• Aucun résultat trouvé

Métamorphose dictée ou recherchée

Sisyphe dans « il était une fois un vieux couple heureux »

II- Métamorphose dictée ou recherchée

Bouchaib et sa femme : deux personnages dont aucun n’a choisi ni son nom, ni son lieu de naissance, ni ses origines, se sont rencontrés pour former un couple heureux. Aucun n’a prévu la rencontre qui deviendra une liaison longue, solide, mais sans descendance. Les années se succèdent et le temps se fraye un chemin dans le corps et l’esprit du couple en lui infligeant rides et désespoir. Le désespoir d’une descendance, qui a décidé de ne pas venir. Une privation qui a marqué la vie du couple, cependant le bonheur demeure persistant au sein de leur petite maison.

Le vieux, originaire du sud, et ayant sillonné tout le nord et une partie de l’Europe, se voit installé dans son village, soumis à un rythme de vie caractérisé par le calme et la sérénité. Il opte pour des déplacements bien particuliers, des tâches bien déterminées, un mode nutritionnel bien apprécié, un savoir-faire bien reconnu et enfin un succès bien mérité. Ses déplacements le mènent vers les « moussems »1 annuels et le Souk hebdomadaire qu’il ne rate jamais. Son statut de fin lettré lui a octroyé le poste de comptable de la mosquée et d’écrivain public. Sa perspicacité lui a attribué la fonction de policier du village.

Cet homme considéré comme croyant exemplaire, ne rate aucune prière à la mosquée. Jugé capable d’avoir une place au paradis, il mène une vie paisible. Les rentes mensuelles d’un magasin sis à Mazagan et géré par un cousin, lui facilitent l’existence.

Sa femme, originaire d’une autre montagne, est sa meilleure compagne. Viennent ensuite son âne et son chat. Les coqs et les chèvres ne sont pas à bannir de la vie du couple. Ils leur procurent bonheur et satisfaction en s’invitant dans les Tadjines préparés par la vieille et appréciés par le vieux.

Dans les circonstances où vivent les villageois, les plats garnis à la manière de la vieille ne sont pas donnés à tout le monde. C’est un luxe réservé à Bouchaïb et sa femme. Ceux-ci n’ont pas à se plaindre. Leur vie avance à un rythme sûr et sans surprises. Les enfants censés gâcher leur vie ne sont pas venus. Que peut demander ce couple de plus ? Il nage dans un bonheur particulier que ni les voisins, ni les autres habitants du village ne peuvent

1 Moussem : fête religieuse qui réunit des gens venus de loin pour célébrer un saint. Les Moussems sont très répandus en Afrique du nord.

Chapitre II : Sisyphe dans « il était une fois un vieux couple heureux »

déguster. Une maison avec une terrasse pour les nuits d’été, un potager, un verger, des produits qui débarquent de France : tout y est.

Le bonheur du couple apparait à travers la répartition des tâches. Si Bouchaïb assure ses multiples fonctions en dehors de la maison, la vieille,

quant à elle, assume toutes les besognes de l’intérieur. Elle s’occupe du potager, entretient les animaux, fait le ménage et prépare à manger. Ils font preuve d’une complémentarité raisonnable quant au mode de répartition des occupations.

La vie du couple semble être équilibrée sur tous les plans apparents et leurs ressources de vie se régénèrent sans cesse. Le malheur est loin de se mettre sur leur chemin. Ils se nourrissent des traditions dans leur manière de se vêtir, de se nourrir, dans leurs tâches et jusque dans leurs pensées : ainsi, leur vie-même est une tradition. Ils vivent de la terre. Ils cuisinent dans des ustensiles faits de terre. Ils habitent dans une maison dont les matériaux de constructions ne sont que des dérivés de la terre. Ils s’habillent avec des vêtements confectionnés avec des produits d’animaux. Ils ont la terre dans le sang.

Mais un jour, ce bonheur décide d’avoir des ailes. Il s’envole et cède la place à un vent malsain. Celui-ci porte dans son souffle versatile un aspect énigmatique. L’énigme se présente dans l’envers avantageux et le revers pernicieux de cet aspect énigmatique. Le souffle de la modernité frappe aux portes fragiles du village et peut s’infiltrer dans les cœurs et les âmes sensibles des villageois.

Peu à peu, chaque habitant s’abreuve au fleuve de cette modernité. Toutes les valeurs s’anéantissent, et voilà les fléaux sociaux. Le chômage succède au travail de la terre. Le thé apprécié avec la menthe fait place à l’alcoolisme, le mariage précoce ou la polygamie à la prostitution. Tout le monde se bouscule et veut goûter aux aspects d’une modernité tant attendue, excepté le vieux couple.

Bouchaïb et sa femme représentent la tradition. Ils sont ses anges gardiens, jusqu’au jour où on proposa au lettré du village d’éditer ses poèmes calligraphiques et de les mettre en chansons. Ecouter ses poèmes chantés dans tout le Maroc et même en Europe, est une proie attrayante pour un dur

braconnier. Le vieux cède à l’appât en achetant une radio et c’est le point de départ d’une consommation sans modération.

A son tour, la vieille ne peut s’empêcher de déguster cet irrésistible butin. Et si ceux qui sont censés être les garants de la tradition lui tournent le dos, qu’en est-il de ceux qui se sont acharnés sur elle ? Tout un processus s’est déclenché. Le recours au modernisme devint une nécessité mais, nul ne saura qu’il s’agissait bel et bien d’une nécessité morbide. La modernité s’est introduite dans le corps de la tradition. Elle l’a tuée. Et dans le cadavre d’une tradition décadente, elle a déposé les germes d’un cataclysme : la sécheresse. Un village où les habitants mènent une vie paisible, est envahi par un souffle nocif. L’aboutissement n’est que l’anéantissement de toute figure de sérénité et l’invasion de toute forme de souffrance et de malheur.

Dans le tableau dressé, nous découvrons que le rythme de vie du vieux couple n’est en réalité que celui de tous les villageois, avec une seule différence : Bouchaïb et sa femme marquent une certaine hésitation avant de toucher à la modernité.

Après avoir renoncé à la tradition, Bouchaïb intervient afin de proposer une solution à cet inévitable séisme. Le retour au travail de la terre en creusant profondément les puits, peut rétablir la situation et sauver le village, en lui évitant une sécheresse qui s’annonce à l’horizon.

Le récit s’ouvre sur une image reflétant une vie paisible du couple qui vit de la terre. Cette image est ravagée par les évènements enchainés et les métamorphoses déclinées.

II1- L’écrit dans l’écrit

Ecrire, c’est dire. Dire, c’est ressentir. Ressentir, c’est vivre. Vivre c’est s’accommoder d’un rythme dicté par la vie. Celle-ci nous soumet à d’innombrables contraintes dont l’objectif est de tester notre degré d’aptitude à supporter, à réagir, à interférer et à tolérer. Le droit à la vie nous interpelle sur des devoirs à accomplir lors de ce parcours semé d’épines et garni d’orchidées. Le devoir de dire est le plus délicat à assurer car la manière de le faire et le temps convenable exigent à la fois un savoir et un savoir-faire gigantesques.

Chapitre II : Sisyphe dans « il était une fois un vieux couple heureux »

Mohamed Khaïr-Eddine a voulu le faire. Il l’a fait. Mais sa manière est particulière. Une grande activité intellectuelle est reflétée à travers ses écrits. Un espace discursif exceptionnel est construit dans ses récits. Il exclut quelques règles d’écriture. Il soumet à la gymnastique d’autres dogmes littéraires et fait appel à tous les fantasmes de la création littéraire. Il a recours au parallélisme, à la transposition, à la logique mais aussi à l’illogisme. C’est ce qui donne l’impression d’une écriture d’ivresse.

L’auteur d’Agadir transpose un certain nombre d’écrits dans un même récit. Il ouvre son écriture sur une multiplicité d’interprétation et réduit l’esprit du lecteur à une machine défaillante dans la détection du cheminement de la logique Khaïreddinienne. L’écriture d’ivresse a créé une superposition d’écrits. Elle a bâti un parallélisme narratif où l’écrit fondamental renferme un écrit auxiliaire. Ce dernier enfante un récit accessoire qui a toutefois un rôle majeur. Il assure la résolution mais surtout la réconciliation entre la toile de fond et le récit mutable. Ce procédé d’écriture intervient alors, non comme une réponse à tout un questionnement, mais aussi comme un questionnement ouvert à toutes les réponses.

Il s’agit d’une caractéristique majeure d’une écriture particulière. L’écrit constitutif du récit intitulé Il était une fois un vieux couple heureux renferme dans ses entrailles trois autres écrits. Evoqué parallèlement ou dans l’ordre, chacun d’eux s’alimente des deux qui restent.

Le premier écrit est un manuscrit dont le contenu a été confié à l’imam de la medersa. Ce dernier l’a rangé sur une étagère de la bibliothèque : « Ces

poésies sont belles, un trésor pour le futur. Rien ne se perd1».

L’imam n’a manifesté aucun enthousiasme envers ces poèmes ni aucun projet de les faire connaître aux autres dans l’immédiat. Il s’est contenté de les classer. Et, bien que le contenu du manuscrit ne soit pas évoqué, le rôle de celui-ci demeure déterminant. Il s’agit du premier indice d’un personnage principal « auteur ». L’évocation de l’écrit de Bouchaïb n’est en réalité qu’une annonce introduisant le second écrit. Celui-ci est un poème entamé après celui qui a été archivé et qui met en vers l’histoire épique d’ « un saint

méconnu qui aurait combattu les démons et autres êtres infernaux toute sa vie

durant 1». L’histoire du saint est identique à celle évoquée dans Légende et

vie d’Agoun’Chich. Une interférence qui, loin d’être accidentelle, mérite une

longue réflexion.

Le dernier écrit cité dans le récit de Mohamed Khaïr-Eddine est un poème auquel Bouchaïb a attribué le titre de : « Tislit Ouaman » qui signifie dans la langue berbère « la fiancée de l’eau 2». L’histoire du poème tourne autour de la perte de l’ami de la fiancée de l’eau à cause du soleil : «Rendue

folle par sa disparition, elle monte au septième ciel, regarde un bon moment

l’univers étoilé et noir, puis elle s’élance dans le vide sidéral3 ». Elle se perd

et fait perdre à la terre les orages.

« Tislit Ouaman » peut être considérée comme un récit fondamental sur lequel s’est construit le récit publié sous le titre Il était une fois un vieux

couple heureux. Le récit de Khaïr-Eddine met en scène le regard

métamorphosé d’un homme présenté comme le garant de la tradition. Mais cet homme renonce à ses principes et effleure la modernité.

Les deux récits évoquent deux histoires parallèles, puisées dans les vides d’une réalité souvent pauvres en merveilleux ; mais plutôt riches en étrangeté.

Khaïr-Eddine relate l’histoire d’un couple conservateur des traditions. Celles-ci ne peuvent être conservées que si on s’abstient de tout ce qui résulte de la modernité. Mais le fait que le vieux soit un écrivain de poèmes implique que ses vers raffinés doivent être édités. Et c’est l’hameçon, la perte et la décadence de Bouchaïb.

Le vieux écrit et rêve qu’un jour ses poèmes seront lus et que lui sera connu. Pour que cela se réalise, il faut imprimer ces calligraphies. Le fkih s’en est chargé ? Il a fait appel à des mécènes. Il a pris contact avec un imprimeur. Tout se déroule dans l’intérêt de Bouchaïb.

1 Ibid. p.67.

2 Ibid. p.87.

Chapitre II : Sisyphe dans « il était une fois un vieux couple heureux »