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Le jeu comme objet vulgaire, une époque révolue ?

C HAPITRE 2 : J EUX VIDEO ET CULTURE

II. L’ ESSOR DES G AME S TUDIES

II.1. Le jeu comme objet vulgaire, une époque révolue ?

Au fond, il en va du jeu comme de la littérature, il y a des jeux très pauvres en jeu, comme gratter un petit machin, s’abrutir devant un écran, et puis il y a des jeux d’une très grande richesse, qui élèvent l’intellect. Il y a des jeux nobles et des jeux moins nobles. Le jeu d’échec est en plus un jeu qui a une place dans la culture occidentale. - Colas Duflo, philosophe152.

Le jeu a pu être considéré comme un objet digne d’intérêt, et même trouver une place dans les catégories de culture légitime, comme ce fut le cas pour certains sports dans l’Angleterre décrite par Elias et Duning153, ou des jeux de cartes, d’argent et jeux d’échec, qui sont souvent

représentés dans des contextes culturels auxquels on associe une certaine légitimité : dans la littérature, ou dans le cinéma d’auteur, par exemple. Il existe cependant, comme en tout domaine, une hiérarchie de valeur qui s’applique aux différentes formes et pratiques que revêt le jeu, souvent elle-même reflète la valeur attribuée par les locuteurs aux publics de ces pratiques. Les jeux vidéo, jusqu’ici, dans cette hiérarchie n’ont pas eu le beau rôle. Il faut dire que la construction de cet objet comme médium est, on vient de le montrer, un processus relativement récent, qui prend sens au sein de l’intégration plus large d’objets et d’outils qui reconfigurent les modes de l’être ensemble. Les jeux vidéo, en se positionnant comme loisir familial, d’intérieur, vont dans un premier temps être portés vers et par un jeune public. Cette tendance ne favorise pas la construction d’une identité culturelle légitime pour le support, qui reste longtemps relégué au mieux au rang de jouet, au pire de menace physique et psychologique pour un public fragilisé. La sentence du philosophe Colas Duflo, invité d’une émission de philosophie diffusée en octobre dernier sur la chaîne Arte, devant le portrait d’une équipe de joueurs de jeux vidéos concentrés sur une action collective paraît sans appel : « Ils ont des têtes d’abrutis », et fait scandale154. La

persistance à construire la question du jeu vidéo dans les médias français comme un problème social est analysée avec pertinence par Olivier Mauco, en soulignant la difficulté des journalistes à traiter cet objet relativement technique sans recourir à une expertise externe155. La tendance à

thématiser l’information diffusée sur le jeu uniquement en termes de violence et d’addiction peut paraît aujourd’hui moins dominante qu’elle a pu l’être, mais les émissions télévisées qui prennent le jeu pour objet font encore avec régularité, les délices d’une audience critique, qui relaye,

152 Extrait de l’émission Philosophie consacrée au thème du jeu, diffusée sur la chaîne Arte le 14 novembre 2010. 153 (Elias 1998)

154 Pour consulter un extrait de l’émission, se référer à la vidéo « Arte - Philosophie - Les jeux vidéo », et pour une version parodique de celle-ci voir « Ils ont des têtes d’abrutis » publiées respectivement sur le site Dailymotion le 21/11/2020 et le 19/11/2010.

partage, parodie et diffuse via différents outils en ligne les discours qui deviennent alors davantage des preuves de l’ignorance des locuteurs que des preuves à charge pour le jeu vidéo156.

En tant que pratique rattachée à la fois aux grands médias et à des références culturelles populaires, le mépris souvent affiché vis-à-vis du jeu vidéo, qui le désigne comme un objet vulgaire, n’est cependant pas une attitude particulièrement originale. Les grands médias, en vertu d’une conception historique de la distinction de produits culturels valorisés par leur rareté, ont été de manière généralisée l’objet de jugements négatifs.157 Les réactions vives aux propos tenus dans

les émissions de télévision soulignent surtout la capacité du public du jeu vidéo à contester ce type de représentation. Et pour cela ce public semble disposer de plus en plus d’atouts. L’argument direct de la rentabilité économique du produit et du marché conséquent qu’il représente, pourtant mis en avant dès les années 1980 n’a pas été, semble-t-il très convaincant158,

mais a porté indirectement à l’élaboration de nouvelles armes pour les prosélytes du genre.

En France, la génération Nintendo a effectivement, pour emprunter l’expression à Éric Maigret, grandi avec le jeu vidéo159. Au début des années 2000 dans le même temps où s’affirme une

industrie du jeu vidéo parmi les industries culturelles, une partie de son public souhaite s’orienter vers ce secteur professionnel. Les propositions de formation aux métiers du jeu vidéo s’accompagnent d’enjeux concernant les définitions des rôles et métiers proposés, et d’une littérature professionnelle qui s’étoffe au fil des ans. On voit également se développer la proposition de contenus revendiqués comme « matures » par des titres grand public contemporains (ce fut le cas de ICO et de Shadow of the Colossus d’ICO Team, en 2001 et en 2005, et plus récemment de produits tels que Heavy Rain, de Quantic Dream), mais aussi une culture esthète du support parfois portée sur une approche critique qui fait la part belle à des titres historiques, avec le mouvement dit de rétrogaming. Enfin, la requalification du jeu vidéo nous paraît marquée dans ces années par l’émergence de productions qui se déclarent indépendantes, et dont certaines mobilisent le médium comme support d’intentions directement artistiques et politiques.

156 On pense, parmi les événements les plus récents, à la glissade d’un journaliste de télé matin sur l’acronyme MMORPG, dont on peut retrouver de nombreux détournements de vidéos (par exemple : « Meuporg!! - Le Remix » disponible sur YouTube : http://www.youtube.com/watch?v=MwiCLnlJeco » - Consulté le 20 décembre 2010) 157 (Maigret 2007:17)

158 On trouve déjà cet argument mobilisé dans le premier numéro de la revue Réseaux, en 1983 : « (…) à partir de 1980, les ventes explosent, dépassant aujourd’hui les marchés additionnés du cinéma et du disque » (Verebelyl et Querzola 1983:4).

159 De la même manière que les lecteurs qu’étudie l’auteur expriment avoir grandit avec Strange, en établissant une homologie entre l’évolution des contenus et du public qui le reçoit. (Maigret 1995).

II.1.1. Le jeu comme simulation et les Play Studies

L’intérêt des chercheurs en sciences humaines et sociales pour les pratiques culturelles populaires n’attend cependant pas la fin du 20ème siècle pour se développer160. Deux traditions de recherche

au moins semblent ressortir plus particulièrement et sont promues par la diffusion de travaux au milieu des années 1970. L’une d’entre elles présente une filiation à l’approche du jeu comme simulation tactique, stratégique et source d’apprentissage. Frans Maÿra rapporte ainsi que s’organise aux États-Unis dans les années 1950 autour de la pratique des War Games une association : le East Coast War Games Council. L’association, qui organise des rencontres et publie des travaux, croit et changera de titre successivement. Largement dominée par des intérêts éducatifs, elle devient la North American Simulation and Gaming Association (NASAGA)161 et donne

naissance en 1970 à une association internationale. Cette même année voit naître la revue

Simulation & Gaming. En 1973, parallèlement se développe à Minneapolis un groupe de recherche

orienté par les travaux en anthropologie culturelle et qui se donne pour nom : Cultural

Anthropology of Play Reprint Society. L’association change de nom à la fin des années 1980 pour

devenir The Association for the Study of Play (TASP), et organise la gestion de revues successivement intitulées Play and Culture (1988-1992), Journal of Play Theory and research (1993-1997), et Play and

Culture Studies (1988). Ce mouvement de diffusion de Play Studies acceuille entre autres le travail

de théorisation du jeu à portée psychologique et éducative de Brian Sutton-Smith, mais aussi celui du sociologue Gary Alan Fine. Les recherches sur les jeux vidéo n’apparaissent donc pas dans un espace académique vide.

II.1.2 Ludologie contre narratologie

Ceci étant, la façon dont elles se présentent et se structurent actuellement doit surtout à leur émergence au sein des sciences de l’informatique (via les recherches sur l’intelligence artificielle, et les potentiels de développements graphiques) et des approches littéraires de l’informatique (digital

humanities). Ainsi que souligné précédemment, la diffusion de l’usage des Multi User Dungeons est

accompagnée d’un intérêt certain de la part de chercheurs qui interrogent le potentiel des technologies émergentes comme formes nouvelles ou du moins renouvelées d’expression et d’interaction. Le courant littéraire d’analyse des médias marque très fortement certains travaux sur les jeux. L’approche narratologique des jeux est aujourd’hui essentiellement représentée par l’œuvre prospective de Janet H. Murray :Hamlet and the Holodeck. The Future of Narrative in

160 L’anthropologie, et l’histoire culturelle ont notamment alimenté les travaux sur le jeu. 161 http://www.nasaga.org/

Cyberspace162. De nombreux travaux portant sur les jeux informatisés sont inscrits dans cette

tradition littéraire. En 1997, celui d’un chercheur norvégien, Espen Aarseth tend néanmoins à se distinguer de ce courant en insistant sur la singularité de formes telles que l’hypertexte, les MUD ou les jeux d’aventure, en ce qu’ils supposent un effort singulier de la part de leurs récepteurs. Un mouvement de distanciation et d’autonomisation des recherches sur le jeu vidéo continue d’être porté par des chercheurs en Europe du Nord. En 1999, Gonzalo Frasca publie en Finlande une première version d’un texte qui oppose le terme de ludologie à celui de la narratologie en argumentant en faveur de la constitution d’une discipline propre à l’objet particulier qu’est le jeu163. L’argument de singularité du jeu justifiant de créer une science du ludus164 tend à établir des

correspondances avec l’approche du jeu comme simulation, en ce qu’il va se focaliser davantage sur le jeu comme objet, structure, et moins comme expérience. La mise en avant de cette singularité est encore poussée un peu plus loin par la thèse défendue par le danois Jesper Juul, également en 1999, qui défend l’idée d’une dimension interactive du jeu qui n’est pas superposable à celle d’une seule dimension narrative :

(…) les jeux vidéo ne sont pas des narrations. Bien sûr, beaucoup de jeux incluent une narration ou des éléments narratifs dans une certaine mesure. Mais, au-delà de cela, la dimension narrative n’est pas ce qui fait d’eux des jeux vidéo, voir même, les éléments narratifs tendent à être marginaux ou plus, à aller à l’encontre du caractère proprement vidéoludique (computer-game-ness) du jeu. – Jesper Juul165

Il est intéressant de noter, à propos du mouvement ludologique, que les chercheurs qui y sont associés affirment considérer le jeu (game) comme une structure culturelle particulière, mais n’arrivent pas à circonscrire explicitement l’objet qu’ils étudient en réalité, c’est-à-dire le jeu vidéo (computer/video game). En 2001, une nouvelle revue en ligne est fondée par Espen Aarseth, elle s’intitule Game Studies. Le début des années 2000 voit se dérouler de nombreuses conférences internationales sur le thème des jeux vidéo. En 2003 la Digital Game Research Association (DiGRA) est fondée, et donne une assise symbolique forte au concept de Game Studies comme champ international et interdisciplinaire.

II.2. Le jeu en vaut-il la chandelle ?

162 (Murray 1997)

163 (Gonzalo Frasca 1999).

164 Ou du jeu au sens de structure et de règle, selon la typologie proposée par Roger Caillois qui propose un continuum entre ludus et paidia : le jeu comme structure, règle et le jeu comme expérience. Cette distinction permet de se rapprocher de la différenciation établie par la langue anglaise entre game et play.(Caillois 1985)