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Mon commencement est ma fin :

Sisyphe dans « il était une fois un vieux couple heureux »

I- Mon commencement est ma fin :

Mohamed Khaïr-Eddineemprunte l’expression de Charles Perrault1 « il

était une fois » pour en composer le titre de son récit. La lecture du titre nous

offre un champ d’anticipation sur le contenu et le genre de l’écrit. Cette anticipation est dictée par la fonction attribuée à la formule « il était une

fois ». Tout récit, qui s’ouvre sur cette expression, est censé être un conte ou

plus précisément un conte de fée. Mais, la lecture du récit nous arrache à notre pensée anticipative et nous oblige à patienter, à contempler et à être persévérant.

Le début de l’histoire s’annonce comme étant sa fin. Des ruines récentes, d’un village fantôme, sont exposées comme point d’accès au récit. Un triste amas de décombres, devenu la propriété des reptiles, des arachnides, des rongeurs et des myriapodes, présentait jadis les demeures du village. Des arbres vieux et squelettiques remplacent les vergers d’antan. Des hérissons errants durant la nuit se confondent avec les anciens habitants des lieux, disparus il y a longtemps.

Parmi les ruines, survit les restes d’une maison qui appartenait autrefois à un vieux couple heureux. Cette association entre la vieillesse et le bonheur demeure intrigante. L’homme, Bouchaïb, était un grand voyageur. Il a sillonné le nord du Maroc et une partie de l’Europe. La femme était originaire d’un village lointain. Installé au sud, Bouchaïb ne voulait plus revoir le nord, une rupture qui se décidait longue et sans fin. Il menait avec sa femme une vie paisible. Une petite maison, des arbres fruitiers, un potager, une variété d’animaux et un magasin, au nord, géré par un proche, c’étaient les biens que possédait le couple.

Le vieux, par son statut de fin lettré et de croyant exemplaire et par son caractère perspicace, a pu occuper plusieurs fonctions à la fois : écrivain public, gérant de la comptabilité de la mosquée et policier du village.

1 Charles Perrault : homme de lettres français. Né à Paris en 1628, il est l’auteur de « Histoires du temps passé », dont font partie les contes les plus célèbres tels : « La Belle au bois dormant », « Le petit chaperon rouge », « Cendrillon ou La petite pantoufle de vair », « Le chat botté »,…

Chapitre II : Sisyphe dans « il était une fois un vieux couple heureux »

Les journées du couple se ressemblaient. Le vieux les passait entre la mosquée, les champs et le marché hebdomadaire. La vieille s’occupait des tâches ménagères, des animaux, du potager et de ses fameux Tadjins. La nature a infligé à ce couple un rythme de vie monotone ; les mêmes activités quotidiennes, les mêmes préoccupations et les mêmes aspirations.

Privé de toute descendance à cause de la stérilité de Bouchaïb, le couple avait trouvé refuge dans l’amour de ses voisins, de ses animaux domestiques et de tous les habitants du village. La générosité du couple est évoquée à travers ses offrandes : habits, viandes et semoule :les veuves et les démunis parmi les villageois ont besoin de tout.

Le courage du vieux est exposé dans le récit qui relate l’arrivée de la police au village et la réaction de Bouchaïb ce jour-là. Il avait nié la présence des gens recherchés et les avait ainsi sauvés. Ils n’étaient pour lui que des gens d’honneur qui résistaient à la présence du colonisateur sur leur terre. L’arrivée de la police dans le village n’avait pas inquiété les résistants. Ces derniers savaient que leur présence dans le village est sécurisée par les habitants, Bouchaïb et les hauteurs des montagnes qui abritaient le village.

Les péripéties du récit s’enchaînent et laissent entrevoir des évènements aussi importants les uns que les autres. Si la mémorable fête, qui a eu lieu dans le village où on a sacrifié deux gros bœufs et on a réparti leur viande sur chaque famille nécessiteuse et démunie dans le village, parait un évènement sans aucune importance, le cas du rêve absurde que faisait le vieux d’une manière répétée est d’une grande portée.

Sans perdre de vue ce rêve, suivons de près l’existence du couple dans cette vallée. Cette existence est soumise au rythme des saisons. Le couple consomme du gibier, recueille des fruits et des légumes de sa propre ferme et sirote du thé à la menthe plantée au pied de tous les arbres qui entourent le potager.

Une année de cette existence mouvementée est caractérisée par un automne pluvieux. Ces pluies ont fait pousser les semences. Quant à l’hiver, sa neige a jalousé la pluie de l’automne. Elle a contribué à faire couler les rivières et à faire jaillir les ruisseaux. Devant une telle image si rich e et si fertile, des hommes, qui vivent au mouvement des saisons, ne peuvent aspirer à mieux, car ils baignent dans le bonheur rythmé par la nature. Cette dernière

gére tout le fonctionnement de leur vie. La disponibilité de l’eau, de la nourriture et de l’air pur leur procure calme et tranquillité.

Le récit de Khaïr-Eddine nous offre une image à la fois douce et brutale. Cette image à double face est entamée par un avers représentatif d’un quotidien sans troubles. Les hommes du village ont leurs propres activités et occupations. Ils travaillaient la terre. Ils vont au Souk. Ils font la prière à la mosquée. Ils participaient aux sacrifices et aux rituels du village et ils se divertissaient en jouant aux cartes. Chaque tâche a son charme. Se rendre au marché hebdomadaire est l’évènement qui procure plaisirs et satisfactions aux habitants. En empruntant à pieds ou à dos-d’âne le chemin muletier à travers la montagne, les hommes, les vieux et les jeunes se rendent à leur Souk, indispensable à l’équilibre économique de la région. Ils se ravitaillent en tout sauf en légumes qu’ils ont dans leurs potagers et en fruits qu’ils cueillent sur leurs arbres. Les vêtements sont confectionnés sur mesure au Souk. Les habitants du village considéraient cet endroit comme une source à laquelle tout le monde s’abreuve.

La rentrée au village, avant la nuit, se fait en groupe. Bouchaïb fait toujours partie des premiers à s’aventurer dans cette promenade pédestre. En arrivant chez lui, il trouve de délicieux Tadjines qui l’attendent. Après un diner copieux, le couple sirote du thé et s’installe sur la terrasse pour passer la nuit loin des mouches mais sous les milles et un petitsbruits de la nature.

Les femmes du village ont à leur tour leurs propres besognes : « tirer

l’eau de puits à la force des poignets pour irriguer le potager 1», moudre l’orge à la main, faire le ménage, préparer à manger, veiller sur les enfants et effectuer des travaux confectionnés sur mesure pour des femmes habituées à voir leurs mères et leurs grand mères faire le même parcours semé de telles tâches et assumé avec fierté et bravoure.

La destinée des hommes et des femmes se veut traditionnelle. Le pétrole carburant et le carbure de calcium sont les moyens d’éclairage irremplaçables. Les ustensiles de cuisine, faits de terre, sont indispensables. La Tamalhfat2, habit préféré des femmes, est inarrachable. Les bijoux d’argent portés par les femmes sont incomparables. Les jeux de carte, assurant l’ultime distraction des hommes, sont incontournables.

1 Mohamed Khaïr-Eddine, Op.cit. 2002, p.88.

Chapitre II : Sisyphe dans « il était une fois un vieux couple heureux »

La tranquillité domine. Le calme règne. L’apaisement effleure les cœurs. L’avenir parait prometteur et nul ne peut prédire le revers brusque de l’image qui s’est introduit dans le récit avec l’indépendance du Maroc. Cette liberté acquise est sensée prolonger la tranquillité mais l’expression de joie de la liberté est erronée. S’enrichir rapidement, puiser dans les astuces les plus efficaces pour réaliser ses objectifs, accéder à une classe sociale différente et plus élevée, s’emparer des biens légués après le départ des colons, s’entretuer pour de faux ou de vrais trésors, tels sont les premiers signes d’une métamorphose bel et bien effrayante.

Dans le village, la première maison de béton fait son apparition. L’ancienne piste prolongée, permettra aux nouveaux moyens de déplacement d’assurer l’arrivée de leurs propriétaires jusque chez eux les mains sur le volant. Il s’agit des premières voitures : une autre résultante de l’indépendance qui déclenche un processus modulateur visant à adapter la situation des villageois aux nouvelles données : l’indépendance.

Les années passent et le couple assiste aux différents changements que le village subit. Le déplacement au Souk est assuré par des cars, des bicyclettes et même des vélomoteurs. Des magasins ouvrent leurs portes dans tous les coins du village. Les ustensiles en inox envahissent ceux faits avec de l’argile. Les radios se vendent aussi. Ainsi le bruit nocturne des champs fut remplacé par le grésillement des radios. Une minoterie trouve sa place au sein du village et la femme trouve refuge dans cette nouvelle invention qui la débarrasse d’une corvée qu’on lui a longtemps infligée. La pétarade des pompes est entendue près des puits. Les pompes qui retiraient l’eau se substituent ainsi àla force des poignets de la femme.

Ces évènements vont transformer de fond en comble le village et le paysage. Le vieux couple n’intervient pas et ne déguste pas les fruits de l’indépendance. Il assiste sans tristesse à ces changements jusqu’au jour où, un vieux du village consomma de la bière jusqu’à l’ivresse, e effet, une caisse de bière, dissimulée par des jeunes au fond d’un puits pour qu’elle refroidisse, fut prise par le vieux pour de la limonade. Le vieux apprécia la boisson et, une canette après l’autre, acheva la caisse.

Cet évènement darde l’esprit des villageois. Le mal s’est invité au village. Il s’y est introduit par tous les accès, sans le consentement des habitants. Il erre d’une maison à une autre, d’une âme à une autre. Il se diffuse

et lance son venin dans tous les sens. Les années passent et, sous les yeux du vieux couple, on assiste à une métamorphose sans précédent. L’alcool coule à flot dans le village. La prostitution s’y est installée. La drogue s’y est infiltrée. La mosquée est désertée. Le chômage s’y est fait un chemin. Le béton supplée la pierre. Les anciennes maisons abandonnées commencent à se ruiner : « Une

pierre tombait, une autre suivait, puis les murs cédaient sous le poids des poutres1».

C’est un revers sans conteste le plus terrifiant. Le rythme des fléaux sociaux concurrence celui des pompes et des nouvelles constructions.

Bouchaïb, le gardien des traditions, continue à vivre de la même manière qu’avant l’indépendance. Il fume et boit du thé. Il déguste les Tadjines de sa femme et écrit de temps en temps. Décidé à remettre ses écrits au fkih de la mosquée, le lettré du village est déçu par la réaction de ce dernier. Les écrits ont fini sur une étagère parmi les dizaines d’archives de la mosquée. Mais le perspicace croyant n’a pas perdu espoir. Dès l’arrivée du nouveau fkih, il lui remet un deuxième exemplaire tout en s’attendant à une réaction plus enthousiaste. Dans l’attente que ses poèmes soient valorisés, Bouchaïb se doute du sort que le jeune et cultivé fkih attribuera à ses poèmes.

Le couple observe de loin et de près et discute tout évènement : la polygamie qui s’est répandue, l’arrivée des touristes au village, la richesse et ses signes, les groupe électrogènes, les puits creusés à la dynamite, mais surtout la modernité et ses emblèmes qui a fait disparaitre : kanouns2, lampes à l’huile et bougies. Les adieux ont été fait à tout aspect archaïque et les bras sont désormais ouverts au numérique : les téléviseurs, les paraboles, les décodeurs de chaines… Un monde étranger envahit l’existence des villageois.

En vingt ans, la mutation est flagrante. Le village est métamorphosé et, bien que le vieux couple soit le témoin du changement des lieux et des esprits, il demeure le garant de la tradition. Le policier du village et sa femme refusent de suivre le parcours emprunté par la plupart des villageois : goûter aux butins de l’indépendance.

Bouchaïb continue à écrire ses poèmes qu’il confie au fur et à mesure au fkih. Ce dernier trouve le manuscrit magnifique et propose au vieux d’en

1 Mohamed Khaïr-Eddine, Op.cit. 2002, p.41

Chapitre II : Sisyphe dans « il était une fois un vieux couple heureux »

faire un livre. Mais cela exige la disponibilité d’une source financière. Très enthousiaste, le jeune fkih prend contact avec un ami alim1, et professeur à l’institut de Taroudannt2. Le professeur propose l’ouverture d’une souscription pour la publication des écrits du vieux. La procédure entamée aboutira à la réalisation d’un rêve tant attendu et un bonheur qui mérite d’être vécu : « être publié et lu de son vivant3».

Le bonheur est de courte durée. L’éditeur exige que les poèmes soient à la fois imprimés et chantés. Faire joindre de la musique aux belles paroles procurera un intérêt incomparable et donnera lieu à un projet plus rentable. Le mal nécessaire frappe enfin à la porte des conservateurs de la tradition. L’apparition des poèmes du vieux exige une édition avec un recours à des techniques et une technologie. La mise en musique des poèmes fait appel à son tour aux mêmes procédés. Ecouter les poèmes chantés demanda un lecteur de cassette, et c’est le point décisif dans la vie de Bouchaïb. La modernité dit son dernier mot, l’acquisition d’un lecteur fut indiscutable.

Les semaines passent et la vieille femme devient fière et plus heureuse avec son mari. Elle ne cesse d’écouter ses poèmes sur les cassettes ou à la radio d’Agadir qui diffuse de temps à autre quelques strophes. Séduite par le plaisir qu’a procuré la radio, la vieille tente celui de la minoterie. Lassée de meuler à la main, elle cède la tâche à l’un des emblèmes de la modernité comme l’avaient fait toutes les femmes du village.

La poêle et le couscoussier en métal remplacent alors les ustensiles de terre. Les couteaux en inox se fraient un chemin vers la cuisine du couple. Un réchaud à gaz arrache sa place au kanoun. Tout se métamorphose. Le souk change. Il adopte l’air de la ville. Il devient un lieu de retrouvailles plutôt que d’approvisionnement, d’achat et de vente. La medersa est complètement transformée. L’étage ajouté fait d’elle une somptueuse bâtisse. Les fêtes collectives sont anéanties. L’inox, le plastique et l’aluminium submergent la terre. Les demeures luxueuses poussent comme des champignons dans la vallée. Les hauteurs du village sont de plus en plus désertées. Le désert gagne du terrain. Les arbres sont de plus en plus coupés. Le climat se modifie. Le

1 Alim : un savant.

2 Taroudannt : Ville du Maroc, située dans la Vallée du Souss. Connue par son marché (souk) qui lui donne le statut de Carrefour d’élevage bovin.

village subit une énorme mutation et les villageois fuient le fantôme vers la conquête des villes.

Bouchaïb, après le succès qu’avait connu son premier livre, décida d’un deuxième projet d’écriture. Un poème qu’il prétendait intituler « Tislit

Ouaman ». Le vieux écrit, devine et prévoit l’avenir. La misère s’installe dans

les villages du Maroc. Le village du couple est, jusqu’à l’année de l’édition du livre du vieux, épargné. Le rythme de la vie du couple n’avait pas changé malgré la modernité fanfaronne. Le vieux devient célèbre par ses poèmes. Sa notoriété dépasse les frontières marocaines.

Radwane, l’un des meilleurs amis de Bouchaïb, installé depuis plus de trente ans en France, a entendu parler de lui à la radio, depuis son pays de résidence. En visite de travail dans son pays natal, après une longue absence, il rend visite à son ami et lui demande des exemplaires de son livre édité. Bouchaïb lui en remet trois. Un diner est servi à l’invité. Une discussion est ouverte sur la situation politico-économique en France. Ce sujet abordé, mène le débat sur la délinquance, les vols, les viols, la drogue, la prostitution, les émeutes que la France a connus. Bouchaïb conclut qu’il s’agit d’une situation comparable à celle dans laquelle patauge le Maroc. L’ami revenu, repart à nouveau. Le vieux est ému de cette visite inattendue, souhaitée et regrettée par la suite à cause de sa brièveté.

Les jours passent. Les semaines se succèdent et les mois s’enchainent. Un été torride cède la place à un automne sans nuages ni pluies. Le rêve d’une bonne année agraire se volatilise avec les vents qui se substituent aux pluies et aux orages. Tous les projets tombent à l’eau. Il faut penser aux prix de l’orge et à la manière de nourrir les bêtes. La spéculation domine. Les prix augmentent. Les pauvres crèvent. Les vaches, les moutons et surtout les ânes sont relâchés dans la nature. Ils font ainsi la joie des charognards. Une année s’écoule et la deuxième s’annonçe encore plus tragique. Tout le monde s’évade des villages et opte pour une nouvelle destination : la ville. Les informations parviennent au vieux qui témoigne, écrit et se lamente sur le sort que subira son village.

Devant une situation pareille, Bouchaïb espère un changement. Un miracle serait seul capable de remédier à cette désolation. Il ne cesse d’y penser. Il a au fin fond de son cœur un brin d’espoir : les puits sont encore pleins et les riches du village peuvent tout acheter. Son village est chanceux.

Chapitre II : Sisyphe dans « il était une fois un vieux couple heureux »

Les puits seront creusés plus profond. Les pompes se mettront à pétarder. On continuera à irriguer les potagers, à avoir de quoi vivre et faire vivre les bêtes. Faute de tout cela, l’état viendra en aide aux villageois. Ainsi, les déserteurs du village y reviendront. Ils referont tout : construire des maisons, forer de profonds puits, travailler la terre et restaurer leur paradis perdu.

Aucun de ces espoirs n’atteint le cap de la réalité. Tout ce dont rêve le vieux demeure impossible. Malgré la jeunesse terrible que le vieux a endurée et la vieillesse à la fois heureuse et terrifiante qu’il a vécue, il s’accroche à une issue rassurante et à un rêve irréalisable comme celui que nous avons perdu de vue etqui s’est collé à lui. Il le fait à répétition. Il se voit grimper sur un vulnérable amandier. Etant arrivé à saisir le fruit, il dégringole. Gravir l’amandier pour un vieux tel que Bouchaïb est d’une extrême difficulté. Le rêve se répète et la volonté de s’emparer du fruit persiste, une réitération d’un rêve mais aussi de la sécheresse.

Le vieux écrit un nouveau poème dans lequel il devine, prévoit et anticipe les évènements. Il a beau rêver, espérer et attendre, la sécheresse est inévitable.

Le récit se clôt sur une image aberrante. Des ruines, que des ruines de maisons, des squelettes d’arbres et danimaux errants ainsi que des reptiles qui se sont substitués aux habitants des lieux. Tout a changé. La métamorphose touche à sa fin et l’histoire aussi. La clôture se veut un retour au