement déformé, dans le sens où quand je suis passé à Utopia et au premier newbieland [zone des débutants], j’ai haï ce jeu très très vite. Le principe du « va parler à Bob Bob » et la moitié des PNJ [personnages non joueurs[ qui ont le même prénom, l’autre moitié qui ont le même nom de famille, pas moyen de savoir facilement qui c’était…. Le fait que tu puisses pas explorer tout seul l’univers, toutes ces choses qui font que Utopia est trop dur, a trop de défauts (…) j’aurai pu prendre exemple sur Utopia mais en prenant exemple sur ce qu’il faut pas faire au niveau gameplay.
— Lionel, programmation, AoU
Une part notable des employés jouent ou ont joué à d’autres MMOG qu’AoU, mais pas tous. Et les concernés ont en — ou en ont eu — des pratiques d’intensité diverses. Certains n’ont qu’une connaissance théorique de ce type de jeu. Quelques-uns encore, très peu il est vrai, avouent enfin qu’ils ne jouent jamais à des jeux vidéo.
Certes, on pourrait imaginer que les défaillances d’AoU en tant que jeu justifient au moins partiellement le dédain que montrent à son égard ses artisans, comme joueurs. Néanmoins, d’autres facteurs qui tendent à maintenir entre concepteurs et le jeu une distance certaine sont selon nous à prendre en compte. Parmi ceux-ci, les employés citent souvent le désintérêt à parcourir un univers dont on ne connaît que trop bien l’envers du décor : l’engagement dans le jeu tiendrait à la possibilité de conserver l’illusion à l’œuvre, et le fait de manipuler les ressorts de cette dernière altère cet état. Mais il nous semble que l’on doive tout autant prendre en compte dans ce cas la frontière symbolique que les employés de Stillnode mobilisent régulièrement pour se distinguer de leurs clients et qui passe par la qualification de joueur. Certes, il est bon que les membres de l’équipe affichent une certaine expertise sur la pratique du jeu vidéo, mais en revanche, montrer une trop grande proximité affective au jeu est plutôt mal perçu. La question de l’expérience de joueur, et celle de sa transposabilité au produit conçu et développé, tout en semblant effective pour les employés de Stillnode, s’avère ainsi loin d’être simple et directe et recouvre chez eux des réalités très différentes.237