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C HAPITRE 2 : J EUX VIDEO ET CULTURE

II. L’ ESSOR DES G AME S TUDIES

II.2. Le jeu en vaut-il la chandelle ?

tradition littéraire. En 1997, celui d’un chercheur norvégien, Espen Aarseth tend néanmoins à se distinguer de ce courant en insistant sur la singularité de formes telles que l’hypertexte, les MUD ou les jeux d’aventure, en ce qu’ils supposent un effort singulier de la part de leurs récepteurs. Un mouvement de distanciation et d’autonomisation des recherches sur le jeu vidéo continue d’être porté par des chercheurs en Europe du Nord. En 1999, Gonzalo Frasca publie en Finlande une première version d’un texte qui oppose le terme de ludologie à celui de la narratologie en argumentant en faveur de la constitution d’une discipline propre à l’objet particulier qu’est le jeu163. L’argument de singularité du jeu justifiant de créer une science du ludus164 tend à établir des

correspondances avec l’approche du jeu comme simulation, en ce qu’il va se focaliser davantage sur le jeu comme objet, structure, et moins comme expérience. La mise en avant de cette singularité est encore poussée un peu plus loin par la thèse défendue par le danois Jesper Juul, également en 1999, qui défend l’idée d’une dimension interactive du jeu qui n’est pas superposable à celle d’une seule dimension narrative :

(…) les jeux vidéo ne sont pas des narrations. Bien sûr, beaucoup de jeux incluent une narration ou des éléments narratifs dans une certaine mesure. Mais, au-delà de cela, la dimension narrative n’est pas ce qui fait d’eux des jeux vidéo, voir même, les éléments narratifs tendent à être marginaux ou plus, à aller à l’encontre du caractère proprement vidéoludique (computer-game-ness) du jeu. – Jesper Juul165

Il est intéressant de noter, à propos du mouvement ludologique, que les chercheurs qui y sont associés affirment considérer le jeu (game) comme une structure culturelle particulière, mais n’arrivent pas à circonscrire explicitement l’objet qu’ils étudient en réalité, c’est-à-dire le jeu vidéo (computer/video game). En 2001, une nouvelle revue en ligne est fondée par Espen Aarseth, elle s’intitule Game Studies. Le début des années 2000 voit se dérouler de nombreuses conférences internationales sur le thème des jeux vidéo. En 2003 la Digital Game Research Association (DiGRA) est fondée, et donne une assise symbolique forte au concept de Game Studies comme champ international et interdisciplinaire.

II.2. Le jeu en vaut-il la chandelle ?

162 (Murray 1997)

163 (Gonzalo Frasca 1999).

164 Ou du jeu au sens de structure et de règle, selon la typologie proposée par Roger Caillois qui propose un continuum entre ludus et paidia : le jeu comme structure, règle et le jeu comme expérience. Cette distinction permet de se rapprocher de la différenciation établie par la langue anglaise entre game et play.(Caillois 1985)

Parce que le jeu est à la fois un espace d’activités sociales où se construit et se négocie le sens d’un monde, et un espace nécessairement à part, les jeux en ligne ont provoqué, au tournant des années 2000, un étonnement relayé par la presse et accentué par leur support. Dans un temps où une vaste incertitude plane sur la façon dont il faut qualifier les interactions à distance médiatisées par le Web, les jeux en ligne à univers persistants, tels alors qu’EverQuest, World of Warcraft, Second

Life apparaissent comme doublement virtuels, d’une part parce qu’informatisés, d’autre part car

ludiques et donc inconséquents. On y observe pourtant l’investissement de centaines, puis de milliers, puis de millions d’utilisateurs. Ces derniers ne se contentent pas d’affronter des chimères pixellisées dans un espace-temps bien temporaire. Ils y débattent, y font de la politique et du commerce et cela pendant des mois, pour certains, des années. Pire encore, il se crée entre ces univers et le « monde réel » des passerelles, notamment monétaires. Dans ces conditions, peut-on encore parler de jeu ?

II.2.1. Le rattachement progressif du jeu vidéo à la sphère mondaine

Les jeux (games) ne sont pas des entités isolés que l’on peut étudier in vitro. Les jeux se situent dans une culture et une société. (…) Il nous faut comprendre non seulement les aspects narratologiques et ludologiques du jeu, mais aussi les contextes économiques et industriels qui les produisent, et les arrières plan socio-culturels qui produisent les joueurs et le gameplay. En bref, pour comprendre les jeux, nous devons les investir depuis une multitude de perspectives variées.

- Annonce de la conférence DiGRA « Situated Play », 2007166

Entre 2001 et 2005, les travaux publiés par la revue en ligne administrée par Aarseth, Game

Studies, sont marqués par un intérêt pour l’affirmation des jeux comme forme culturelle propre.

On l’interroge comme structure interactive, bien distincte d’un texte, même si l’on peut y percevoir des problématiques traditionnelles des études portant sur les médias, notamment en ce qui concerne les modalités de la réception, et l’appréhension par les joueurs de la conception des systèmes de jeu, ou du game design. La question de la réception va assez rapidement se problématiser en termes de modalité d’usage des technologies de l’information et de la communication. Avant 2005, au moment où le genre des jeux de tir à la première personne (First

Person Shooter) est le genre de jeu multijoueur en ligne le plus répandu, où le produit Les Sims

(2000, Maxis, Electronic Art) connaît ses premiers succès, l’un des phénomènes qui attirent le plus l’attention des recherches sur le jeu est la création de contenu ludique par les utilisateurs de jeux

vidéo167. La productivité des joueurs, et la dimension économique de l’usage des jeux en ligne

sont alors mises en avant. Certains travaux sur l’économie des univers ludiques en ligne rencontrent également déjà à cette époque un certain intérêt. C’est le cas de celui conduit par l’économiste Edward Castronova sur EverQuest, qui met en avant l’existence d’échanges économiques réels concernant les biens numériques du monde de Norrath : on échange contre monnaie sonnante armes et avatar pixellisés168.

II.2.2. L’urgence à traiter le phénomène ludique comme un phénomène

socio-culturel

À partir de la seconde moitié des années 2000, les études sur le jeu vidéo connaissent une nouvelle expansion. En 2005 paraît un Handbook of Computer Game Studies aux MIT Press. Joost Raessens et Jeffrey Goldstein expriment dans l’introduction à cet état de l’art, la volonté de rassembler les travaux émanant de différentes approches : « Nous voulions un livre qui convienne au

nombre croissant d’étudiants intéressés par les nouveaux médias, un livre qui comprenne l’histoire des jeux vidéo (computer games), les travaux concernant leur conception, leur réception, leurs dimensions artistiques et culturelles, leurs effets et usages sociaux. »169. La dimension sociale et culturelle des Game Studies trouve un élan

certain avec l’apparition en 2006 de la publication Games & Culture170, qui s’impose rapidement

comme une référence dans le domaine. Le développement de cette nouvelle revue a lieu conjointement à la multiplication de publications de recherches qui accompagnent les succès médiatiques et commerciaux des produits Second Life et World of Warcraft.

C’est alors tout un spectre de questionnements qui s’ouvre en renouvelant l’importance de la dimension culturelle du jeu171. La revue Game & Culture s’annonce avec une argumentation forte

quant à l’urgence à prendre en compte les jeux comme un élément central de compréhension de nos sociétés contemporaines, articulée autour de la question : « Pourquoi des Game Studies maintenant ? ». Son premier numéro s’ouvre avec un article de Toby Miller, reconnu pour ses contributions aux Cultural and Media Studies, qui fait un état des lieux déniaisant les représentations négatives du jeu vidéo172. L’argumentation est alimentée directement par de

167 Joost Raessens distingue ainsi différents degrés de la participation des utilisateurs de jeux vidéo, partant de la seule dimension interprétative, jusqu’à la construction d’éléments ludiques.(Raessens 2005)

168 (Castronova 2001)

169 (Raessens et Goldstein 2005:xi) 170 SAGE Publications.

171 Adrienne Shaw note que la notion de culture du jeu vidéo est relativement récente, et selon les données récoltées lors l’enquête qu’elle mène tendant à définit son acception, son usage se développe particulièrement dans la seconde partie des années 2000. (Miller 2006)

nombreux textes courts qui veulent répondre directement à cette question173. Les auteurs de ces

textes, figures importantes alors de la littérature académique sur le jeu, y insistent entre autres sur l’enjeu crucial d’entretenir, pour cette nouvelle direction du champ de recherche, une dimension interdisciplinaire, tout en élaborant des outils, des méthodes et un langage commun174. Ce point

est soutenu la présentation de travaux qui émanent de directions multiples: sémiologie, sciences de l’éducation, psychologie, droit, anthropologie, etc. La question de la créativité et des capacités des joueurs à interpréter, s’approprier et altérer les contenus ludiques est toujours présente, notamment au travers des travaux ethnographiques dont celui de Celia Pearce, et de l’intervention de Cory Ondrejka175, ingénieur en informatique qui occupe alors le poste de

directeur technique pour Linden Lab. Elle se mêle néanmoins de plus en plus à un intérêt généralisé pour les interactions en environnement ludique virtuel, auxquelles cette nouvelle série de travaux fait la part belle.