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Quand Mohammed Khaïr-Eddine et Platon s’harmonisent :

Du pourrissement au mythe

III- Quand Mohammed Khaïr-Eddine et Platon s’harmonisent :

Le mythe de la caverne présenté par Platon a enregistré un changement dans la pensée humaine. Le passage des ténèbres à la lumière, des ignorances aux connaissances, du monde obscur au monde des idées, doit son existence à l’allégorie platonicienne.

Si ce mythe est présent dans La République (livre VII) du philosophe grec et forme un champ de réflexion très fertile, il est aussi apparent dans des textes de la littérature maghrébine : celui de Mohammed Dib dans Les

Terrasses d’Or-sol et de Mohammed Khaïr-Eddine dans Une vie, un rêve, un peuple toujours errants.

Dans le roman de Khaïr-Eddine, des images lumineuses, aériennes et marines surgissent. Le soleil, la violence et l’obscurité nourrissent l’écrit. Ainsi le mythe de la caverne offre une autre lecture au texte.

Des loques errent dans une caverne. La violence est la seule loi qui y règne, s’entretuer est l’unique acte à accomplir. La lumière de l’endroit est réduite. Aucune chaîne apparente ne retient ces hommes attachés à ce lieu, et cependant, ils ne peuvent pas s’en passer. Quand ils le quittent ils y reviennent car ce qu’il y a à l’extérieur est aussi violent qu’à l’intérieur. En sortant de la caverne, ces hommes se retrouvent dans un labyrinthe. Ils errent. Ils ont oublié d’où ils sont venus et où ils veulent aller.

Leur errance est menacée par la violence exercée par leurs congénères et les animaux féroces vivant dans les mêmes lieux. Après de multiples affrontements, ils se convainquent que leur seul havre de paix est la caverne. Alors, ils la regagnèrent dès que les premiers rayons de soleil apparaissent, comme si la lumière formait une autre menace pour eux. Une vie sans lumière, des hommes qui ne voient que leurs ombres, font de la caverne leur gite, se sont accoutumés à un mode de vie bien déterminé ; vénérer les ténèbres et l’obscurité : toutes ces données établissent des correspondances voire des similitudes surprenantes entre le mythe de la caverne évoqué dans La République de Platon et celui que l’on trouve en filigrane dans Une Vie,

un rêve, un peuple toujours errants de Mohammed Khaïr-Eddine.

Bien que provenant de diverses époques et civilisations qui n’ont a

entre certaines idées remarquables. La correspondance que nous voulons mettre en évidence est « le contact avec la lumière » ou plus précisément « le soleil ».

La lumière ayant généralement un rôle vivifiant s’est transformée, chez les hommes errant dans le récit de Khaïr-Eddine, enun indice terrifiant : « La

mer réprimait la lumière qui les tuait1». Cette mutation intervient dans un contexte confusionnel. L’habitude est d’apprécier comme source le soleil, considéré comme étant le cœur du monde.

Les hommes qui « n’avaient ni pieds, ni jambes, ni bras 2» et qui « ne

se distinguaient des autres créatures que par un ventre ballonné et une bouche sans dents3», semblent avoir oublié que la source de la peur, de l’inquiétude et de l’angoisse, est l’obscurité qu’ils considèrent comme un aspect protecteur.

Par-là, l’image protectrice de la caverne où s’entassent ces hommes converge vers celle de Platon. Celui-ci a fait du mythe de la caverne une allégorie expliquant l’accession au monde de l’intelligibilité. Néanmoins, ce mythe représente à la fois une doctrine spirituelle et un projet politique. En voulant définir la cité idéale, le philosophe grec a inséré ce mythe après un certain nombre de développements qui, tous, s’inscrivent dans une visée politique.

Quant à Mohammed Khaïr-Eddine, le mythe de la caverne incrusté au cœur de son roman ne cesse de révéler des possibilités de convergences avec la réflexion platonicienne sur le même mythe.

Les passerelles de rencontres surgissent à travers cette mise en relation :

Pour Platon : Nous proposons une modeste analyse du mythe sous forme de scènes, de conséquences et d’objectifs.

1 Mohamed Khaïr-Eddine, Op.cit. 1978, p.09.

2 Ibid. p.10.

Chapitre III : Du pourrissement au mythe

Scène I :

1- Des hommes dans une caverne - Enchaînés par les jambes - Enchaînés par le cou 2- Durée de l’emprisonnement

- Depuis leur enfance 3- Décor :

- Une source de lumière (le feu)

- Un muret séparant les hommes du feu - Ombres et marionnette défilants

Conséquences : Les enchaînés ne voient que les ombres et n’entendent que leur voix

Scène II :

1- Délivrance d’un homme

Processus :

1- Souffrance de la lumière 2- Désir de regagner la caverne

3- Impossibilité de voir objets et hommes Donnée salvatrice : Le temps

- Le temps intervient

- Accoutumance à la lumière

- Il arrive à voir les objets et les hommes et non plus les ombres - Il découvre le soleil

Scène III :

- Le délivré revient dans la caverne - Il n’arrive plus à voir les ombres Conséquence :

- Il réclame la lumière

- Il a acquis la capacité de regarder la lumière - Il décide de délivrer ses compagnons

Sa sortie de la caverne est une nouvelle naissance

En ce qui concerne Mohammed Khaïr-Eddine, la récapitulation peut paraître difficile car la caverne renvoie à une pluralité de lieux dans le texte.

L’auteur cite la grotte renvoyant au village où le rêveur est né : « En ce

temps-là, les flics existaient mais ils déambulaient bruyamment sur les plaines. Nous les guettions et lorsqu’ils se pointaient devant l’entrée de la grotte, nous leur lancions des glaviots1».

Le village est une grotte protectrice de ses habitants contre les flics de l’époque et qui n’étaient autres que les policiers français. De là, l’image de cette caverne désigne un rapport de colonisateur/colonisé, de dominateur/dominé et symbolise le refuge des villageois, obligés à ne pas pointer le bout de leur nez hors de leur village-grotte.

Une autre caverne ayant une similarité avec la précédente : « La caverne de Bousf’r ». Un lieu où se réunissent et vivent des rebelles, à leur tête, le chef Bousf’r. Ces hommes ont un objectif commun : s’opposer au roi. Et c’est Bousf’r qui a éveillé en eux ce sentiment de révolte et de changement : « Ils sont dans une grotte où brûlent des torches de résine.

Bousf’r tourne autour de l’envoyé. Au fond de la grotte, des hommes armés2».

Une autre grotte interpelle le lecteur du roman. Il s’agit bel et bien de la grotte-ville. «Agadir » est sans doute la ville à laquelle renvoie la grotte citée car tous les indices le montrent : la mer, les ruines, les murs tombés, les cadavres, le ciel immuablement noir et les charognards constituent une liste d’indices accablant la ville d’Agadir car, nous l’avons déjà dit, Agadir est située sur la côte atlantique et a vécu un séisme en 1960 qui a emporté plus de 12.000 personnes3. Cette ville sinistrée a accueilli Mohammed Khaïr-Eddine comme fonctionnaire-enquêteur de la sécurité sociale. Sur les lieux l’auteur a partagé la souffrance des rescapés, le délire des victimes et la terreur des cadavres qui jonchaient la terre punie : « Parfois, la mer déferlait sur ces

contrées sinistrés, les noyait et s’y roulait, s’y mutilant à seule fin de réveiller

les hommes perdus4».

1 Ibid. p. 50.

2 Ibid. p.103.

3 Michel Abitbol, Op.cit. 2009, p.87.

Chapitre III : Du pourrissement au mythe

Ainsi, si ces cavernes et autres citées par l’auteur sont multiples, leurs propriétaires le sont-ils aussi ? Ceux qui refusent de quitter la carapace lourde qui les retenait. Ceux qui refusent de regarder la lumière du jour, du soleil et autres… Ceux qui vivent dans une caverne, dans des trous noirs et se nourrissent des herbes sèches et des vers et à défaut de ceux-ci, ils s’entretuent pour subsister. Ceux qui sont peureux et qui refusent de quitter la ville caverne. Ceux que Bousf’r supplie de se révolter contre le roi oppresseur. Tous ceux-là ne sont que le peuple. C’est ce même peuple qui rêve d’une vie, une vraie vie ; cependant, ni le rêve de ce peuple se concrétise, ni sa vie s’embellit. Ce même peuple est tué par la lumière. Néanmoins, c’est son accoutumance aux ténèbres qui le tue, sa présence dans ces trous fait de lui un festin pour les charognards, les chauves-souris mais aussi et surtout pour le pouvoir.

La multiplicité des cavernes et des propriétaires inclut une multiplicité des lumières. La lumière évoquée dans le texte nous oriente vers une pluralité interprétative mais qui verse dans le même champ actionnel. La lumière du jour par rapport à la nuit, celle de la liberté vis-à-vis de la dépendance, une autre de la vie par opposition à la mort et enfin celle du bonheur, de l’espoir par rapport aux ténèbres du malheur, de la soumission et de l’impuissance.

Ces peuples habitants dans les cavernes ont choisi de croire aux lois du silence : « Ils crurent aux lois du silence durant plusieurs années… Dès lors,

sortait un roi qui les pulsait et les opprimait1». L’arrivé au trône d’un roi oppresseur n’est que le résultat de leur choix, celui de la loi du silence. Leur délivrance est proche même s’ils s’y opposent : « Je m’exprimais parfois mais

personne ne m’entendait. Tous, cependant, s’écartaient à mon passage et cessaient de se battre. Ainsi, je franchis des longueurs, je parcourus des salles très luxueuses incrustées de joyaux […] Mais ça va changer, c’est moi qui te le dis, esclave provisoire 2!».

Une voix dans le texte espérait remédier à cette situation et faire sortir ce peuple de toutes ses grottes : « Nous ne voulons rien rétablir mais donner

une voix neuve à ce que nous considérons digne d’émerger de ce cloaque3».

1 Mohamed Khaïr-Eddine, Op.cit. 1978, p.144.

2 Ibid. p.72.

A partir de ce que nous venons de développer, nous constatons une mise en relation spontanée entre toutes les cavernes du texte. Un séisme terrifiant, un roi oppresseur, un colonisateur dominateur et des conditions socio-économiques ravageuses ; c’est cet ensemble qui fait du peuple, des presque-créatures, errant dans un sens opposé à toute source de lumière qui n’est autre que la crainte de la mort, de la décadence et de la souffrance. Comme si ce peuple ignorait que la peur de la souffrance est pire que la souffrance elle-même. Et qu’aux ténèbres succède la lumière, que de la décadence naît une civilisation qui se régénère. Et de la peur surgit la force extrême.

Platon a proposé l’éducation après une prise de conscience de l’ignorance. Mohammed Khaïr-Eddine suggère une remise en cause de toute idée préconçue et rejoint l’auteur de La République en suggérant que la prise de conscience de l’état de crainte, de soumission, de l’ignorance et de la perte du peuple sera sa piste salvatrice. La dépendance, l’accoutumance et l’ignorance transformeront en quête d’autonomie et en un apprentissage à penser.

Donc nous pouvons identifier des scènes relatives au mythe de la caverne chez Mohamed Khaïr-Eddine sur le même modèle que celui proposé par Platon

Scène I :

1- Des hommes dans une caverne - Non enchaînés

- Obligés par une force non apparente (crainte – soumission – ignorance)

2- Durée de leur présence dans le trou

- Indéterminée (Ils vivaient dans le trou) 3- Décor :

- Des hommes errants dans ce lieu

- La source de lumière est faible (tache verdâtre et crémeuse qui sourd du sol)

4- La lumière les tue - Ils la fuient

Chapitre III : Du pourrissement au mythe

Scène II :

1- Ces hommes quittent la caverne - Ils sortent uniquement la nuit 2- Ils reviennent dès le lever du soleil

Scène III :

1- Faire sortir ces hommes de la caverne par : - Bousf’r

- La prise de conscience - La découverte

- L’apprentissage

2- Une sortie définitive de la caverne se réalisera un jour

Aux nombres des cavernes citées, nous pouvons avoir des scènes qui se rapprochent de celles que nous venons de proposer. Notre objectif n’est pas d’analyser chaque caverne à part mais intégrer toutes les cavernes présentes dans le texte de Khaïr-Eddine dans le cadre mythique posé par Platon.

En effet, Platon et Khaïr-Eddine s’harmonisent malgré toutes les distances spatio-temporelles, civilisationelles et culturelles. Khaïr-Eddine, de son côté a prouvé que l’esprit humain avec sa charge d’égoïsme, de paresse, de crainte et d’ignorance, serait capable de se libérer de toutes ses contraintes et que ces retours dans la caverne ne sont qu’une confrontation de découvertes et de vécus.