I. D’ UN MONDE DE DISCOURS A UN MONDE OBJET
I.1. Élaboration d’un discours sur le meilleur des mondes
L’objectif d’origine était de créer vraiment un monde dans lequel les joueurs avaient énormément de liberté pour faire un peu tout et n’importe quoi. Et dans lequel il y avait peu de règles, donc moins un jeu et plus un monde. - Etienne L., producteur, AoU.
Age of Utopia comme projet et comme monde doit être tout d’abord abordé dans son contexte
d’émergence, soit un domaine économique et médiatique qui n’est pas assez stabilisé pour réellement contraindre l’apparition de propositions novatrices, mais suffisamment pour que ces propositions aient, pour attirer les investissements et les engagements à opérer un travail de démarcation vis-à-vis de l’offre existante. La production de ce travail est essentiellement, dans un premier temps, celle de discours qui construisent peu à peu une vision du monde souhaitable. Ces discours sont des objets de médiation qui adressent au moins deux grands types d’audience distincts : l’extérieur du projet (presse, investisseurs financiers) et l’équipe de production (graphistes, game designers, développeurs). Grâce au recueil et à l’analyse de documents que l’on attribue à ces deux types de destinataires (qu’ils soient réels ou figurés), la description qui suit met en relief certains éléments de ce travail de démarcation, qui est dans le même temps un travail d’élaboration de perspectives communes. Concernant l’extérieur, ce qui est produit et dont on a gardé trace sont essentiellement des communiqués de presse, et des documents d’appels à financement. Concernant l’intérieur, il s’agit de documents de conception (game concepts, game design, documentations techniques. La production graphique (artworks), dans l’entre-deux, en opérant une traduction visuelle des idées originelles du projet contribue également de façon essentielle à la construction de l’identité singulière d’Age of Utopia.
I.1.1. Se démarquer : distinguer le produit au sein d’une offre nouvelle
Le projet Age of Utopia débute au tout début des années 2000, dans l’euphorie suscitée par l’attrait économique du secteur des nouvelles technologies. Il nait également au moment auquel une relative démocratisation de l’accès au réseau Internet accompagne une évolution importante des capacités offertes par les ordinateurs personnels, des conditions d’accès au réseau et de capacités de traitement au moins suffisantes pour pouvoir envisager qu’il se crée un marché pour des « univers virtuels » graphiquement représentés. De fait, en France, des expériences de ce que l’on aurait, à une époque différente, appelé des cyberespaces, sont alors en train d’être menées avec des produits tels que le Deuxième Monde (Canal +, 1994), soit la représentation en trois dimensions d’un espace de sociabilité à vocation commerciale inspirée par Paris, et mise en ligne au milieu des années 1990. On peut aussi citer Venise (Cryo, 1999) qui fait en partie appel aux mêmes créateurs : un jeu de rôle historique, simulant l’activité politico-économique de la ville au 16ème siècle et proposant aux joueurs d’y prendre part. Ces expériences s’adressent alors à une audience qui reste très élective. Ils connaissent un succès pour le moins mitigé, tel que l’expriment en leurs termes en 2002 Alain et Frédéric Le Diberder, porteurs du projet pour Canal + :
(…) globalement, sur les quatre ans de vrai fonctionnement, l'opération a été déficitaire, mais infiniment moins que tout ce que le groupe a lancé plus tard. Disons que le 2M a été un des projets Internet les moins déficitaires de France, et il avait de l'ambition.
- Alain et Frédéric Le Diberder 203
Parallèlement, les mondes en ligne construits autour du concept de jeux de rôles dans un univers fantastique jusque-là réservé à un public anglophone restreint, commencent à rencontrer en France un succès honorable, qui sera entre autres porté par la plate-forme de l’éditeur GOA, la première à proposer gratuitement l’accès à des serveurs de jeu francophones pour le titre La
Quatrième Prophétie (The Fourth Coming, ‘T4C’ , Vircom Interactive, 1999). GOA, alors filière de
France Télécom, assurera également l’exploitation pour la France en 2002 de Dark Age of Camelot (‘DAoC’, EA Mythic, 2001). Au moment où le projet Age of Utopia est conçu, c’est-à-dire entre 1999 et 2000, les référents essentiels que l’on retrouve dans les documents d’appel à financement restent Ultima Online et Everquest, qui atteignent alors les effectifs alors les plus importants connus pour ce genre de jeu multijoueurs, soit entre 200 000 et 300 000 abonnés.
I.1.2. Les perspectives communes d’Age of Utopia
À l’origine du projet Age of Utopia, il y a deux fondateurs, qui figureront deux postures distinctes du projet. D'un côté, un jeune entrepreneur, Hervé K., investi au sein du mouvement de défense des logiciels dits « libres », affiche la volonté de construire, au travers de ce projet, un modèle économique innovant pour le secteur vidéoludique, qui passe par une ouverture technique (ouverture du code source) au public, et donc à ses utilisateurs potentiels :
« Notre façon d’envisager les choses est de redonner le pouvoir aux joueurs » a dit H.K., le directeur et cofondateur de Stillnode. « En rendant le code source de Stillnode disponible sous GPL, on déplace le paradigme éditeur/joueur du jeu tout en mettant en place un business model rentable pour le MMORPG et qui profite au logiciel libre.»
— extrait d’une interview parue en mai 2001 qui annonce la constitution d’un comité consultatif comprenant des membres issus à la fois de grandes entreprises du secteur informatique et de loisirs et d’association de défense des libertés logicielles.
D’un autre côté, Aymerick G. a lui forgé son expérience dans le développement de supports multimédias et notamment de contenus Web associés à des productions cinématographiques, à qui il reproche un manque de considération pour les possibles narratifs offerts par le réseau Internet204. Fin 2000, il écrit une présentation du studio conservée en format bloc texte dans les
archives numériques de Stillnode, dont suit ici un extrait qui présente ses motivations :
Nous avions senti que l’Internet était un point d’inflexion majeur et nous voulions extraire quelque chose de l’Internet. Cette chose devrait être modelée par l’Internet et construite pour l’Internet. Et aucun .com ne ferait l’affaire !
– 2000, « The Company », document texte, AoU.
On lit bien dans ces deux déclarations la volonté de démarquer Age of Utopia en tant que proposition à la fois techniquement et économiquement innovante, en s’appuyant alors sur les succès récents d’Internet et du modèle de l’open source205. Mais cette stratégie d’ouverture et de
démarcation sur un marché va également s’étendre aux contenus narratifs comme ludiques du projet, que l’on veut proposer comme un univers à la fois original et évolutif.
204 “The studio was filled with talented people but the company was not willing to support any online strategy, denying the impact of the Internet on their industry” (Novembre 2000 “The company”. archives internes.)
205 L’Open Source Initiative, comme alternative « économiquement réaliste » au logiciel libre est fondée en 1998, conduite entre autres hackers célèbres par Eric S. Raymond(Raymond et Young 2001; Raymond 1998). En France, les formes et oppositions que prennent ces questions articulées autour du mouvement de la liberté du logiciel sont singulières.
Age of Utopia veut en effet s’inscrire en opposition aux genres des univers ludiques en ligne
dominants, explicitement décrits dans les documents de présentation comme les plus répandus206
c'est-à-dire la fantaisie héroïque (ou le genre médiéval fantastique) — genre sur la base duquel sont fondés leurs principaux concurrents : Ultima Online et Everquest — et la Science fiction — sur laquelle sont essentiellement fondés des projets concurrents alors à paraître tels que Star Wars
Galaxy (LucasArts, 2003) ou Anarchy Online (Funcom, 2001). Le studio propose alors un univers
dit de « Science Fantasy », distinction dont les traits caractéristiques restent peu explicites. On note tout de même qu’AoU va proposer un environnement narratif et un univers de référence (ou background) qui se démarque effectivement des standards proposés par les jeux multijoueurs (cf. chapitre 2). Cette conception narrative originale tient sans doute au fait qu’il soit développé par une équipe qui s’est auparavant illustrée dans l’édition d’univers fictionnels conçus pour le jeu de rôle « classique ». L’univers dans lequel évolueront les Songeurs est donc conçu sur mesure, ou presque, dans le sens où les inspirations qui lui donnent naissance sont multiples et constituent une œuvre propre, à la différence des univers en ligne inspirés majoritairement par une œuvre populaire comme celle de J.R.R. Tolkien, ou de George Lucsas.
Le discours de démarcation concernant le concept Age of Utopia le présente comme un univers particulièrement immersif. Cet univers chercherait à procurer à l’utilisateur une expérience plus
réaliste. Le réalisme de l’expérience est ici figuré par des principes de cohérence interne de
l’univers fictionnel et des systèmes de jeu, de responsabilisation du joueur par l’introduction de conséquences fortes à ses actions et de volonté de produire des situations et des environnements vraisemblables. Ces intentions sont lisibles dans les archives de conception, comme le montrent ces exemples extraits de l’une des versions du game design datée de début 2001. Ceux-ci proposent de rendre invisibles les caractéristiques statistiques du personnage afin que le joueur développe un autre type de relation à ce dernier ; de rendre toute mort du personnage définitive, élément qui doit servir la gestion des comportements déviants207 ; ou encore la mise en place d’un
écosystème dynamique et le développement poussé de l’intelligence artificielle de certains personnages non-joueurs :
[Le personnage dans AoU] L’idée est de rompre avec les modèles très « jeu de rôle » mis en place dans les MMORPG actuels ou bien dans les RPG informatiques, d’avoir une invisibilité des caractéristiques chiffrées du personnage et de proposer suffisamment d’éléments pour typer le personnage en construction et faire en sorte que le joueur s’y attache, donc de raconter une histoire
206 « (…) out of the traditional and overused universes ». – Document texte, Octobre 2000, “White paper concept”, Archives internes, AoU.
207 Selon ce document, le principe de mort définitive, associé à celui d’une mesure d’une « Aura » dépendante du style de jeu adopté par le joueur doivent prévenir en eux-mêmes certains comportements généralement considérés comme déviants parmi les usagers d’univers fictionnels ludiques, comme le « player killing » ou l’assassinat considéré comme excessif ou abusif de personnages-joueurs.
[La mort dans AoU] (…) toute mort est définitive, c'est-‐à-‐dire que lorsqu’un joueur perd son personnage, il ne pourra plus jamais le rejouer (sauf cas exceptionnel que nous définirons ultérieurement). Le choix de la mort définitive nous permettra de limiter le « player killing ». Pour arriver au résultat escompté, nous devons mettre en place un système indiquant clairement aux joueurs que le meurtre est un acte volontaire qui ne peut pas arriver par accident (même au cours d’un combat). Le fait de tuer un autre joueur est un acte volontaire et motivé qui aura un impact ultérieur sur l’évolution du joueur « assassin ».
[PNJ intelligents et PNJ d’environnement] Impossible de savoir de prime abord si on est face à un joueur ou à un bot208. Ces bots sont dotés de fonctions relationnelles complexes. Ce sont pour la plupart des acteurs indispensables du monde qui occupent des fonctions sans intérêt pour la majorité des joueurs (…) Pour gérer l’environnement de la planète, il va nous falloir mettre en place un écosystème dynamique. (…) Cet ensemble de microsystèmes fonctionnera sur une base de « prédateurs » et de « proies ».
— Début 2001, « Game design », document texte, archives internes, AoU
La volonté de concevoir un univers évolutif est en outre affichée comme un concept clé dans ces premiers temps, et confiée à l’équipe de conception :
Objectif Concept et Univers : créer un univers cohérent et évolutif (passé, présent et futur). — 2000, « White paper » document texte, archives internes, AoU
Stillnode veut développer un système qui à la fois suive une trame narrative (une storyline) et offre une liberté d’action la plus étendue possible aux joueurs. Ces objectifs peuvent paraître communs au jeu de rôle sur support papier, dans lequel le maître de jeu retravaille en permanence l’articulation entre un scénario prédéterminé et son interprétation par des participants en nombre restreint, mais s’applique plus difficilement à une narration inscrite dans, et relatée au travers de fonctionnalités logicielles qui doivent s’appliquer de la même façon à une audience dite massive de joueurs. Pour répondre à ce défi, des systèmes automatisés de gestion de l’histoire du monde à différents niveaux sont conceptualisés, tel que décrit ci-dessous :
Notre objectif a été de fabriquer un système simple, ne demandant pas à l’équipe de concept de développer autant d’histoires qu’il y aurait de joueurs, permettant à ces histoires d’être haletantes et surtout pouvant évoluer, évitant alors la répétition lassante qui existe actuellement dans les jeux vidéos persistants. Enfin, nous avons souhaité que ces histoires soient avant tout passionnantes à vivre et à changer pour les joueurs.
La base de notre système d’histoires repose sur le squelette de la balance sociale.
Pour résumer nous allons mesurer les actes micro des joueurs qu’ils feront durant leurs temps de jeu. Ces actes sont mesurés par des critères précis qui ont du sens dans le cadre d’enjeux globaux. L’addition et la mise en balance de ces actes vont être mesurées par le serveur. Donc, le nombre de joueurs faisant le même acte devient une donnée très importante de notre système. Une fois ces différents facteurs mesurés et mis en balance, il en ressort un état du système. Cet état alors lui-‐même implique des modifications et des changements du système. Chaque nouvelle modification des balances peut faire passer d’un état à un autre du système instituant alors dynamisme et retournement.
Pour résumer le système des balances. Chaque personnage a une balance propre qui enregistre en permanence ce que fait ou ne fait pas le personnage selon des critères précis choisis comme pertinents. Puis, le serveur fait la somme de toutes ces balances pour établir la balance générale du système dont on cherche à savoir la position. Une fois ce check réalisé, le serveur passe ou non à un autre état de système ce qui entraîne conséquences et modifications.
Dans le cadre précis des histoires dans AoU, le système est appelé une Épopée, les critères des balances d’une Épopée sont appelés des Étapes et les critères qui font varier les balances sont appelés des Missions.
— 2001, « Balance sociale », document texte, archives internes, AoU.
Univers original, systèmes politiques complexes et variant d’une race de personnage à une autre, intelligence artificielle poussée, faune et flore développées interagissant dans un écosystème, implication dans des intrigues politiques à grande échelle, et évolution systématisée du monde en fonction de la somme des actions individuelles, qui par ailleurs possèdent des conséquences irréversibles, voilà ce que les équipes de conception de l’univers et du game design envisagent entre 2000 et 2001 pour Age of Utopia et son monde : Oniris, qui ne doit être que le premier d’une longue série. À ce stade, le projet AoU offre donc la promesse d’un univers très orienté par les principes du jeu de rôle plus classique, et pour l’évolution duquel les actions du joueur ont une réelle influence.