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II. U TOPIA COMME ARENE , OU OBJET COMMUN A DES

II.2. Mais le monde tourne

Virtual Worlds, Virtual citizens. - Slogan de l’initiative « Free Utopia »

Si la dimension historique du processus de développement apporte un éclairage fondamental, le prisme seul de la conception reste, dans cette perspective, insuffisant. Aux facteurs contingents des dynamiques internes du studio de développement, vont s’ajouter, dès l’annonce au public du projet Age of Utopia, ceux liés à son appropriation, son usage par l’audience que composent les joueurs. On a pu entrapercevoir, dans la partie précédente, au travers des témoignages offerts par le forum officiel, comment les problématiques de la réception pouvaient s’articuler à celles de la

conception et s’influencer réciproquement. Mais s’arrêter à ce retour des utilisateurs sur le produit en exploitation serait oublier une part importante de l’immixtion, désirée ou non de l’utilisateur dans la fabrique d’Utopia.

II.2.1. L’entrée des usagers dans l’arène

La campagne promotionnelle articulée autour du produit Age of Utopia est importante, entre autres car elle doit contribuer à mettre en confiance de potentiels investisseurs. Les premières communications sur le projet font leur apparition, dans la presse spécialisée, dès décembre 2001 : un magazine français de référence, Joystick lui consacre alors cinq pages, en le qualifiant de « MMORPG miracle made in France », de son côté, Edge, l’un des plus prestigieux média anglophone du jeu vidéo dédie deux pages à l’ambitieux projet début 2002. Le retour sur cette littérature met en lumière un fait important qui est qu’Age of Utopia commence à exister pour une audience potentielle bien avant l’ouverture du produit au public. Le site officiel dédié au jeu, mais aussi les sites Internet spécialisés, dont particulièrement les portails de jeux en ligne, sont à la fois des relais d’information et les premiers espaces partagés en ligne dédiés à l’univers d’Oniris. Le forum dédié à Oniris sur le portail Jeux On Line apparaît début 2003, donc avant les phases de beta test fermées organisées conjointement avec le distributeur, qui auront lieu au deuxième trimestre. Le choix du format de communication qu’est le forum, ainsi que le contenu de ces espaces indique clairement que les participants, qu’il est pour l’instant délicat de définir comme des joueurs, ne se contentent pas d’un rapport relativement passif au projet, qui pourrait par exemple être celui de la lecture de nouvelles concernant l’avancée du développement. Un comptage simple de la participation à ces forums dédiés à Utopia sur les portails JeuxonLine (JoL) ou MondesPersistants (MP) permet d’observer que les sections générales de ces forums, soit les plus fréquentées et alimentées, comportent une proportion importante de sujets de discussion qui sont datés d’avant la sortie du jeu227 : 60 % pour JoL et 55 % pour MP. Une partie importante de

ces sujets de discussions, généralement animées par des équipes dédiées en contact soit avec le distributeur de Stillnode, soit avec le studio lui-même, sont orientés autour d’informations fournies à des potentiels participants à une phase de beta tests curieux des spécificités du projet. Mais une autre partie révèle la construction progressive par les joueurs de ce que l’on nomme ici un patrimoine communautaire : réalisations graphiques et narratives autour du produit (fan-art), relais, recueil et archivage des articles de presse ou des discours émanant des équipes de Stillnode.

227 Les systèmes de forums classant les sujets par ordre chronologique en fonction de la dernière réponse apportée, le comptage ne prend pas ici en considération les sujets qui ont pu être « exhumés » des archives et réalimentés à une date ultérieure à septembre 2004 bien que créés auparavant.

Il est encore possible en 2010 de retrouver, mis à disposition par un membre de ces forums, la quasi-totalité des « devchats » soit les rencontres organisées entre audience potentielle et équipe de développement sur un canal de discussion instantanée de type IRC (Internet Relay Chat) en 2003. Ces « devchats » répondent à des questions des joueurs quant aux caractéristiques du monde en création, comme ci-dessous, lorsqu’un responsable technique répond à des questions précises, ou lorsque l’un des responsables de la direction générale du développement répond à des aspects plus caractéristiques du projet :

[16:53]  <Promtoh>  OK…  Comment  vont  fonctionner  les  combats  ?  Juste  un  «  appuie-­‐sur-­‐la-­‐touche-­‐pour-­‐ faire-­‐sortir-­‐une-­‐épée-­‐à-­‐ton-­‐perso-­‐et-­‐profite-­‐du-­‐spectacle  »  ou  quelque  chose  de  plus  complexe  (et  plus   intéressant)  ?  

 [16:54]  <Promtoh>  (dis-­‐nous  si  nos  questions  ne  concernent  pas  le  code  client)  (…)  

 [16:55]  <Nic>  les  combats  sont  dynamiques,  les  joueurs  devront  réagir  aux  actions  de  leurs  adversaires   [16:56]  <Promtoh>  tu  peux  nous  donner  un  exemple  ?  

[16:56]  <Nic>  en  plus,  il  est  possible  de  juste  avoir  «  appuie-­‐sur-­‐la-­‐touche-­‐pour-­‐faire-­‐sortir-­‐une-­‐épée-­‐à-­‐ ton-­‐perso-­‐et-­‐profite-­‐du-­‐spectacle  »   si   l’adversaire   est   une   cible   facile.   Il   est   plus   efficace   néanmoins   d’agir  en  fonction  du  comportement  de  l’adversaire.    

[16:56]   <Nic>   exemple  :   toutes   les   actions   ont   un   coût   (hp,   sta,   sap)   Faire   un   geste   en   réaction   au   comportement  de   l’adversaire  peut  permettre  de  diminuer  ce  coût   et  donc  de  lancer  une  action  plus   puissante,  ou  plus  d’actions  puisqu’elles  sont  moins  coûteuses  =)    

—  28  août  2003,  «  devchatlog  »,  archives  internes,  AoU  

Le monde d’Oniris, pour les joueurs, fondé sur et extrapolé à partir de la communication autour du projet, naît donc bien avant même la phase largement ouverte de test préalable, l’open beta, qui aura lieu début 2004. Début 2003, Utopia dispose déjà d’un contenu narratif, d’une imagerie et d’une audience élective, qui lui sont singuliers.

Cette dimension ne reste pas étrangère à la somme d’éléments qui vont impacter la fin du développement. À partir de 2003, des notes, telle que celle extraite ci-dessous des archives internes témoignent de la nécessité perçue – ou du moins affirmée par certains membres de l’équipe de production (ici les game designers) de prendre en compte l’interaction avec ces nouveaux acteurs dans le processus de production :

(…)   je   me   répète   comme   un   vieux   croûlant,   mais   je   tiens   à   le   dire   par   écrit,   il   est   prudent   de   tenir   compte   des   documents   écrits   par   l’équipe   (...),   documents   qui   ont   été   validés,   mis   en   ligne   et   ont   alimenté  des  mois  durant  les  posts  sur  les  sites  de  fan.    

—  Avril  2003,  «  Planning  du  Background  »,  document  texte,  archives  internes,  AoU    

Cette articulation avec l’audience d’Utopia va prendre une importance de plus en plus grande avec le déploiement des betas tests puis la fin de l’accord avec le distributeur qui conduit, tel que décrit précédemment à internaliser en partie puis presque intégralement la fonction de gestion de

communauté. Cette reconfiguration de l’organisation interne introduit une nouvelle figure de l’utilisateur : celui dont les points de vue, exprimés sur les forums de discussion, en jeu ou sur d’autres canaux de communication, sont interprétés et relayés par des médiateurs auprès des équipes de production. Ce nouveau joueur possède une certaine légitimité, différente de celle qu’ont les membres de l’équipe en tant que joueurs eux-mêmes quant à la représentation qu’ils peuvent avoir des attentes des futurs utilisateurs, légitimité sur laquelle on va chercher à s’appuyer pour argumenter des décisions à prendre quant à l’orientation de certains aspects du développement. C’est aussi ainsi qu’on peut lire la citation précédente : la mise en ligne de certaines informations et leur appropriation par les joueurs leur donne valeur de référence. Loin encore ici de l’anecdote, les (re)constructions du monde préalable à la finition du produit et à sa sortie commerciale, vont laisser des traces pérennes que l’on pourra retrouver dans le discours des joueurs, plusieurs années plus tard, en référence à une certaine loyauté — comparable à celles qu’Henry Jenkins observe chez les fans, à ce que l’on pourrait nommer « l’identité originelle du produit ». Jenkins souligne en effet le fait que la réécriture opérée par les fans de série télévisée est accompagné d’une considération importante pour l’œuvre originelle, qui peut s’accompagner de sa défense, y compris vis à vis de ses producteurs228. Il est à noter par

ailleurs que le comportement des joueurs trouve ici un écho dans la sphère de la conception, même si l’identité originelle d’Oniris, pour la mémoire collective des concepteurs, diffère sur plusieurs points de celle mobilisée par les joueurs. De fait, l’un des constats essentiels de ce terrain, est que, bien que tourné vers le même objet : le produit logiciel inscrit dans le projet Age of Utopia, il existe, en termes de pratiques et de représentations, une multiplicité de mondes « Oniris ». De cette multiplicité, on peut extraire artificiellement deux grandes catégories : le monde tel qu’il est perçu, pratiqué, et créé par les concepteurs, et le monde tel qu’il est perçu, pratiqué, et recréé par les joueurs. Un autre constat est que ces visions du monde ne sont ni séparées, ni confondues.

II.2.2. Reconfigurations à l’œuvre