• Aucun résultat trouvé

Le traitement du jeu est de moins en moins celui d’un phénomène « à part », et de plus en plus celui d’un phénomène « connecté ». Plusieurs éléments concourent à rendre cette tendance particulièrement visible. Le secteur économique des jeux vidéo a su susciter un intérêt important au travers de démarches actives entreprises depuis la fin des années 1980 autour de sa visibilité et de sa légitimité afin d’apparaître comme une industrie mature au sein du domaine des loisirs. Plus récemment, ce mouvement s’est prolongé par la volonté affichée d’élargir à des publics plus variés le panel de consommateurs des jeux vidéo, volonté qui conduit entre autres à l’émergence de phénomènes d’intérêts médiatiques successifs pour les concepts commerciaux que sont les Casual, puis les Serious, et plus récemment les Social Games53. Une médiatisation importante a

ensuite été accordée aux univers ludiques en ligne lors de ces cinq dernières années, avec une focale essentiellement portée sur deux titres : World of Warcraft de Blizzard Entertainement, qui a retenu l’attention par son double mouvement d’extension et de captation du public des Massive Multiplayer Online Games (MMOG); et le Second Life de Linden Lab qui pour sa part a attiré le regard vers les articulations complexes entre virtualités et réalités. Mais ces produits phares, situés aux deux extrêmes des genres actuels des espaces fictionnels en ligne, n’ont pas suscité l’attention des seuls médias. Leur approche académique, notamment par les sciences humaines va également se consolider au travers de la croissance du courant des Game Studies, qui rassemble des disciplines variées. Ce courant s’est effectivement fortement affirmé et articulé autour de ce type particulier de produit de l’industrie et de la pratique vidéoludique. La popularisation des univers persistants en ligne commence au milieu des années 1990 et prend réellement son essor au milieu des années 2000. La focalisation extrêmement rapide de l’intérêt pour ce sous-genre du jeu électronique qui représente, paradoxalement, une proportion assez faible – en Occident, du moins – des usages vidéoludiques, est pour le moins surprenante. L’engouement, la curiosité, et parfois les craintes que suscitent les MMOG peuvent paraître disproportionnés au regard du phénomène qu’ils représentent quantitativement. C’est selon nous que leur portée est toute autre.

53 Lorsque la société japonaise Nintendo sort en 2006 la Wii, la console de jeu qui réintroduit l’idée de se défaire des périphériques et des interfaces pour toucher un public le plus large possible, elle lance la ruée vers les « Casual

Games », produits ciblant ouvertement un public non familier avec la culture du jeu vidéo. Un peu plus tard,

parallèlement à la considération des univers virtuels comme laboratoire d’expériences et comme instance d’apprentissage, c’est le « Serious Game » que l’on plébiscite, en cherchant à rendre le jeu vidéo plus attractif comme support de communication et/ou de formation aux yeux des entreprises et organisations. Enfin, l’expansion de la pratique des réseaux sociaux de type Facebook met en lumière le succès de petits jeux jouables via le navigateur, que l’on désigne comme « Social Games. »

Le succès commercial des MMOG intervient après trente années d’existence et de développement conjoint des technologies de l’information et de la communication et des jeux électroniques et vidéo, qui entretiennent pendant ce temps des relations complexes. Parallèlement, les trente dernières années marquent aussi le développement d’une culture populaire dont l’impact est mondial, et au sein de laquelle vont être créées ou exploitées des fictions qui réinventent des mondes à partir de savants assemblages de référents culturels multiples. Ces univers fictionnels fourniront un cadre de référence commun qui sera tout aussi nécessaire à l’interaction entre joueurs de MMOG que la connexion qui les relie aux serveurs du monde virtuel.

C’est bien pour inscrire notre approche des univers fictionnels dans le contexte d’émergence qui les caractérise que nous souhaitons aborder l’histoire de leur développement. Mais à partir de quel type de sources pouvons-nous réfléchir cette histoire ? En tant que produits considérés comme accessoires parmi ceux issus des nouvelles technologies, et même parmi ceux des loisirs, leur élaboration a longtemps principalement été examinée et mise en récit par des amateurs éclairés ou par leurs concepteurs eux-mêmes. L’histoire des jeux vidéo s’est consolidée lors des dernières années avec la publication de nombreux ouvrages et articles de synthèse qui ont servi d’appui à la rédaction de ce chapitre54. Certains domaines de cette histoire, notamment ceux qui

concernent les supports et titres qui ont marqué la popularisation du loisir sont ainsi assez bien documentés. Pour d’autres, il faut encore principalement compter sur des collections d’anecdotes et de récits biographiques supportés par des formats divers. Pour trouver trace de l’histoire du développement et des aléas de l’industrie du jeu vidéo dans son processus de mise en place, comme de celle des univers en ligne, le mieux est encore de prendre pour point de départ, outre les ouvrages déjà cités au fur et à mesure de leur diffusion, les articles d’encyclopédie en ligne et les chronologies collectivement réalisées sur des sites amateurs et des sites de fan. Ces ressources nous ont servi à remonter peu à peu les pistes d’informations par le renvoi à des ouvrages moins connus, ou à d’autres liens, constituant au final une somme importante d’information à confronter.

Pour opérer cette confrontation, il fallait par ailleurs savoir plus précisément quel était l’objet de notre histoire. Ainsi que le souligne Aphra Kerr dans l’introduction historique à son ouvrage de synthèse, l’histoire qui est faite du jeu électronique est fortement dépendante de la définition et de la représentation attribuée à l’objet : si l’on s’intéresse au mode de représentation qui permet la qualification de jeu vidéo on n’écrira probablement pas la même histoire que si l’on donne une

54 Parmi lesquels, essentiellement, mais non exclusivement (Haddon 1999; Herman 1997; Herz 1997; Kline, Dyer- Witheford, et de Peuter 2003; Malliet et de Meyer 2005; Poole 2004; Sheff 1993)

plus grande importance à la dimension interactionnelle du médium55. L’histoire que l’on propose

dans ce chapitre est elle-même biaisée, dans la mesure où elle cherche, au travers des différentes sources d’information disponibles, à faire le point sur un aspect particulier de l’histoire des jeux vidéo, et parmi eux, des jeux en ligne. Cette perspective questionne plus précisément les enchaînements et processus qui vont de manière aussi concrète qu’imagée, permettre de « connecter » le domaine marginal a priori du jeu à un tissu technologique, économique, culturel et social. Nous voudrions, ce faisant, prendre compte des leçons d’une certaine histoire sociale des médias en tachant, sinon d’être en mesure de dépasser l’illusion généalogique56, d’éviter autant

que possible d’associer malgré nous à l’idée de convergence celle d’un mouvement naturel et inéluctable.

Sans prétendre restituer ici une histoire exhaustive du jeu vidéo, nous en proposons donc quatre axes, pour une analyse qui tend à mieux établir les filiations qu’entretiennent des univers fictionnels en ligne avec des mondes techniques, sociaux, culturels et économiques proches, mais multiples, et à comprendre dans quel contexte ceux-ci vont devenir des objets d’analyse pour les sciences humaines et sociales.

Les deux chapitres suivants déploient ainsi cette histoire de la connexion du jeu en tachant de l’organiser selon quatre thèmes. La connexion technique du jeu, soit celle inscrite au sein du développement de la science informatique et de sa diffusion, comme de ses applications ; et la connexion économique, soit la constitution d’un public et d’une industrie pour le matériel électronique, et au sein de celle-ci, d’une industrie du jeu vidéo, fera l’objet d’un premier chapitre. La connexion du jeu, plus que sa filiation, à un ensemble de pratiques culturelles massives, globales, et sa participation au développement de référentiels communs pour la diffusion d’une culture dite populaire ouvriront le second chapitre de cette histoire, qui sera fermée par le récit de la connexion du jeu avec un monde académique qui se penche de plus en plus vers l’étude des cultures populaires. Nous retracerons ici le développement et la constitution en un champ interdisciplinaire propre des recherches anglo-saxonnes conduites sur le jeu en Europe du Nord et aux États unis, ou Game Studies.

55 (Kerr 2006:13) 56 (Flichy 2003)