I. D’ UN MONDE DE DISCOURS A UN MONDE OBJET
I.2. La guerre des mondes : concepteurs à l’œuvre
1.3.1. Évolutions conjointes de l’organisation et de son produit
Au gré des aléas de quatre années de production et de quatre années d’évolution en exploitation,
Age of Utopia va cependant bien être reformulé, redéfini pour passer de l’état de projet à celui de
produit, redéfinition dont le récit fait plus haut du transfert de la conception au game design donne un premier aperçu.
Une partie non négligeable du travail de production a, selon certains acteurs interrogés, été perdu, par manque de visibilité sur le projet ou en vertu de l’urgence accélérée par les problèmes de financement, problématiques qui se révèlent en fait rapidement largement liées.
Y’a pas eu de préprod, ils se sont lancés dans le développement de moteurs 3D, de machins, de trucs, sans vraiment savoir où ils allaient. Donc, t’avais le game design qui était fait en même temps que la production, y’a pas eu de préprod en disant : on va faire ça, maintenant vous allez le programmer, maintenant vous le mettez en place. Ça n’a pas existé. (…) y’a eu des tonnes de trucs qui ont été faits, mais qui ont pas été pris en compte … Par exemple en 3D ils ont fait toutes les animations de nage, toutes les créatures aquatiques, etc. T’as déjà vu une créature aquatique dans Oniris ?
— Entretien, Patrick O., level designer, AoU.
Pour des raisons d’économie des coûts de développement, certaines possibilités de déplacement des personnages joueurs, et donc certains accès à des zones du jeu ont été limités. Les personnages joueurs ne peuvent ainsi pas se déplacer sur un axe vertical (sauter par exemple) et nager, ou même atteindre certaines zones aquatiques. Fonctionnalité originellement prévue, ainsi que le rappelle ci-dessus Patrick O. les éléments graphiques au service d’un environnement aquatique ont pourtant été conçus et produits.
On se rappelle que le concept original voulait que les intelligences artificielles soient développées au point qu’il soit délicat de distinguer un personnage joueur d’un personnage non-joueur. Le développement d’une intelligence artificielle complexe, confiée à une équipe experte dans la discipline, sera, lui aussi interrompu, selon Etienne L. qui est responsable de cette décision, car ceux-ci, malgré un travail en profondeur et des concepts pertinents, qui seront par la suite réemployés, ne sont pas en mesure de fournir à temps un travail opérationnel. Il insiste par ailleurs sur le fait qu’« Il n’y avait pas de mauvaise volonté, y’avait juste des ambitions qui n’étaient pas les
mêmes »
Pour la petite histoire avec l’équipe qui faisait l’IA, ils faisaient l’IA des systèmes qu’ils développaient en collaboration avec un laboratoire de recherche, mais ils étaient incapables de me faire 3 petits bonshommes qui apparaitraient dans le jeu et qui auraient fait quelque chose de même vaguement cohérent. Et à trois personnes, au bout de 2 ans de travail, alors qu’ils n’étaient pas capables de me fournir quelque chose qui faisait quoi que ce soit de raisonnable, il fallait que je fasse une démo pour le distributeur, pour montrer l’avancement, et j’ai demandé à 9 h le soir à (x) de me coder quelque chose dont il m’avait parlé vite fait, à deux heures du matin il avait fini et c’est avec ça que j’ai fait ma démo. Ça montrait un problème général. L’équipe d’IA créait un monstre, un grand projet, c’était un peu semblable d’une certaine manière au problème d’Age of Utopia, c’est-‐à-‐dire qu’ils concevaient quelque chose de beaucoup trop ambitieux, qui ne faisait pas la base de ce qu’il fallait faire. Ils se demandaient comment allaient réfléchir les bonshommes [les personnages non-‐joueurs]. On s’en fout de ce qu’ils pensent les bonshommes, ce qui est important, pour tous ces produits, c’est l’apparence. Paraître intelligent, plutôt que l’être. On s’en fout que les entités soient réellement intelligentes.
– Entretien, Etienne L., Producteur, AoU.
Age of Utopia va aussi connaître de profondes transformations en passant à l’état de service,
puisque Stillnode devra, suite à la fin de l’accord avec le distributeur, internaliser une partie importante de l’exploitation du produit, et donc mettre en place des équipes dédiées à la relation singulière de service aux joueurs abonnés, soit modifier sensiblement son organisation et faire appel à de nouvelles compétences, qui ne constituent pas (encore) un véritable corps professionnel. C’est donc en interne que des opportunités se présenteront pour des membres du studio ayant à cœur de défendre l’existence de ces fonctions, d’y développer leurs compétences, souvent transposées à partir de leur expérience de joueur. Le responsable du pôle des services en ligne entre ainsi à Stillnode en 2000 en tant qu’assistant dans l’équipe de production graphique en trois dimensions, et quasiment en parallèle, rentre dans une pratique intensive des MMOG, qu’il place lui-même en relation directe avec son évolution professionnelle au sein du studio :
(…) mon compte date du 17 ou 21 octobre 2000, donc je rentre dans le jeu et là je suis parti sur une époque pendant 4 ans où j’ai joué 80 heures par semaine. (…) et c’est ce qui m’a permis d’être là où je suis maintenant (…) on arrive pas très loin de la release, et y’a personne pour s’occuper de l’exploitation et du customer support, et y’a une seule personne qui joue 80 heures par semaine, qui connaît tous les process de Sony, qui a… tous leurs bouquins de customer support – même si c’est interdit, qui a réussi à se les procurer. (…) Et donc, je dis ben OK, je vais vous créer le département, ben, customer support, en disant, c’est pas très dur, je vais vous pondre les règles, et en deux trois semaines, j’avais pondu toutes les règles : comment ça doit marcher, les différentes hiérarchies, qui a le droit de faire quoi.
– Entretien, Fabien S., responsable « Online Services », AoU
Le parcours de Frédéric A, notre responsable direct au moment de l’observation dans l’équipe de gestion de communauté, qui est auparavant passé du statut de joueur à celui de bénévole puis d’animateur pour l’exploitant GOA, et qui fait son entrée à Stillnode en tant que technicien informatique (administrateur système), reflète également l’opportunité saisie de pouvoir configurer de nouveaux espaces professionnels et ce faisant, espérer influer sur le produit :
Y’a eu une cassure avec l’éditeur, et je suis arrivé à peu près à ce moment-‐là, et j'ai un petit peu suivi quand même la manière dont ça s'est fait, depuis le moment, en gros, où Stillnode a eu à gérer sa communauté par elle-‐même.
– Entretien, Frederic A., Responsable « Community Management », AoU
D’autres pôles, non envisagés dans l’organisation originelle, sont développés au fur et à mesure de l’évolution du projet, comme celui d’Assurance Qualité, qui selon le récit ici rapporté de Rémi M. alors récemment engagé par Stillnode comme level designer, est investi à l’origine par certains membres de l’ancienne équipe de game design cherchant une nouvelle occupation, qui effectuera des retours qualitatifs et instituera une veille sur les premières productions des joueurs autour du jeu :
(…) ils se sont retrouvés 6 mois sans affectation.. À savoir que le test qualité c’est de leur initiative personnelle. Y’avait pas ce département dans la boîte c’est eux qui ont monté ça parce qu’ils avaient rien à faire depuis des mois. Ils faisaient rien, ils jouaient à leurs jeux… au début ils continuaient à écrire des docs, au bout de 2 mois ils se sont rendu compte que c’était pas lu et que rien n’avait changé, et donc ils ont décidé de faire ça, de se mettre en test qualité. (…) il fallait qu’ils aient un salaire, ça aussi faut pas oublier que c’était en pleine crise, 2003, forcément dans ce cas-‐là tu fais tout pour garder ton taf, quoi. Ils y sont restés ben plus de… 2 ans. C’était juste avant que j’arrive qu’ils ont monté ça donc l’été 2003, ils sont partis. Ben en décembre de l’année dernière, décembre 2005. (…) Ben ils testaient, ils faisaient des retours qualitatifs, très bons d’ailleurs, on a pris en compte beaucoup leur critique, nous au
level design quand même.
— Entretien, Rémi M., Level designer, AoU.
Au moment de l’observation, il existe bien encore une équipe d’assurance qualité en interne, essentiellement constituée de stagiaires, dont le travail est devenu part intégrante du processus de production, et qui a été constituée et prise en main, tout comme le support client, par Fabien S.
Au niveau du test, ouais, j’ai monté le truc. Après je suis passé au CS, là le test s’est mis à partir en sucette, et je l’ai récupéré par la suite. En fait, le vrai problème c’était qu’ils étaient en frontal avec la production en bas, donc ça faisait une grande équipe, et on peut pas être juge et arbitre. Donc j’ai pris tous les testeurs, je les ai montés là-‐haut, et personne n’osait monter nous voir. Y’avait la production en bas, ils travaillaient sur un produit qu’ils nous soumettaient et nous on disait oui ou non, et on travaillait comme ça. Et y’avait une barrière physique, fallait monter les escaliers pour venir nous voir, c’était tout con : y’avait 3 portes à passer, y’avait untel avant dans la pièce, t’as pas vraiment envie de voir sa tête parce qu’il fait toujours la gueule, et c’était une barrière physique comme ça, et je sais que les gens osaient pas rentrer dans le bureau – je sais pas si tu nous as connus quand on était à cet endroit-‐là –
moi, ben j’étais le boss de fin de niveau, donc ça limitait les gens qui viennent nous voir pour des conneries, les devs réfléchissaient un peu plus. C’était une scission de la boîte où il faut qu’il y ait une partie qui travaille pour l’autre partie, et y’a des allers-‐retours clac, clac, clac, et après CS et on patch. Et après ça, ça s’est mis à très bien marcher.
– Entretien, Fabien S., responsable « Online Services », AoU
Ce qui semble, au final, le plus stable dans l’histoire du projet, sont les éléments centraux du background du jeu, et leurs traductions graphiques, qui comptent parmi les premières productions, dont on peut retrouver la trace dans les archives, et dont les métiers ont presque disparu de l’organisation de Stillnode au moment de l’observation, faisant dire à quelques esprits cyniques, que, les graphistes ayant bien fait leur travail, ils avaient été les premiers à avoir été remerciés.