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Terrains de jeu : les laborantins du cyberespace

C HAPITRE 2 : J EUX VIDEO ET CULTURE

II. L’ ESSOR DES G AME S TUDIES

II.3. Terrains de jeu : les laborantins du cyberespace

II.3.1. Les ethnographes du virtuel

C’est surtout au travers d’écrits relatant des démarches plus ou moins proches de celles de l’ethnographie, et suivant les travaux conduits quelques années auparavant sur les environnements ludiques électroniques à interface texte, les Multi-Users Donjons ou Dimensions176 que les univers virtuels sont apparus comme terrains d’études privilégiés pour les

sciences humaines. L’immersion dans l’univers du jeu, le caractère exclusif comme exhaustif de ce dernier contribuent à rendre a priori pertinents d’un côté une démarche d’enquête ethnographique qui permet de comprendre en expérimentant pas à pas l’expérience et les références des joueurs, et de l’autre le récit ethnographique qui est une des manières les plus efficaces de retranscrire ces informations. En 2006 T.L. Taylor, sociologue, dresse ainsi avec Play Between Worlds177 une

monographie particulièrement pertinente concernant l’univers d’EverQuest, étude à laquelle celle de l’anthropologue Tom Boellstroff sur le monde Second Life fera écho quelques années plus

173 (Patrick Crogan 2006; Mayra 2006; Bogost 2006)

174 Lowood effectue dans cette perspective un parallèle entre la constitution du champ de l’histoire des sciences et les questionnement agitant la constitution du champ des Game Studies (Lowood 2006)

175 (Pearce 2006; Ondrejka 2006) 176 (Turkle 1994; Curtis 1992) 177 (T.L. Taylor 2006)

tard178. Dans un article intitulé « A ludicrous discipline ? Ethnography and Game Studies », ce

dernier va encore plus loin en inscrivant le jeu en ligne dans une perspective non plus seulement ethnologique, mais anthropologique, et ce, dans les termes suivants :

Pourquoi des Game Studies maintenant ? Parce que l’ère de l’information est, sous nos yeux, devenue l’ère du jeu. Il semble que le jeu [gaming] et la notion qui y est associée d’expérience de jeu [play] pourrait devenir une métaphore maitresse pour une catégorie de relations humaines et sociales, ouvrant à de nouvelles formes de liberté et de créativité aussi bien que de nouvelles inégalités et oppressions. Bien qu’une approche méthodologique ou théorique ne puisse faire office de panacée pour aucune discipline, l’approche anthropologique peut significativement contribuer à des Game Studies suffisamment souples pour réagir aux inattendus, conjoncturels et avant tout rapidement changeants cybermondes au travers desquels nous sommes tous d’une certaine manière dans un processus de redéfinition du projet humain [the human project].

- Tom Boellstorff 179

Tous les penseurs du jeu en ligne ne partagent pas l’ambition d’un projet anthropologique. On note bien, cependant, à partir du milieu des années 2000, un discours qui émerge en appuyant l’idée de considérer comme plus que légitime, nécessaire, l’urgence à étudier ces objets, pour une meilleure appréhension du monde contemporain.

II.3.2. Le potentiel expérimental et quantitatif des nouveaux mondes

La valeur des jeux en ligne comme laboratoire d’expérience et de recherche sur de nouvelles formes de socialisation, parfois mise en avant par les éditeurs même de certains titres, apparaît comme un argument majeur pour la mise en place et le déploiement des Game Studies. Outre l’investissement de ces mondes par de nouvelles générations d’ethnographes, tendance qui se confirme dans la seconde moitié des années 2000 avec la parution de nombreux travaux180, on a

imaginé pouvoir se servir des mondes sociaux de World of Warcraft ou de Second Life pour simuler et étudier des réactions de masse à différents événements collectifs, entre autres en épidémiologie.181 Concernant Second Life, cette perspective est encouragée par les producteurs de

l’univers, au travers des efforts importants de communication réalisés par Linden Lab vers la presse généraliste comme vers les milieux académiques.182 Cette approche n’est pas sans rappeler

178 (Boellstorff 2008) 179 (Boellstorff 2006)

180 (Bainbridge 2010; Pearce 2009; Nardi 2010)

181 Suite à la diffusion involontaire d’une maladie affectant les personnages joueurs (Contributeurs Wikipedia 2010a), il a été proposé d’utiliser les univers en ligne comme observation des modes de diffusion des épidémies (Balicer 2007; Linden Research Inc. 2007).

182 Second Life a été l’un des phénomènes Internet les plus commentés dans les médias à partir du milieu des années 2000, avant de perdre assez soudainement l’intérêt des journalistes au cours de l’année 2008. Les statistiques d’usage disponible sur le site officiel montrent que son public est resté pour autant relativement stable (cf. http://blogs.secondlife.com/tags/quarterly_economic_report).

celles du jeu en termes éducatifs, ainsi que la question du jeu comme simulation, que l’on rafraîchira d’ailleurs vers la fin de la décennie en valorisant le concept antinomique de jeux sérieux (Serious Games). Les caractéristiques du médium informatique, et notamment le potentiel enregistrement des traces ou journaux (logs) qui sont laissées par les actions des joueurs alimentent la perception des univers ludiques en ligne comme des laboratoires idéaux sur les comportements humains. Les données fournies par les jeux en ligne permettent théoriquement de retracer l’intégralité des actions des joueurs. L’abondance et la précision de ces données vont amener des chercheurs en sciences humaines vers ces objets, pour y conduire des travaux statistiques de moyenne et de large ampleur qui, entre autres méthodes, mobilisent des systèmes de recueil de données automatiques fournis par le logiciel de jeu183. Si cet ensemble de recherches

a apporté un ensemble de savoirs importants quant aux logiques d’interaction dans ces univers virtuels, ils restent soumis, comme toute expérience, aux limites de leurs modalités. Les données disponibles sur les comportements des joueurs analysés à partir de requêtes automatiques sur les serveurs de jeu de WoW apprennent beaucoup à un niveau macrosociologique sur les dynamiques de guilde et le rythme du jeu collectif, sur les temporalités de la pratique du jeu, ou encore sur les associations majeures faites entre différentes composantes de l’univers, comme celle des genres et des rôles tenus par les avatars. On peut savoir que des rôles d’assistance sont davantage associés à des personnages féminins que masculins, mais on n’a pas encore de donnée associée concernant le genres des joueurs.184 Une limite plus générale est que ces travaux

questionnent des comportements sans interroger de manière poussée la façon dont ceux-ci sont liés aux dispositifs de techniques et de règles qui les cadrent et qui cadrent également, de fait, l’analyse qu’ils peuvent proposer. Il semble délicat par exemple, même en se plaçant a un haut niveau de modélisation et d’abstraction, de vouloir généraliser une expérience épidémiologique observée dans un espace sans prendre en compte la singularité des modes de circulation et de contact de celui-ci.

II.3.3. Le rappel à la prise en compte du contexte technique de la pratique

des jeux vidéo

On peut observer, depuis seulement quelques années, un regain d’intérêt pour la prise en compte de ce contexte, ou cadrage technique dans la pratique des jeux vidéo, après que le tournant ludologique se soit sensiblement effacé au profit de la mise en valeur, principalement au travers du phénomène des MMOG, de la dimension sociale et culturelle de ce médium. Il provient

183 (Williams et al. 2006; Ducheneaut et al. 2005) 184 (Ducheneaut et al. 2007)

majoritairement aujourd’hui de recherches européennes qui sont rattachées au champ des études sur les sciences et les techniques. Elles soutiennent des approches où la conception comme la réception, au travers notamment des études sur le genre, tiennent une place importante. Ainsi, Helen Kennedy et David Crogan appellent à une prise en compte de la technologie comme médiation entre jeux et culture alors que T.L. Taylor et Aphra Kerr invitent chacune séparément à une interprétation des mondes virtuels au sens d’assemblage ou d’agencements techniques culturels et sociaux.185 Si leurs perspectives sont distinctes, Taylor étant plus sensible à l’activité de

jeu et Kerr à la configuration de leurs espaces – nous y reviendrons, il y a dans les deux cas un argument clair en faveur de l’étude des univers ludiques en ligne en termes de dispositifs sociotechniques.186C’est dans la ligne de ces travaux, avec lesquels nous dialoguons tout

particulièrement ici, que nous inscivons notre recherche.

En apparaissant au départ comme hérauts d’une culture à la fois vulgaire et populaire, les chercheurs en sciences humaines et sociales qui ont rassemblé leurs travaux sous le drapeau des Game Studies se présentent comme proches du courant plus large des Cultural Studies anglo- saxonnes. Le champ y est associé entre autres par le biais d’auteurs qui lui sont emblématiques tel qu’Henry Jenkins187, sans pour autant que ses participants s’y rattachent complètement ou

explicitement. D'abord, les Game Studies ne s’intéressent pas dans leur intégralité au jeu dans une perspective culturelle. Il y a un lien évident entre le développement d’un champ d’études sur l’objet jeu vidéo et la constitution d’une industrie culturelle autour de celui-ci. L’impact des recherches qui émanent du champ des humanités numériques (Digital Studies) semble ensuite avoir eu un impact déterminant sur le processus d’autonomisation des Game Studies au travers de l’opposition à l’approche narratologique. Ce processus, dans une dynamique paradoxale, nous semble avoir été renforcé par la forte connexion à des enjeux sociaux divers, complexes et contemporains des univers ludiques en ligne, qui deviennent un objet d’étude privilégié.

Cette brève perspective sur la constitution des Game Studies comme champ interdisciplinaire montre comment celle-ci s’articule avec l’ensemble des évolutions dans lesquelles s’inscrivent les univers ludiques en ligne. Elle les présente comme jeux et comme médium au cœur des enjeux des représentations et des pratiques des technologies de l’information et de la communication. L’image de la connexion reste ici centrale, car elle s’applique à la façon dont on va valoriser le jeu

185 (P. Crogan et Kennedy 2008; T.L. Taylor 2009; De Paoli et Kerr 2009). 186 (Beuscart et Peerbaye 2006)

pour en faire l’objet d’une attention plus que légitime, essentielle. Au passage, on a cependant un peu perdu de vue que les Game Studies ne parlent pas de jeux en général, mais de jeux vidéo. Notre approche établit un lien plus proche aux travaux qui remettent en cause l’absence de considération du cadrage technique dans lequel et par lequel s’inscrit la pratique de cet objet. Ceci étant, on ne rejette pas en cela les apports des recherches culturelles anglo-saxonnes sur les jeux vidéo, qui restent aujourd’hui les ressources spécialisées les plus riches et les plus coordonnées qui puissent être à notre disposition afin de saisir la complexité des univers ludiques en ligne. Non pas que la France soit absente pourtant des études portant sur le jeu vidéo, bien au contraire, notamment au travers de la sociologie, et notamment de la sociologie des usages.188 On

y observe des efforts de coordination de travaux dont les dynamiques sont assez proches, quoique plus tardives de celles qui entourent l’émergence des Game Studies, et notamment le regroupement progressif de jeunes chercheurs intéressés par un médium avec lequel ils ont, eux aussi, évolué.189

.

188 La revue Réseaux, dont le premier numéro est dédié aux enjeux de l’électronisation des jeux (1983) consacre encore un numéro aux jeux vidéo en 1994, qui non seulement met l’accent sur l’objet comme support d’apprentissage mais donne une place importante aux expériences d’univers en ligne précoces. Il propose par exemple la traduction du bilan, dont les constats sont toujours d’actualité, fait par les concepteurs Morningstar et Farmer sur Habitat, un projet d’univers permanent graphiquement représenté développé par LucasArt.(Morningstar et Farmer 1994) 189 On pense notamment à l’Observatoire des Mondes Numériques en Sciences Humaines (Omnsh) association interdisciplinaire très active de jeunes chercheurs en sciences humaines et sociales.