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Vaincre par l’art et le miroir

Du miroir au mythe

IX- Vaincre par l’art et le miroir

En abordant la présence du miroir dans Une odeur de mantèque, nous voulons expliquer la raison de cette présence. Et afin d’aboutir à notre but, nous avons repéré en premier lieu, le mythe d’Orphée et celui de Méduse. Ensuite, nous avons défini le rapprochement entre les deux mythes et le champ magnétique créé par le miroir dans le roman. Par champ magnétique, nous désignons une sorte d’irradiation due à l’installation d’un miroir au seuil de l’écrit.

En nous référant à ce rapprochement, nous n’entendons pas, compte tenu de notre objectif, nous prononcer sur le fondement structural ou moral mais plutôt sur une analogie existant entre les deux mythes et l’exploitation du miroir.

Orphée a vaincu dieux, messagers et gardiens des enfers. A son tour, Persée a vaincu les Grées, les Gorgones, Méduse et Polyctès. Enfin, le vieux a (con) vaincu l’homme de lumière, gardien du paradis ou des enfers.

Orphée possédait une lyre et sa voix. Avec son instrument qu’il a perfectionné, il surpasse le chant des sirènes. Dans sa descente aux enfers, sa lyre est d’une importance primordiale. Elle sert à dompter Cerbère, à déjouer et surprendre les supplices infernaux de Tantale et à séduire enfin Hadès et Perséphone. Le fils de Calliope a vaincu ces dieux des ténèbres, censés être plus forts que lui, par sa musique et son art qui ne sont en réalité qu’une forme du savoir.

Une image identique est présente chez Persée. Plus ou moins fort que les Gorgones, ce héros a usé du miroir pour vaincre Méduse, éviter son regard maléfique et se protéger contre la mort. Le fils de Danaé a pu vaincre le monstre semant la terreur non par la force mais par le miroir.

L’image d’Orphée et de Persée nous paraît sans complication. En revanche, celle du roman de Khaïr-Eddine incrustant un miroir au cœur de l’écrit et en faisant un axe autour duquel gravitent les péripéties de l’histoire, paraît de prime abord très compliquée.

Cette complexité s’atténue lorsqu’on bannit l’aspect spontané et fortuit de l’incrustation du miroir dans le récit. Ainsi, se profile un rapprochement avec Persée : Khaïr-Eddine fait de cet outil un moyen pour vaincre.

En effet, Une Odeur de mantèque se donne à lire comme un champ de truquage. Et c’est à ce niveau que Khaïr-Eddine, Orphée et Persée se rencontrent. Tout le récit semble s’organiser autour d’un miroir placé au cœur de l’écrit. Cet objet figure comme un piège dès la première page du roman. Le vieux, personnage principal du récit, s’apprête à conter au miroir l’histoire de son vol. Subitement, la narration emprunte un parcours complètement opposé et le pouvoir maléfique du miroir à l’encontre de la narration et du vieux est dévoilé.

La puissance diabolique libérée par le miroir en émettant les mots "Djnouns, Djin", fait inverser les situations et les rôles. La véritable nature du miroir est démasquée tandis que les zones sombres et profondes de la vie et de la mémoire de son voleur sont éclairées. Et au lieu d’exposer au miroir l’histoire du vol, le miroir lui expose toute sa vie, ses cruautés, ses rêves, ses voyages et ses souvenirs : « Une fureur terrible l’animait, il était devenu une

véritable machine infernale1». Ainsi, la force magique du miroir, raison

majeure de son vol, va agir contre son voleur : « Il me résiste le fils de

Djin2! ». Dès la prononciation de ce mot révélateur de la force magique, le

voleur encaisse un coup de poing fulgurant qui va l’entrainer dans une série de mésaventures, commençant par le lieu de son isolation, en passant par le paradis pour atteindre l’enfer.

La magie du miroir a narré l’histoire du vieux et non du vol. Cette magie ne se limite pas à cette tâche. Elle est génératrice de l’ensemble des récits déroutants composant le roman. Un renversement des rôles, une occultation de toute une histoire et un dévoilement de la vie du vieux, sont les évènements sur lesquels opère la magie du miroir qui n’est autre que la magie de l’écriture de Khaïr-Eddine.

Il s’agit bel et bien d’une écriture qui procède par l’inversion et la confusion qui troublent l’écrit. Cette mise en valeur d’un miroir ne pourrait être ni fortuite, ni sans explication.

Orphée a usé de l’art pour convaincre les dieux, Persée a usé du miroir pour vaincre Méduse, Mohammed Khaïr-Eddine a usé du miroir pour inverser les rôles et convaincre le lecteur. Ainsi, le miroir devient non seulement un subterfuge ou un moyen de conviction mais aussi une stratégie scripturale.

1Mohamed Khaïr-Eddine, Op.cit. 2004, p.09.

Chapitre IV : Du miroir au mythe

Un miroir volé renverse les conventions narratives et ce qui est censé être l’histoire du miroir lui-même devient celle du vieux. En présence de cet objet magique, le vieux subit des tourments et des souffrances. Son voyage se révèle à la fois réel et onirique. Ses déplacements n’ont aucune limite : la prison, l’enfer, le paradis.

La mort du vieux et sa résurrection possible invite le mythe d’Orphée. Le miroir utilisé au seuil du roman et inversant les rôles, évoque le mythe de Méduse. Mais, devant toutes ces données, n’est-ce pas le miroir qui est source d’irradiation? Du miroir à Orphée et à Persée, cet objet, à la fois magique et maléfique, sème dans les entrailles du texte, des récits qui ne cessent de se détruire et de se reconstruire.

Une simple surface réfléchissante est capable de mêler narration et narrateur, réalités et songes, d’inverser les rôles, de faire fonctionner les récits composant le roman. Mohammed Khaïr-Eddine n’est pas sans savoir que le miroir est privilégié par la littérature : « Les récits initiatiques à enjeu

identitaire et les textes encyclopédiques et/ou didactiques, les textes de la

mouvance lyrique, poétique ou narratifs privilégient le miroir1».

Cet objet à apparence banale, ne cesse de fasciner. Il revêt à travers le temps un rôle de plus en plus important et passe d’un objet énigmatique à un modèle d’imagination et de création. Le miroir est un motif récurrent dans la littérature sans doute parce que cette dernière est elle-même perçue comme un reflet de la réalité sociale.

Le miroitement est un effet réel. Il nous permet de poser un regard particulier sur l’existence. La littérature classique, romantique, médiévale et fantastique y ont eu recours. Le miroir est lié à la magie, à la psychanalyse, aux rites et aux traditions. Il ne cesse de révéler ses multiples secrets : « Il

fournit une métaphore privilégiée de l’expérience esthétique et de la représentation en général, et plus particulièrement de la littérature et de ses procédés2».

En effet, le rôle du miroir ne se limite pas à ce qu’il propose comme réévaluation des perceptions et des conceptions du réel, ou à la problématique

1Einar Mar Jonsson, Le Miroir, naissance d’un genre littéraire, Ed. Broché, Paris, 2005, p.72.

de construction de "soi" et "l’autre", ou encore à celle du portrait et l’autoportrait.

Le miroir en tant qu’objet impliquant le dédoublement pose des enjeux quant au mimétisme, à l’imitation, à la reprise et au pastiche. Ainsi le miroir engage un processus de répétition, voire de mise en abyme. Il convoque tout un dispositif et apparait comme un mode de structuration du sens et de l’œuvre.

Cet objet instaure une dynamique dans le récit. Cette dynamique se retrouve dans le fait de piéger le regard. Le regard du vieux piégé par le miroir, génère une paralysie du regardant. A l’image de Méduse, le vieux demeure dans sa position contemplative. Un regard piégé, un regardant paralysé et un miroir au seuil d’un récit. De là, naît une quête et s’instaure un dialogue entre le vieux et son image ou le vieux lui-même.

Le miroir joue le rôle d’un médiateur. Il autorise ce qui est appelé "prosopopée". Il fait parler quand ce n’est pas lui qui parle. C’est ce qui explique la multiplicité des voix dans le récit et l’ambiguïté quant à la distinction entre les narrateurs.

Ces dynamismes et autres sont récurrents dans la littérature. Umberto Eco dans Le Nom de la Rose et Jean de Meung dans le Roman de la Rose1 incrustent un miroir dans le cœur de l’écrit et toute une interprétation et une représentation du miroir est déclenchée.

De son côté Mohammed Khaïr-Eddine installe un miroir à la première page du roman. Un miroir, piégeant le sens et le lecteur, convoque ou plus exactement génère des dispositifs et des dynamiques littéraires pour représenter une stratégie scripturale édifiée par la présence d’un miroir explorant des possibilités narratives et poétiques et instaurant des procédés artistiques modifiant la création et la réception de la littérature.

De la théorie sociologique au nouveau roman exposant le miroir comme outil de mise en abyme2, Mohammed Khaïr-Eddine s’est servi d’une

1Le Roman de la Rose est une œuvre poétique de 22000 vers, sous la forme d’un rêve allégorique. Ecrit en

deux temps : Guillaume De Lorris écrit la première partie entre 1230 et 1235 et Jean De Meung reprend l’ouvrage entre 1275et 1280.

Chapitre IV : Du miroir au mythe

vaste culture littéraire. Un savoir, tissé d’une manière artistique et incorporant le miroir, donne lieu à une œuvre littéraire troublant et troublante.