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II. J OUEUR TYPE ET TYPES DE JOUEURS

II.2. Types de joueurs

II.2.1. Du temps à l’activité en jeu.

Les joueurs se positionnent a priori distinctement quant à leur investissement par rapport au jeu, et donc à la distance « juste » que ce dernier occupe vis-à-vis d’autres objets ou espaces d’activités, ou pour l’exprimer de façon plus commune : vis-à-vis de la « vie réelle ». Aux deux extrêmes de l’investissement, servant plus souvent de référentiel que de figure à laquelle on peut s’identifier totalement, on trouve le noob (le newbie, c'est-à-dire « le bleu » ou l’amateur au sens qui est opposé à l’expert) et le nolife, figure que l’on a déjà évoquée. Ce positionnement reflète l’importance subjective accordée à la pratique et au produit - ainsi que le souligne un Songeur : « Il y a toujours plus nolife que soi », et tend à être objectivé par l’estimation du temps que les joueurs dédient respectivement à leur activité. Il n’est pas rare que les joueurs reprennent à leur compte pour désigner ces extrêmes, les catégories de types de consommateurs utilisées notamment par les services commerciaux des entreprises de jeu vidéo, en distinguant et en se distinguant de leurs pairs via les qualifications alternatives de casual ou de hardcore gamer. Ces termes ne renvoient pas en eux-mêmes directement à une catégorie de temps dédié à une pratique, mais davantage à un mode d’engagement : le premier a un sens proche de celui de dilettante, et le second d’inconditionnel. Ils y sont plus que fréquemment associés à une mesure du temps dédié à la pratique notamment en France, ou l’analogie est presque systématique. Ceci étant, considérer le

temps passé en jeu comme un indicateur de l’investissement n’est pas uniquement une pratique endogène. La quantification de l’investissement des joueurs dans leur pratique via l’estimation du temps hebdomadaire passé en jeu, et la constitution de « profils » de joueurs qui en suit, a été largement mobilisée par les travaux émergeant dans le champ des Game Studies. The Daedalus

Project estime ainsi à 22,7 heures le temps hebdomadaire moyen passé par les joueurs sur World of Warcraft.273

Pour notre échantillon de Songeurs, les résultats sont inférieurs : la majorité (58%) des joueurs interrogés joue moins de 15h par semaine.274 À partir des résultats obtenus sur la déclaration du

temps hebdomadaire passé en jeu, nous avons constitué quatre catégories graduées d’investissement en jeu fonction du temps consacré à l’activité. Nous avons considéré qu’au-delà de 6 heures par semaine, les joueurs pouvaient être qualifiés de ponctuels, consacrant une heure par jour en moyenne à leur pratique ; qu’en deçà de 25 heures, on avait à faire à des joueurs réguliers, consacrant entre 2 et 4 heures par jour à Age of Utopia, en deçà de 6 heures et au-delà de 25 heures, nous parlons de joueurs occasionnels et assidus. Le diagramme ci-dessous représente la répartition de notre population de Songeurs selon ces catégories de temps passé en jeu.

Figure 4 - Répartition selon le temps passé en jeu

Le temps passé en jeu est assurément un des critères parmi les plus objectivables parmi ceux qui permettent d’évaluer graduellement l’investissement des joueurs dans leur activité. Il s’avère en

273 (Nick Yee 2005)

274 Il faut ici prendre en compte le contexte de diffusion du questionnaire, qui intervient au moment où le jeu connaît une situation difficile, la question portant sur les dernières séances de jeu.

revanche être parmi les moins parlants quant à la qualification de ces degrés d’investissement. Les citations ci-dessous, extraites des commentaires libres de l’enquête, nous soulignent sa faible pertinence sur ce point :

Plus  j'avance  dans  mes  études  et  plus  mon  temps  de  jeu  se  réduit,  si  bien  que  les  derniers  mois,  je  ne   me  connectais  que  pour  aider  les  membres  de  ma  guilde  et  discuter  avec  mes  amis,  tout  en  travaillant  à   côté.  

Dans  la  première  partie  de  ma  vie  sur  Oniris,  j'ai  frisé  l'obsession,  ce  jeu  occupait  mes  pensées  nuit  et   jour.  Ça  a  duré  près  d'un  an.  Puis,  petit  à  petit,  tout  en  y  jouant  autant,  j'ai  repris  une  distance  normale   vis-­‐à-­‐vis  de  ce  que  j'ai  réussi  à  remettre  à  sa  place  de  jeu.  

-­‐  Commentaires,  enquête  AoU  

L’investissement dans l’activité est difficilement réductible au temps passé dans l’espace du jeu. On peut ainsi réduire son activité en jeu et déclarer un investissement moindre à celui-ci, sans pour autant réduire proportionnellement son temps de connexion. Nous avons par ailleurs cherché à croiser cette variable de catégories de temps passé en jeu avec certaines des autres données disponibles concernant notre population, afin de voir si des profils d’investissement dans l’activité pouvaient émerger au regard de ce critère du temps hebdomadaire passé en jeu. De fait, nos résultats tendent plutôt aller dans le sens du faible potentiel de cette variable à éclairer, en les classifiant, les pratiques des joueurs.

Une autre manière de différencier et de catégoriser l’investissement des joueurs est de tenter d’établir des « profils » de joueurs, fonction d’activités préférentielles typiques. Paradoxalement, cette approche de l’investissement axée sur la qualification de la pratique n’est pas initiée par les travaux des chercheurs en sciences humaines sur les Game Studies, et n’y sera d’ailleurs mobilisée que tardivement. C’est en fait Richard Bartle, le fondateur du MUD éponyme, qui publie en 1966 une première typologie de joueurs réalisée avec la contribution des utilisateurs de ses produits275.

Cette typologie établit quatre axes majeurs qui permettent de distinguer les joueurs en fonction de modes d’interaction privilégiés que ces derniers entretiennent autant avec les systèmes de jeu qu’avec les autres joueurs : l’exploration, la performance, la sociabilité et la domination276. Les

Killers (domination) sont essentiellement caractérisés par leur tendance à rechercher

l’affrontement direct avec d’autres joueurs ; les Explorers (exploration) se définissent par une expertise concernant l’environnement et les systèmes de jeu ; les Socialisers (sociabilité), sont eux orientés principalement vers la communication et les échanges mondains avec les autres joueurs ; les Achievers (performance) enfin cherchent à accomplir un maximum de défis proposés par le jeu.

275 (Bartle 1996)

276 La traduction est empruntée à celle proposée dans l’ouvrage collectif Cutlture d’Univers par Irvin Bearcat. (Bearcat 2007)

Il est intéressant de noter que cette typologie est conçue comme un outil à destination des concepteurs de jeux multijoueurs en ligne. L’un des objectifs explicites de Bartle est de soutenir la conception de systèmes de jeu qui permettent de maintenir un équilibre au niveau de la répartition de ces profils – considérés comme entretenant des affinités inégales, dans une population de joueurs. Cette typologie est reprise par la suite sous diverses formes, y compris par certains joueurs eux-mêmes, en devenant une sorte de grille de lecture commune concernant l’appréhension de la population d’un MMOG.

La typologie de Bartle servira de fondation au modèle de traitement de la question des motivations des joueurs de MMOG établi par Yee277 au travers d’une l’analyse factorielle réalisée

sur une enquête auprès un échantillon de 3000 joueurs de MMOG. L’analyse de Yee fait émerger trois composants principaux à la motivation, auxquelles correspondent dix sous-composants, comprenant eux-mêmes davantage de facteurs à un niveau inférieur, de la manière décrite par le tableau suivant :

Tableau 3 - Composants et sous composants de la motivation chez les joueurs de MMOG selon Yee.

La performance Le social L’immersion

L’avancement

le progrès, le pouvoir, la possession, le statut

La sociabilité

la discussion triviale, aider les autres, se faire des amis

La découverte

l’exploration, la lore, trouver des détails cachés

Les mécanismes

les chiffres, l’optimisation, la modélisation, l’analyse

Les relations

les liens personnels, la mise en avant de soi, trouver et donner du soutien

Le jeu de rôle

la storyline, l’histoire du personnage, les rôles, la fiction

La compétition

le défi, la provocation, la domination

Le travail d’équipe

la collaboration, les collectifs, les victoires collectives

La personnalisation

l’apparence, les accessoires, le style, les couleurs

L’évasion

Se détendre, s’évader de la vie réelle, éviter ses problèmes

Ce modèle d’analyse sera reconduit avec Williams et Caplan pour le traitement de l’enquête menée un large échantillon de joueurs d’EverQuest 2278. Si elles offrent une perspective plus

détaillée et moins exclusive sur ce que peut représenter le jeu pour les joueurs, en restant conduites par la question des motivations et non des activités, ces études ne questionnent pas à proprement parler leurs pratiques.279

Nous avons nous aussi inclus dans notre enquête auprès des joueurs d’Oniris, des questions qui concernent l’activité des joueurs en jeu. Nous n’avons pas cherché de prime abord à définir des modes de comportement ou d’interaction à la façon de Bartle, mais à interroger les joueurs alternativement sur leur préférence et sur l’importance réelle, dans leur pratique, d’activités que

278 (Williams et al. 2008)

279 C’est pourtant l’une des promesses de l’enquête menée sur Ever Quest 2, qui doit joindre à l’enquête par questionnaire auprès d’un large échantillon de joueurs et analyse de données émanant des serveurs de jeux et fournis par l’éditeur.

nous avons rassemblées en un nombre limité de catégories. Bien que certains des critères de différenciation mobilisés par Bartle, Yee, Williams et Caplan, émergent dans ce choix de catégories, notre approche accorde au final une importance particulière aux usages prescrits et réels du jeu et de ses mécanismes, et à la distance des types d’activités à ce que nous considérons comme les activités « au cœur » du jeu. Suite à nos périodes d’observation en entreprise et en jeu, ainsi qu’aux entretiens réalisés avec les joueurs, nous avons préalablement retenu 7 types d’activités considérées comme pertinentes, dont quatre sont des catégories endogènes, au sens où elles sont assez clairement cadrées à la fois par les joueurs, par les concepteurs, et par leur inscription dans les systèmes de jeu :

1) l’activité de jeu contre l’environnement (JcE) : sur un mode solitaire ou collectif, le joueur affronte la « machine » c'est-à-dire l’environnement de jeu, via les systèmes de jeu qui impliquent la plupart du temps une progression de l’avatar (sur le principe de progression, voir II) ;

2) l’activité de jeu contre les autres joueurs (JcJ) : sur un mode solitaire ou collectif, le joueur affronte via les systèmes de jeu d’autres joueurs ;

3) l’activité de jeu d’artisanat et de négoce qui consiste à mobiliser les systèmes de récolte de matières de production et d’artisanat prévus par les systèmes de jeu (Craft);

4) l’activité de jeu fictionnelle qui s’effectue sur un mode narratif : le jeu de rôle (JdR), activité collective, qui implique l’immersion dans un personnage construit par le joueur et une narration collaborative avec des partenaires de jeu, cohérente ou non avec l’environnement proposé par le produit.

Nous avons ajouté à ces catégories endogènes trois types d’activités dont la distinction apparaissait pertinente a priori :

5) l’exploration, qui peut prendre l’image de la promenade à travers l’univers, mais implique également l’acquisition d’une expertise sur l’environnement et les systèmes de jeu (recherche d’information) ;

6) la rencontre et la discussion (Chat) avec d’autres joueurs, en tant qu’activité à part entière, qu’elle soit orientée vers le jeu ou mondaine ;

7) l’activité de gestion concernant l’avatar du joueur et ses possessions, le collectif dans lequel il est inscrit et ses actions (logistique).

Nous avons proposé successivement aux répondants de classer ces activités selon un ordre de préférence, dans un second temps, selon le temps effectivement dédié à celles-ci en jeu. La

première question était formulée de la manière suivante : « En vous fondant sur vos dernières sessions de jeu, classez les activités en jeu suivantes selon votre préférence … ». La seconde : « Classez ces mêmes activités selon la proportion de temps réelle que vous y avez dernièrement consacré sur une session de jeu ». Bien entendu, nos résultats concernent des pratiques déclarées, et non observées, avec les biais possibles dont il nous faut tenir compte. Au vu de la taille de notre échantillon qui ne le permet pas toujours, nous avons par la suite jugé pertinent de regrouper ces activités en quatre catégories, qui entretiennent un rapport hiérarchique fondé sur la distance aux prescriptions induites par les mécanismes de jeu. Au final, la distinction des types d’activités retenue pour le traitement statistique est la suivante :

Combat (JcE/JcJ) : activités que nous définirons comme primaires, inscrites dans le principe de

progression principal et prescrites par les mécanismes de jeu.

Artisanat et commerce (Craft) : activités secondaires, inscrites dans le principe de progression

horizontale, prescrites en tant que support aux activités primaires par les mécanismes de jeu.

Narration et immersion (JdR / Exploration) : activités tertiaires car ne présentant de dépendance

ni aux autres types d’activités ni aux mécanismes de jeu.

Discussion et logistique (Chat, logistique) : activités parallèles et qui entretiennent dont

dépendent fréquemment ou ponctuellement les autres types d’activité.

Les résultats obtenus pour cette classification en types d’activités font émerger une hiérarchie entre ces dernières, au sens où non seulement il n’y a pas de convergence totale chez les Songeurs concernant la préférence comme le temps réel dédié au type d’activité, mais certaines d’entre elles apparaissent comme dominantes. On peut observer la façon dont les Songeurs se répartissent entre activités préférentielles (l’activité est déclarée comme une activité favorite) comme en temps réel dédié (l’activité est déclarée comme celle à laquelle le joueur consacre le plus de temps lors des parties de jeu) dans le tableau récapitulatif ci-dessous.

Tableau  4  –  Enquête  AoU.  Types  d’activités  selon  la  préférence  et  la  fréquence

Types  d’activités Activité  favorite  (%) Activité  principale  (%)

Combat 27,3 30,2

Discussion  et  logistique 21,5 29,8

Artisanat  et  commerce 16,1 21

Narration  et  immersion 35,1 19

Si, comme on pouvait l’anticiper, activités préférentielles et activités réelles ne se recoupent pas parfaitement, il y a bien une relation entre les deux, ainsi que l’illustre le diagramme suivant, montrant la répartition pour chaque activité déclarée comme préférentielle, du temps d’activité réelle déclaré :

Figure  5  -­‐  Relations  entre  activités  principales  et  favorites  

Ainsi, les activités déclarées comme préférentielles se trouvent être majoritairement les activités auxquelles les Songeurs déclarent effectivement consacrer le plus de temps en jeu. La principale exception ici est la préférence pour l’activité de jeu de rôle, qui ne correspond qu’à 42 % au temps principal dédié en jeu. Le caractère tertiaire que nous avons relevé de ce type d’activité, et sur lequel nous reviendrons dans la section suivante peut en partie expliquer cette inadéquation. L’activité qui montre à l’inverse la correspondance la plus forte entre préférence et temps réel dédié est l’artisanat (76 % des joueurs déclarant préférer l’activité d’artisanat déclarent également qu’elle est leur activité principale).

Un fait notable est que le temps passé en jeu et la déclaration des activités principales (en temps dédié) apparaissent indépendants : le niveau de temps passé en jeu ne semble pas corrélé à un type particulier d’activité. Ainsi, que les joueurs aient une activité en jeu davantage orientée vers l’artisanat, le jeu de rôle ou le combat, ils sont indifféremment répartis dans les catégories de joueurs « occasionnels », « ponctuels », « réguliers », ou « assidu ». Plus encore, si les caractéristiques sociodémographiques des Songeurs semblent avoir peu d’impact sur le temps qu’ils consacrent au jeu, elles ne paraissent pas sans relation avec les types d’activités qui y sont principalement pratiquées.