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I. J EUX ELECTRONIQUES

I.3. Le tournant professionnel des années

« Dieu merci, nous ne sommes plus la même équipe d’échevelés qui a entamé cette révolution il y a dix ans. Nous sommes maintenant une grosse industrie, avec des millions de dollars d’autres personnes qui dépendent de nos décisions. » Chris Crawford. « Better Days » The Journal of Computer Game Design. 198785

Alors qu’apparaît ce que l’on nomme la « quatrième génération » de consoles de salon, avec notamment la commercialisation de la PlayStation (Sony, 1994) et de la Nintendo64 (Nintendo, 1996), que l’équipement des foyers en informatique personnelle suit sa progression, le milieu des années 1990 semble marquer un véritablement tournant pour le processus de professionnalisation de l’industrie vidéoludique. Les transformations, lisibles nous l’avons montré, à plusieurs niveaux, interviennent principalement aux États-Unis. Si elles ont un impact international, la France ne suivra ces évolutions qu’avec quelques années de retard.

La bataille d’Activision contre Atari au sujet des crédits accordés aux développeurs qui a été évoquée le met en avant, même au sein du monde professionnel de la production de jeu la reconnaissance de l’autorité sur l’œuvre et donc de son caractère de création culturelle n’est pas, pendant longtemps une évidence. Et pour cause, l’institutionnalisation de métiers spécialisés dans la production, dont ceux de création, et notamment celui de concepteur de jeu, ou Game designer est le résultat d’un long processus :

(…) nous les auteurs de jeux video n’obtenons pas autant de reconnaissance que nos compatriotes d’autres champs du loisir. Que pouvons-nous y faire ? Et bien, nous pourrions rester assis à ne rien faire et espérer que les éditeurs octroient à nos noms une meilleure place sur le produit. Ou bien nous pouvons commencer à le demander dans les négociations des contrats. Personnellement, je préfèrerai éviter des clauses de cette nature. J’aimerai mieux voir notre industrie établir informellement des conventions comparables à celles que nous voyons dans ces autres industries. Chris Crawford, juin 1987, « Some Observations on Credit Assignment » 86.

Chris Crawford, game designer employé par Atari à la fin des années 1970, puis en tant qu’indépendant pour de nombreux produits, convie, en 1987, dans son salon de San José (Californie), une trentaine de professionnels du développement de jeux informatisé. Dans The

Journal of Computer Game Design, qu’il crée la même année, il offre un bilan de ce rassemblement :

Je m’étais toujours représenté les concepteurs de jeux (game designers) comme des jeunes gens au tout début de leur vingtaine. Ce n’était pas le cas de ce groupe. Ces gens avaient presque tous sans aucun doute dépassé la trentaine. Quelle évolution saisissante ! Peut-être qu’une révolution silencieuse avait eu lieu lors des dernières années. Peut-être que les talents de programmation (plus

85 Tda. (Chris Crawford 1987a) 86Tda. (Chris Crawford 1987b)

évidents chez de plus jeunes travailleurs) avaient été remplacés par les talents pour la conception, qui prennent plus de temps à s’affiner et à se polir. Ou peut-être était-ce seulement les mêmes personnes qui avaient vieilli.87

Cet événement est considéré comme l’origine de l’actuelle Game Developpers Conference, aujourd’hui devenue le plus grand rassemblement annuel de professionnels de l’industrie, à une échelle internationale, mais aussi l’initiateur de la mise en place d’un certain nombre d’institutions professionnelles, telles que l’International Game Developpement Association (IGDA) qui a pour mission de « faire avancer la carrière et améliorer la vie des développeurs de jeux en interconnectant ses membres

avec leurs pairs, en faisant la promotion du développement professionnel et en défense des problèmes affectant la communauté des développeurs »88. Cette année 1994, est également lancé un magazine spécialisé, pour

une audience professionnelle : le Game Developer Magazine, qui donnera naissance, trois années plus tard au site de référence professionnel89.

C’est aussi en avril 1994 qu’est créée l’Interactive Digital Software Association (elle deviendra en 2003 l’Entertainement Software Association, ESA), qui constitue un pendant économique à l’institution technologique et professionnelle qu’est l’IGDA.

L'Entertainment Software Association (ESA) est une association américaine exclusivement dédiée à servir les besoins en termes d’affaires économiques et publiques des entreprises qui éditent des jeux électroniques et vidéo pour des consoles de jeu, des ordinateurs personnels et l’Internet. L'ESA propose une gamme de services aux éditeurs de logiciels interactifs de loisir, y compris un programme de lutte mondiale contre la piraterie, des études sur la production et la consommation, des rapports avec le gouvernement et des efforts de protection de la propriété intellectuelle.90

L’ESA est impliqué dans la mise en place de dispositifs de régulation de la production vidéoludique et rassemble peu à peu les plus grands éditeurs de l’industrie vidéoludique. Cet organisme propose en 1995 le premier salon commercial annuel dédié exclusivement aux jeux vidéo, l’Electronic Entertainement Expo, plus connue sous l’abréviation E3. L’E3 devient peu à peu l’une des dates majeures de l’agenda commercial de l’industrie, disposant d’un impact promotionnel si important que les éditeurs n’hésitent pas à tourner vers le salon international une proportion importante des efforts de production alloués à un titre de jeu.

Côté presse, c’est la même période qui voit naître des titres-référence qui se démarquent de la presse d’actualité dédiée au jeu vidéo existant depuis le début des années 198091, par un point de

vue relativement critique et réflexif sur l’objet. Parmi les plus prestigieux, le magazine britannique

87 Tda. (Chris Crawford 1987b) 88 (IGDA 2010)

89 (Herman 1997; Kline et al. 2003) 90 Tda. (ESA 2010a)

91 Au Royaume Uni, l’un des premiers titres dédié aux jeux sur ordinateur apparaît en novembre 1981 : Computer and

Edge, dont le premier numéro est édité en 1993 sous l’impulsion de Steve Jarrat, journaliste

spécialisé.

En France, il existe dès 1995 une organisation similaire à L’ESA, qui rassemble les éditeurs français du jeu vidéo : le Syndicat des Éditeurs de Logiciels de Loisirs (SELL). Le SELL a une vocation informative auprès des professionnels, des consommateurs et des pouvoirs publics. Tout comme l’ESA, il prend à partir de 1999 en charge l’établissement d’une classification des jeux encadrant la diffusion aux mineurs, cette fonction sera transférée en 2003 à une organisation européenne (Pan

European Game Information, PEGI). Au début des années 2000, le secteur du jeu connaît une

nouvelle crise, qui aura un impact particulièrement fort en France, entrainant la fermeture de nombreux studios de développement. C’est à la suite de cette période que l’on voit apparaître un certain nombre d’organisation visant à rassembler, structurer et organiser le milieu professionnel en France. Cette structuration sera fortement appuyée sur des démarches visant à impliquer les pouvoirs publics, présentant le secteur du jeu vidéo comme un moteur non négligeable de la croissance économique. L’un des indices en est très certainement la création de formations spécialisées aux métiers du jeu qui émergent au début des années 2000. Elle intervient parallèlement à la création de l’Association des Producteurs d'Œuvres Multimédia (APOM), en 2002, qui se veut promouvoir le développement de la création de jeux vidéos en France, et qui deviendra le

Syndicat National du Jeu Vidéo (SNJV) en 2008 ; de la création du site associatif JIRAF (le Jeu vidéo et son Industrie Rassemblent leurs Acteurs Français), issu de débats ayant lieu au départ au sein des forums

de l’IGDA. L’Agence Française pour le Jeu Vidéo (AFJV), dont le site Internet est un relais d’information important concernant l’actualité de l’industrie, comme une plate-forme de mise en relation des professionnels et de recrutement, suit en 2003 la même démarche.

Les premiers utilisateurs de bornes d’arcade, qui ont, depuis 1972 joué au Pong de Nolan Bushnell et à ses successeurs, sont aujourd’hui loin de l’image que l’on garde de l’adolescent introverti et replié sur son expertise empirique des technologies nouvelles, tel que l’incarnera le personnage principal du film Wargames dix années plus tard. Les premiers amateurs de jeux électroniques ont aujourd’hui entre 30 et 40 ans et sont loin d’avoir tous abandonné ce loisir.

L’Entertainment Software Association (ESA) – organisme sur lequel nous reviendrons, publie chaque

année un bilan intitulé « Essential Facts About the Computer and Video Game Industry »92, et

nous offre certaines données d’usage concernant les États-Unis pour 2009. Selon cet organisme, l’âge moyen des joueurs est de 35 ans. Presque cinquante pour cent d’entre eux ont de 18 à 45 ans, le reste se répartissant équitablement avant et après cette classe d’âge. L’antériorité moyenne de la pratique chez ces joueurs est de 12 années et la population des joueurs est composée à 60

pour cent d’hommes. L’âge moyen des acheteurs est de 39 ans. Entre 1996 et 2008, l’industrie toujours aux États-Unis serait passée de 2,6 à 11,7 milliards de dollars générés par les ventes. Ce bilan ne manque pas d’être appuyé par la sentence de l’économiste Jack Kyser, mise en exergue dans le document entre deux graphiques : « The Video Game sector is no longer an interesting little

industry. It is serious money. »

Nous avons jusqu’ici retracé une histoire partielle du développement des jeux électroniques et de leur industrie. Le développement des jeux électroniques est, on a pu l’apercevoir dans cette partie, complètement parallèle à celui de la technologie informatique et de la diffusion commerciale de celle-ci. Comptant parmi les premières applications de l’informatique, le jeu apparaît pour ces concepteurs dans un premier temps comme un exercice d’apprentissage, de confrontation à la machine et de mise en œuvre des avancées technologiques. En prenant appui sur la préexistence de technologies et d’usages « en extérieur » (machines à monayeur) comme « en intérieur » (télévision), certains vont faire sortir les jeux électroniques des universités en lui proposant de nouveaux médiums. Le succès des bornes d’arcade et des consoles de salon, dans l’industrie naissante, va ainsi supplanter dans un premier temps celui des computer games. Il suscite également un engouement économique, qui, cumulé à l’apparition de studios tiers de développement après le précédent créé par Activision, va conduire à une saturation d’un marché et à un krach du secteur au début des années 1980. Cette crise de l’industrie conduira à une restructuration de la chaîne de production, impulsée par les constructeurs japonais, dont Nintendo qui exerce alors une influence sans précédent sur la production et le marché. Le modèle mis en place par la firme nippone va constituer les fondations de la chaîne de production de l’industrie du jeu actuelle. Ainsi que l’induit encore aujourd’hui l’expression « génération Nintendo », cette époque voit aussi l’image du jeu vidéo se centrer autour de celle d’un support de loisir destiné essentiellement au jeune public. Le développement et la diffusion de l’informatique personnelle, dont le rapport au jeu n’est pas univoque93, évoluera cependant pour

finalement permettre aux jeux sur ordinateur de rattraper ceux des supports corollaires, et rejoindre le mouvement de structuration de l’industrie. Nous, avons sur ce point, voulu mettre en avant comment cette dernière a pu mettre en œuvre le passage d’un domaine anecdotique de l’économie des nouvelles technologies à celle de la reconnaissance d’un secteur économique de poids, qui mène parallèlement le médium, sa mise en œuvre et sa pratique vers une reconnaissance progressive en tant que production culturelle. La création de programme ludique dans le monde « à part » des universités et centres de recherche n’est pas, cependant une pratique

qui va cesser, parce que relayée par l’industrie du médium qui émerge dans les années 1970. La section suivante de ce chapitre revient à nouveau « en laboratoire » pour retrouver les premières tentatives de connexion des utilisateurs de jeux électroniques.