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L’interaction ludique : techniques et savoirs

C HAPITRE 2 : J EUX VIDEO ET CULTURE

I. R ICHESSE DES TECHNOLOGIES , MONDES COMMUNS

I.1. L’interaction ludique : techniques et savoirs

David Sudnow, publie en 1983 un ouvrage intitulé Pilgrim in the Micro World. Ce sociologue et musicien américain, qui s’inscrit parmi les premiers ethnométhodologues, s’est auparavant penché sur l’incorporation manuelle de la technique du piano, en constituant un récit analytique détaillé

116 Chez les anglosaxons, ce clivage a donné naissance à la distinction souvent opérée entre computer games et video

games. En France, on parle de manière plus généralisée de jeux vidéo, même si les joueurs différencient assez

de l’apprentissage de l’improvisation en musique jazz (Sudnow, 1978). Il mobilise dans Pilgrim cette approche et cette expérience du rapport à l’instrument pour développer une description tout aussi fine de la dextérité à l’œuvre dans l’usage du jeu vidéo. Pour Erkki Huhtamo, professeur d’histoire et de théorie des médias à l’université de Californie, le travail proposé par Sudnow constitue aujourd’hui encore « la description la plus détaillée du lien psychophysique qui se crée entre le joueur

et le jeu (et par extension, entre l’usager et l’ordinateur) »117. Mais il invite également le lecteur à

considérer l’antériorité des caractéristiques de la pratique du jeu électronique, considérée avant tout comme une interaction entre l’homme et la machine. Pour Huhtamo, les jeux vidéo peuvent en effet être inscrits dans une archéologie qui insiste sur le développement d’un nouveau contexte du rapport à la machine, bien antérieur aux années 1960. Ce nouveau contexte s’inscrit en contrepoint des transformations induites par les processus de mécanisation du monde du travail, et d’un certain rapport « contraint » à la machine. Les machines automatiques, qui apparaissent dans des espaces publics à partir de la seconde moitié du 19ème siècle (machines à monayeur, etc.)k

induisent à l’opposé selon l’auteur un rapport direct et « libre » (ou volontaire) à ces objets techniques, dont l’usage s’effectue « dans une optique de plaisir ».

Le questionnement posé par l’intimité qui s’établit entre le joueur, le jeu, et la machine qui médiatise cette interaction dans la pratique du jeu vidéo a été la source d’une réflexivité importante, qui, au-delà du regard très analytique qu’y porte Sudnow, est relayée dans des ouvrages que nous classons dans une catégorie « témoin ». Cette caractérisation renvoit au fait que, écrits par des auteurs critiques de la presse écrite, ils plaident la légitimité culturelle de cette pratique en passant par une lecture de type biographique de celle-ci. Le Trigger Happy. The Inner

Life of Videogames de Steven Poole118 met particulièrement en avant une réflexivité autour de

l’expérience personnelle d’une confrontation et d’un apprentissage de la maîtrise d’une machine, source de satisfaction. La « machine » reste cependant ici une notion assez vague, mal définie. Elle désigne d’une part le support matériel et communicationnel qui va contraindre l’incorporation d’une technicité dans l’usage, et qui est précisément celle que s’attache à décrire Sudnow, que sous-entendra aussi le titre de l’ouvrage de J.C. Herz : Joystick Nation, ou encore à laquelle on rattachera les travaux sur le flow119 du psychologue hongrois Mihaly

Csikszentmihalyi120. La « machine » dans l’idée de l’interaction appliquée aux jeux vidéo peut

d’autre part désigner les systèmes mis en œuvre et en représentation par l’application logicielle qui est « en jeu ». Les systèmes de jeu électroniques sont ainsi pour partie une traduction programmée

117 Traduction de l’auteur. (Huhtamo 2005:3) 118 (Poole 2004)

119 (Malaby 2007)

de systèmes de règles cadrant le déroulement de l’activité. Lorsque le joueur joue avec ou contre la machine, il interagit en fait aussi avec l’intelligence de la conception de ces systèmes par les professionnels du jeu. Ainsi que le décrit Sherry Turkle, dans Second Self, en 1984 : « Le fait de

comprendre la stratégie d’un jeu implique un processus de décodage de la logique du jeu, de compréhension des intentions du créateur, une sorte de « rencontre des esprits » sur le programme »121.

Cette rencontre des esprits, ce « décodage » suppose qu’il existe une base de référence, de « code » ou « langage » commun nécessaire à l’interaction122. Les non-initiés à ces références, à

l’image de Sudnow, rapportent souvent un sentiment désemparé à leurs premières expériences ludiques : « Ce jeu était doté d’un programme comportant une myriade de règles et de combinaisons que, non

seulement je n’avais pas comprises, mais dont je n’avais même pas soupçonné l’existence. »123. Par ailleurs, si la

conception de nouveaux programmes ludiques tente régulièrement d’apporter de nouvelles manières de faire, des systèmes de jeux innovants, cette base de référence reste partagée entre les produits, et n’est jamais réinventée de toutes pièces. Elle est à l’inverse mobilisée pour son utilité par les concepteurs, ainsi que l’expriment de manière explicite les créateurs de Zork : « Les objets

ont des propriétés qui indiquent qu’un certain verbe (d’action) prend sens quand il s’applique à eux (…), mais l’idée est que cela fasse quelque chose qui a du sens, quelque chose que le joueur aurait pu anticiper ».124

Par ailleurs, nous avons pu le constater lors de précédents travaux125, l’expérience du joueur sur

différents produits est cumulative et peut se transformer en une forme d’expertise sur la pratique du jeu. La constitution de cette expertise joue un rôle dans une autre forme d’interaction que le jeu électronique va offrir : l’interaction entre joueurs médiatisée par la machine et le système de jeu, soit la pratique des jeux multijoueurs. Le récit de l’expérience vidéoludique dont Poole tâche de mettre en relief les spécificités, considère également cet apport, et notamment à propos de l’émergence des jeux de course :

Si l’orgie destructrice du Shoot’em up retranscrit l’essence de la compétition homme-contre- machine, le jeu de course est la plus pure expression de la compétition humain-contre-humain médiatisée par la machine. Impossible de discuter la victoire ou la défaite. Vous étiez simplement trop lent.

- Steven Poole 126

121 (Turkle 2005:68)

122 Ce qui ne signifie nullement qu’il doive exister un seul « décodage » possible, mais plutôt que la réception des jeux a plusieurs niveaux possibles, et que l’un d’entre eux s’appliquer à inférer des systèmes et mises en scène les intentions des concepteurs.

123 (Greenfield 1994)

124 Tda. (Lebling, Blank, et Anderson 1979)

125 Etude portant sur les usages innovants, et l’impact des contenus créés et partagés par les utilisateurs de jeux vidéo sur la conception de ces produits. Mémoire réalisé en 2005 dans le cadre du Master Organisation et Production de l’Entreprise (UPE/ENPC).

Elle est enfin, dans ce type d’ouvrage également rapportée aux interactions non médiatisées directement par la machine, celles qui vont s’établir entre « initiés », partageant un monde commun. L’interaction « autour du jeu », entre initiés, sera rendue extrêmement visible au travers des échanges entre joueurs sur le Web, et notamment sur les forums de discussion, mais elle constitue dès l’origine une partie importante de la pratique des jeux vidéo. Dans l’introduction à

Pilgrim in the Micro World, Sudnow, qui se rend dans une salle d’arcade pour y chercher son fils s’y

attarde en fait, questionné par la scène à laquelle il assiste. Les acteurs de cette scène, présentés à la manière de mystagogues, y entrent bien en interaction, donnant lieu à cette conclusion :

Mettez un jeu de ce genre sur le marché et vous stratifierez immédiatement presque toute cette population en douzaines de variations légères de compétences. Deux joueurs se rencontrent, l’un a quelques heures de jeu d’avance au portefeuille et vous assistez à un étalage de score. Deux autres joueurs dont l’un est le professeur, l’autre l’élève : « Non, ne fais pas ça, vérifie cette ville, tu ne vas plus avoir de munitions, pense aux missiles intelligents, garde les yeux sur la balle, tu le tiens… » Vous aurez tout ce qu’il faut pour garantir un intérêt social massif : l’impulsion neurologique et cardiovasculaire, et l’un des meilleurs dispositifs pour générer des interactions. Soyez bénis, Atari et consort, vous nous avez resocialisés après trente ans à vaguement passer du temps ensemble en début de soirée.

- David Sudnow127

Dans les espaces publics (salles d’arcades), comme privés avec le succès important des consoles de salon, puis des jeux sur ordinateurs personnels, le jeu vidéo est donc considéré assez précocément comme prétexte et contexte à l’interaction. Cela, que le joueur interagisse avec une machine, avec des pairs, ou avec les deux. Ainsi que le souligne Sudnow, ces interactions supposent l’acquisition d’une dextérité, de compétences autorisant la performance. Si la performance constitue une mise en compétition entre les joueurs, les compétences, ainsi que le décrit l’extrait ci-dessus peuvent elles aussi être communiquées lors de ces interactions. Ces dernières, qui mettent en exergue la pratique des jeux vidéo comme une pratique partagée, soulignent comme constitutive l’existence d’une base de références commune.