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De l’aura mythique au pouvoir politique :

Du pourrissement au mythe

VI- De l’aura mythique au pouvoir politique :

Le récit de Khaïr-Eddine se présente comme étant un macro-récit englobant des micro-récits. Ceux-ci s’entrecroisent au point d’anéantir les conventions censées régir le schéma narratif de chacun d’entre eux. En d’autres termes, aucune situation initiale du récit ne peut être identifiée et, aucune situation finale n’est palpable. Nous avons l’impression que le texte grouille d’évènements qui aboutissent au néant. Des récits s’entament et ne s’achèvent pas car chaque récit forme un antécédent à celui qui suit. Et le texte qui s’est ouvert sur l’errance se clôture sur l’errance. Ainsi, le déplacement dans un lieu délimité jalouse un texte ayant pour principe l’inachèvement.

Le langage lui-même est contaminé par l’errance. Rien n’a de sens que dans l’errance même. Si nous assistons à un éclatement du paradigme spatio-temporel dans le texte de l’écrivain de l’errance, nous n’avons pas à nous étonner car l’écrit se nourrit du mythe du labyrinthe et, une fois ce mythe évoqué, l’errance devient une évidence. Cette évidence est consolidée par deux considérations. La première est le lieu de l’acte problématique du récit : « Tout se passera là où les hommes ont confié leur existence grotesque, à ras

de terre1». La seconde est le personnage : « la notion de personnage n’a plus

de sens, seul un délire verbal prolifère et occupe progressivement l’espace

textuel2». Des ‟je-tu-ils-il-nous” qui surgissent de nulle part et de partout. Ces

pronoms sont dépourvus de toute essence. Ils ne renvoient à aucune personne actionnelle principale. Seul, un peuple fait son apparition. Les pronoms personnels se querellent. Ils finissent par céder la place au peuple.

Un peuple, dont la vie et le rêve sont en permanente errance. Ainsi, la déduction devient automatique. D’un récit ayant, d’une part, le mythe du labyrinthe comme soubassement de construction scripturale et irradiant errance et enfermement et, d’autre part, un peuple toujours errant, résulte une association entre ces deux données : un peuple qui mèneune vie labyrinthique et tout ce qui se rapporte au mythe du labyrinthe s’applique à ce peuple. Celui-ci tourne en rond. Il vit dans l’obscurité. Il n’arrive ni à quitter les ténèbres ni à revenir là où il était avant. Il est égaré quelque part dans « un monde », « un vide », un lieu abominable, « une grotte », « un trou ». Il s’agit

1 Mohamed Khaïr-Eddine, Op.cit. 1978, p.09.

2 Ahmed Raqbi, Mohamed Khaïr-Eddine, l’écrivain du lieu et des lieux, Mohamed Khaïr-Eddine, Texte et prétexte, Novembre 1996, Actes du colloque.

d’un peuple traumatisé, opprimé, errant et rêveur. Les traumatismes vécus par ce peuple sont pluriels : la misère, le séisme, la dictature, la colonisation, bref le pourrissement.

Les cadavres, les charognards et le cannibalisme sont les traits spécifiques de la vie de ce peuple. Ces membres s’entretuent pour survivre et s’étripent entre les murs tombés. Le monde où il vit est nommé « délire ». Le pus jaunâtre est sa substance dominante. Un immense champ de mines, de désastre et de ténèbres est le seul lieu où prolifèrent insectes, animaux et bêtes humaines. Le pourrissement est l’unique thème qu’évoque le peuple.

Dans cet univers pourri, le peuple ose faire des sauts en dehors de son trou mais uniquement durant la nuit. L’espace nocturne lui procure quiétude et sécurité. Il diminue sa crainte et le dote d’un courage temporel et d’une volonté partielle. Nous avons beau croire à ce courage et à cette volonté, ils ne sont qu’éphémères et ne sont qu’une quête de survie.

A la recherche de nourriture dans les cadavres qui jonchent la terre, le peuple se lance dans des mésaventures. Il risque sa vie déjà risquée par l’errance imposée. Il n’a pas autre chose à perdre. Il s’est résigné au fait que le retour vers son trou pour continuer à errer à l’intérieur de ce trou ou d’une grotte à une autre est la seule vie.

Son errance est double : celle de l’intérieur de la caverne et celle d’une caverne à un monde extérieur plus pourri que l’intérieur de la grotte elle-même. Ces va-et-vient ont-ils une cause apparente sinon ce pourrissement infligé ? Jean Chevalier observe que : « les allers et les retours dans un

labyrinthe symbolisent la mort et la résurrection1». Le cas de ce peuple

représente-t-il la mort, la résurrection ou une vie des rescapés de la mort ? Ce peuple a vécu des calvaires. Il a affronté des fléaux. Il a fini par faire de la misère son mode de vie et du cannibalisme son signe de survie. Son errance est perpétuelle. Son labyrinthe est éternel. Le Minotaure de son labyrinthe est à la fois inidentifiable et invincible.

La pièce de théâtre insérée au milieu du roman ne passe pas inaperçue. Elle met en scène un roi enfermé dans son palais face à des rebelles faisant d’une caverne leur demeure. Le roi erre dans ses réflexions sur la manière de

Chapitre III : Du pourrissement au mythe

gérer ces rebelles et de protéger son royaume : « Plus de baffes, enfant mais

des caresses ! On en a besoin dans ce bled pourri. Des tonnes voilà ce qu’il nous faut1».

Le peuple, ayant subi tous les outrages et ayant longtemps échappé à toute source de lumière, a décidé de quitter les ténèbres et de conquérir le palais. Loin d’être attentiste, le roi adoptera-t-il la stratégie des tendresses devant une telle menace ? La réponse ne se fait pas attendre : « Qu’on

massacre les peuples et les tribus qui me détestent ! Qu’on n’épargne ni les femmes ni les croulants, ni les mouflets ! Tuez les bêtes, les gens, brûlez les cultures ! Affamez-les2», s’écria le roi.

En pleine errance et au summum de l’enfermement dans le labyrinthe, le peuple décide d’une rébellion. Dans ce cas, les rôles doivent être réattribués. Qui sera le Minotaure et qui sera Thésée ? Si le peuple arrive à se débarrasser du roi, le parcours labyrinthique touchera à sa fin et la sortie du labyrinthe sera sans difficultés. Dans le cas inverse, l’état de pourrissement demeurera car même si le roi se débarrasse du peuple, il ne pourrait jamais l’anéantir ; des cadavres, des ombres et des fantômes survivraient au désastre.

La pièce théâtrale s’est soldée par une tentative de corruption du chef des rebelles. Cela prouve que le roi est capable de tout faire afin de se maintenir au pouvoir et de faire perdurer le pourrissement dans lequel vit le peuple : « Ainsi vivait ce dictateur dont le pays tombait en ruine et dont le

peuple chassé loin des villes croupissait dans la brousse se nourrissant de racines et de sauterelles, de petits oiseaux et de termites3».

Le roi et les circonstances se sont entendus sur l’expulsion du peuple de la ville. Ce peuple erre à l’extérieur de tout ordre. Il baigne dans le chaos. Il s’égare, il va et vient, il n’a plus d’objectif, il est dans le pourrissement, dans un labyrinthe.

Si le roi a sauvé son trône, qui sauvera le peuple ? Le labyrinthe dans lequel, il est enfermé parait sans issue et le Minotaure est si cruel, si égoïste et si fort. Il doit perpétuer le pourrissement pour garder le peuple dans le labyrinthe et assurer son pouvoir.

1 Mohamed Khaïr-Eddine, Op.cit. 1978, p.56.

2 Ibid. p.145.