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Les qualités contraignantes de la figure du joueur

I. L’ USAGE EN CONCEPTION

I.2. À quoi servent les joueurs ?

I.2.2. Les qualités contraignantes de la figure du joueur

Le monde d’Utopia, rappelons-le, est davantage conçu en relation à ce qu’il rend impossible, qu’à ce qu’il rend possible. Et si les joueurs comme arguments sont mobilisés dans le travail de conception, c’est d’abord comme une contrainte, en leur qualité de perturbateurs. Le jeu reste un jeu parce qu’il existe pour chaque participant des « conditions égales d’accès à la victoire ». L’équilibre des conditions de jeu est un point sensible qui peut faire l’objet d’un réajustement en fonction de la composition dans le temps des niveaux de la population d’avatars présents et actifs sur un jeu en exploitation, mais qui doit aussi être contrôlé au quotidien par la régulation de la triche, composante pourtant intrinsèque de l’activité de jeu239. La question des perturbateurs se

présente comme un enjeu puissant par sa relation à une seconde figure majeure de joueurs, celle de clients à satisfaire. L’opinion des joueurs sur tel ou tel système de jeu, ou sur une modification à venir quelconque est, nous venons de le souligner, souvent mobilisée et peut jouer un rôle non négligeable dans les décisions de développement. C’est fréquemment par la contrainte du maintien d’une clientèle que l’on perçoit comme inapte à saisir les subtilités et difficultés du travail des développeurs ou bien que l’on présente comme extrêmement versatile, que la figure des joueurs agit (ou est agie), autrement dit, en négatif.

Perturbateurs, les Songeurs le sont d’abord au travers de ce qui est désigné comme de la triche, c’est-à-dire comme un abus des systèmes de jeu, abus qui peut rompre l’intégrité de l’univers ludique. La triche est prioritaire dans la gestion de la relation aux joueurs pour les concepteurs, qui doivent maintenir leur rôle de maîtres et arbitres du jeu. De fait, le principe de définition de la triche dans le cas des MMOG induit l’idée que le logiciel de jeu doive, dans le cadre d’un usage ordinaire, interdire toute possibilité de triche. Autrement dit, tricher dans un MMOG c’est faire ce que le programme ne devrait pas permettre de faire240. Ce principe est inscrit dans nombre de

mécanismes de jeux et de dispositifs qui visent à empêcher toute progression ou acquisition abusive de ressources voulues comme rares241. A la manière dont un scénariste ou un auteur

crédibilise son histoire en excluant peu à peu du champ des possibles les choix alternatifs de ses personnages, chacune des limitations imposées au joueur par le game design peut trouver une justification dans le fait d’empêcher l’exploitation outre mesure des mécanismes du jeu. La triche est, dans ce contexte, généralement alimentée par l’exploitation « malveillante » d’un défaut de programmation via des programmes tiers, défaut que l’on doit corriger au plus vite. Mais elle peut aussi émaner de « bug de conception », et ne pas passer dans ce cas par un hack du programme informatique, mais par l’exploitation des systèmes de jeux eux-mêmes : utilisation imprévue, effet de bord, etc. Autrement dit : certains joueurs profitent d’un avantage que le système de jeu ne devrait, de droit, pas autoriser, mais qu’il permet de fait. Comme toute forme de triche, celle-ci, que l’on nomme l’exploit, est avant tout une affaire de qualification. Si certains exploits sont aisément identifiables (comme une manœuvre qui permettrait à une classe de personnage de

240 La triche est bien entendu, en tant que déviance à la norme, un acte dont la qualification est relative. A cet égard, concernant les jeux en ligne, la frontière qui délimite le périmètre des actions considérées comme triche s’est d’une certaine manière rétrécie pour la plupart des normes des pratiques de joueurs. Le fait de consulter des aides en ligne, ou même d’utiliser des applications complémentaires n’est pas de manière très générale considéré comme un acte de triche, alors que la recherche d’information hors du cadre du jeu peut l’être dans d’autres contextes. Au sujet de l’évolution de la qualification de triche dans les jeux en ligne, voire (Mia Consalvo 2007; Fields et Kafai 2009), concernant la limite logicielle à ce constat, voir le travail de De Paoli et Kerr, qui mettent en avant les logiques de défense territoriale qui apparaissent dans les formes de triche affectant les programmes du jeu. (De Paoli et Kerr 2009)

241 Des limitations par le coût ou par le temps par exemple, sont imposées en règle générale au transfert de personnage et autres services proposés aux joueurs

progresser dans un délai particulièrement court242), d’autres paraissent plus ambigus : si je

découvre qu’en un point particulier du monde, lorsque mon personnage pêche, il récolte deux poissons au lieu d’un seul, comme c’est le cas partout ailleurs, est-ce un bug, ou est-ce une fonctionnalité ? L’exploit a des conséquences plus délicates que les hacks en termes de traitement, en vertu du principe énoncé ci-dessus, et parfois même peu envisageables en raison de leur appropriation par les joueurs243.

Quand  tu  donnes  le  jeu  aux  joueurs,  il  permet  des  choses.  Et  tant  que  c’est  permis,  ça  veut  dire  que  le   joueur   a   le   droit   de   le   faire,   et   ça,   de   toutes   manières,   le   joueur   se   l’approprie.   (…)  Quand   tu   retires   quelque  chose  que  le  joueur  s’est  approprié,  ben  il  se  sent  volé.  Et  ça,  c’est  une  erreur,  faut  essayer  de   pas  la  faire.    

—  Entretien,Thomas,  Assurance  Qualité,  AoU  

 

Le contrôle de la triche, sous forme de hacks ou d’exploit, par une amélioration du programme de jeu est en général surtout un enjeu vis-à-vis des habitants atypiques des univers virtuels que sont les joueurs professionnels qui amassent des biens virtuels de façon optimisée afin de les revendre à des joueurs classiques.244 AoU n’attire pas cependant, avec sa population particulièrement peu

élevée la convoitise de ces goldfarmers, et la question des exploits y prennent une importance modérée relativement à d’autres produits.

Plus largement que le fait d’assumer le rôle de police du jeu, Stillnode a pour tâche de garantir l’effet du hasard, du retournement possible des avantages des joueurs les uns vis-à-vis des autres, ainsi que la rareté artificielle des ressources disponibles. Et si les joueurs sont disposés à souscrire à un abonnement mensuel pour leur activité, c’est bien en partie parce qu’ils attendent de l’équipe de développement qu’elle tienne ce rôle de maître du jeu. L’opposition des éditeurs à la triche logicielle, à la vente de personnages, d’objets de valeur du jeu contre une somme réelle est la facette la plus évidente de cet enjeu de maintien de l’équité des conditions de jeu. Tolérer ces échanges reviendrait d’abord à nier les efforts fournis par les joueurs et les compétences, l’habileté, les connaissances acquises par eux au prix de nombreuses heures d’investissement pour acquérir en condition normale les privilèges liés à un certain niveau d’avatar, à un équipement

242 Le MMOG Age of Conan (2008, FunCom) a connu ce problème lors de sa sortie. Un correctif a été très vite apporté et l’éditeur a réagi en bannissant massivement les joueurs ayant profité de l’exploit, démarche qui a été assez largement appréciée par les joueurs abonnés.

243 C’est ainsi qu’il arrive parfois, de l’aveu d’un membre de Stillnode qu’une fonctionnalité soit requalifiée en tant que bug ou qu’un bug devienne une fonctionnalité.

244 Le phénomène de Real Money Trading (RMT) a été largement commenté. Le journaliste Julian Dibbell a notamment particulièrement bien mis en relief dans Play Money, la façon dont ces acteurs incitaient les développeurs à sans cesse revoir les failles possibles dans les systèmes de jeu, notamment celles permettant d’obtenir assez rapidement de l’argent virtuel. (Dibbell 2007)

spécifique245. Ce serait tolérer des chances inégales d’accès aux conditions de victoire. Ce serait

ensuite altérer gravement à terme le fonctionnement des mécanismes de jeu – c’est-à-dire perdre le contrôle de leur évolution, par un principe simple de diffusion de ces usages, ainsi qu’on a pu l’observer avec des jeux en ligne antérieurs, comme Diablo II (2000, Blizzard Entertainment) qui ont vu se développer et se banaliser l’usage des hacks :

Moi,  je  déteste  ça,  les  hacks,  parce  que  ça  gâchait  le  jeu.  Mais  le  problème  c’est  que  si  toi  tu  hacks  pas   alors  que  les  autres  sont  en  train  de  faire  cinquante  items  à  partir  d’un  item  que  toi  tu  mets  dix  heures  à   droper   (récolter),   tu   vas   être   complètement   lésé.  Alors,   t’es   obligé   de   t’y   mettre   aussi.   Sinon   t’auras   rien.  

-­‐  Entretien,  Pierre,  24  ans,246    

La position des concepteurs est donc claire vis-à-vis de ces formes de triche qui sont sanctionnées par un bannissement temporaire ou définitif du jeu pour le ou les joueurs fautifs. Les joueurs apparaissent par ce biais comme des perturbateurs au niveau de la production, en obligeant les concepteurs à sans cesse revoir leurs copies, notamment lors d’ajouts de nouveaux contenus, qui ne manquent pas de provoquer des effets de bord indésirable. Ceci étant, la pression ponctuelle qu’exercent les joueurs comme public auprès de Stillnode au travers des phénomènes de triche bien que notable n’est pas la seule raison qui justifie une surveillance de l’évolution des pratiques de cette population. L’autre étant que même avec un usage ordinaire du jeu, les Songeurs font évoluer le monde d’Utopia.