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Sisyphe dans « il était une fois un vieux couple heureux »

V- 3-La symbolique de l’eau

Ce liquide incolore a toujours eu plusieurs significations symboliques dans les différentes religions, traditions et sociétés. Il est considéré comme la première des créations dans la vie dans la religion musulmane : « Nous avons

fait de l’eau toute créature vivante2». Il peut se réduire à un moyen de

purification, mais il peut être aussi un facteur de régénérescence3.

L’eau est preuve de fertilité, de joie, de calme, de développement, de satisfaction de sérénité et de quiétude. Toutefois, l’eau est perçue sur deux plans rigoureusement opposés, mais nullement irréductibles, et cette ambiance se situe à tous les niveaux. L’eau est source de vie et de mort, créatrice et destructrice. Ainsi dans le Saint Coran, la rébellion de l’eau est

1 Ibid. p.07.

2Le Coran, Traduction et Notes de M. Kasimirski. Ed. SACELP, Paris, 1981, La Sorat Al-Anbya, Verset 30.

Chapitre II : Sisyphe dans « il était une fois un vieux couple heureux »

évoquée : « Oui, quand l’eau se rebellait, nous vous avons chargés sur

l’Arche1». Scruter l’origine de l’eau, c’est se retrouver dans un parcours cyclique. Car, l’eau qui est aussi vieille que la terre, est en circulation permanente entre le ciel et la terre. Elle est aussi en transformation permanente dans l’atmosphère, à la surface et dans les entrailles de la terre.

Cette eau qui recouvre 72% de la surface du globe2, n’est que le résultat d’un cycle bien déterminé. L’évaporation d’une partie de ce liquide, sous l’effet du soleil génère des nuages. Une fois condensés avec ceux qui étaient déjà formés et avec l’intervention du vent et de basses températures, ces nuages deviennent des précipitations : pluie, neige ou grêle. Ce butin sera réparti sur les fleuves, les rivières et par la suite, la mer sous un phénomène de ruissellement. Une partie du butin s’infiltre dans le sol. Stockée dans des nappes, elle finira par rejoindre la mer mais à une très longue échéance. Le point de départ de cette eau est la mer et, son point d’aboutissement est de même la mer. Dans son lieu d’origine et de fin, l’eau va subir une autre évaporation et le parcours continue3.

Ce cycle est conçu et ne peut être interrompu. Cependant, des activités humaines peuvent parfois le perturber et provoquer ou amplifier des phénomènes de pénurie ou d’inondation. C’est dans ce cas que l’eau revêt son statut destructeur ou mortel. Sa pénurie et son excès, causés par Dieu ou par l’homme, font de l’eau une source de malédiction. Si le cas de l’excès de l’eau n’est pas soulevé dans Il était une fois un vieux couple heureux, la pénurie est la thématique dominante. Le parcours à travers lequel se présente l’image de l’eau dans ce récit, est un parcours cyclique. Des sécheresses s’abattent sur le pays, des années entières de souffrance et d’endurance. Les beaux jours reviennent. Ils ramènent avec eux le secret de la vie : l’eau céleste. Elle rassasie la terre et l’homme. Le sol fait sortir toute sa fortune agraire.

L’homme se sert de l’eau à volonté. Il sème et récolte la terre. Il consomme, économise et déguste à la sérénité. Et si un jour le ciel refuse de faire jaillir l’eau dans ses différents états, le visage terrifiant de l’eau surgira ; La mort et la destruction. L’image proposée par Mohamed Khaïr-Eddine est à

1Le Coran, Op. Cit, La Sourat Les Redans, Verset.64.

2 Bobbie Kalman, Le cycle de l’eau, Ed. Broché, Paris, 2007, p.43.

la fois représentative de l’aspect cyclique de l’eau dans sa formation et dans sa symbolique.

Les habitants du village ont connu des moments très difficiles à cause de l’avarice du ciel : « plusieurs années avaient appauvri la compagne […]

les paysans se nourrissaient de racine et de tubercules eux aussi très rares.

Les morts se chiffraient par milliers »1. Une calamité s’est infiltrée au cœur

du village en l’absence de l’infiltration des eaux dans les sols. L’eau dans sa pénurie est source de malheur. Mais, comme la vie elle-même est soumises à un parcours cyclique, des années après, le ciel a décidé de libérer le symbole de la fertilisation : « Et, comme par hasard, la pluie se remit à tomber. Les

compagnes reverdirent ou se remettent à procréer2».

Les habitants profitent de cette pluie, « une bruine persistante d’hiver»3 pour travailler la terre. Ils labourent, sèment, suent et moissonnent. A un tel effort, telle récompense : « les moissons étaient bonnes4».

Les changements climatiques, causés ou non par la main humaine pèsent lourdement sur l’homme. Rien ne s’éternise, si la sécheresse est partie et la vie était de retour, la pluie décide à son tour de repartir : « Après un été

torride, ponctué d’orages aussi violents que brefs, qui avaient emporté les cultures en terrasse et endommagé les vieilles maisons, l’automne fut calme et sans nuage. On s’attendait à voir tomber les premières pluies précédant les labours, mais rien ne vient, hormis un sempiternel vent brillant. L’année agraire s’annonçait assez mal et les radios elles-mêmes redoutaient, compte tenu de l’avis unanime des expert, une sécheresse prolongée. Ceux qui s’étaient préparés aux labours et qui vivaient de cela, les plus pauvres donc,

avaient vite déchanté et remisé leur charrue5».

Le résultat de cette calamité si prolongée ne se fait pas attendre : « On

vit, dans les environs, des villages entiers vidés de leurs habitants6». . Les

animaux non plus n’ont pas échappé à un malheur infligé. « Même le gibier a

disparu ! Pas d’eau, à l’appel7».

1Mohamed Khair-Eddine, Op. Cit, p. 27.

2 Ibid. p. 27. 3 Ibid. p .27. 4 Ibid. p. 51. 5 Ibid. p. 146. 6 Ibid. p. 152. 7 Ibid. p. 153.

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Le départ de la pluie, source de vie, a cédé la place à la mort. Ainsi, l’eau, symbole de la vie, devient l’emblème de la mort, est l’axe de toute activité agraire. La terre deviendra avare si le ciel emprisonne son eau. L’existence de l’homme en général et des villageois en particulier dépendra de la disponibilité de cette richesse.

A la fin du récit, Bouchaïb suggère un retour au point du commencement. Travailler la terre est selon lui, la seule issue de toute calamité. Le vieux pense que la terre meurt à cause de l’avarice du ciel et l’abandon de ses propriétaires. Il propose de recreuser les puits plus profondément et de se mettre à labourer le sol. Si on enregistre une docilité et une obéissance de la part des villageois, pourrait-on freiner le cycle diachronique de cette eau, symbole de la création et de la destruction.

Comme l’eau est soumise à une évaporation, une précipitation, un ruissellement et une infiltration, puis une évaporation à nouveau ; elle est aussi caractérisée par un cycle composé d’abondance, de pénurie puis d’abondance.

Un retour sans fin au commencement, toute une symbolique reflétant d’une part une vie accablante où seule la terre, guérissant de tous les maux, peut intervenir : soit en ouvrant ses entrailles et en faisant jaillir l’eau dissimulée dans les profondeurs, soit en suppliant ou en incitant le ciel à ouvrir ses vannes, d’autre part une vie dominée par l’aisance où tout est disponible sans même le demander.

La symbolique de l’eau dans Il était une fois un vieux couple heureux est inépuisable. La mort, la vie, la fertilisation, la sérénité, la création, la destruction,… une diversité de facettes ayant chacune une raison d’exister et une logique à être interprété sur une terre, tant maudite, quand elle nous procure la mort et le déluge et tant aimée et désirée, lorsqu’elle nous offre la vie et la sérénité. Le cycle de l’eau s’allie au retour pour caractériser le récit d’une répétition absurde.

V-4- Le rêve : intrus ou voulu

Le rêve revêt une définition complexe. Cette complexité se nourrit d’une part de la pluralité des définitions attribuées à cette notion et d’autre part des divergences qui existent entre ces mêmes définitions. L’évolution définitionnelle du rêve, rend la tâche difficile car opter pour telle ou telle définition sera la mission la plus risquée. Rappelons que dans cette phase de notre travail, l’objectif n’est pas de faire l’historique de l’évolution des idées sur le rêve, mais plutôt d’interpréter la présence d’un rêve dans le récit de Mohammed Khaïr-Eddine.

Entre Freud, Jung et Sutter, il y a une analogie dans leurs propositions explicatives du phénomène du rêve : « Le rêve échappe à la volonté et à la

responsabilité du sujet, du fait que sa dramatique nocturne est spontanée et incontrôlée »1.

A la spontanéité, le non contrôle et l’inconscience dans le rêve s’ajoute un autre dénominateur commun : l’absurdité. Le terme absurde s’associe au rêve. Gardons-en vue ce dénominateur et parcourons les idées de Roland Cohen en synthétisant la pensée de Jung : « Le rêve est l’exception de cette

activité mentale qui vit en nous, qui pense, sent, éprouve, spécule, en marge de notre activité diurne, et à tous les niveaux, du plan le plus biologique au plus spirituel de l’être. Sans que nous le sachions2».

Si encore une fois, l’inconscience et le non contrôle du phénomène du rêve s’imposent dans cette orientation de Jung, ce dernier va plus loin dans son explication du phénomène : « Manifestant un courant psychique

sous-jacent et la nécessités d’un programme vital inscrit au plus profond de l’être,

le rêve explique les aspirations profondes de l’individu 3».

Les aspirations, irréalisées dans la réalité, sont extrêmement voulues et manifestes dans le rêve. Ainsi, le rêve de Bouchaïb s’inscrit-il dans l’orientation du rêve où l’absurdité et les aspirations enfouies dans l’inconscient, se manifestant comme des activités nocturnes pour satisfaire

1 Frieda Fordham, Introduction à la psychologie de Jung, Éd. Broché, Paris, 2007, p.93.

2 Ibid. p.95.

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l’irréalisable activité diurnes : « Depuis quelque temps, je fais un rêve

absurde. »1

Si la présence d’un rêve dans un récit s’explique comme suit : « Un

prédicat comme « j’ai rêvé que »… ou un si hypothétique employé avec l’imparfait et le conditionnel, viennent suspendre les conditions de vérité qui

régissent notre univers de référence. »2, la narratologie propose une

explication qui s’adapte aux dogmes des structures narratives. La psychanalyse arrache à son tour la présence du rêve dans un récit, de cette orientation purement structurale et lui attribue deux critères : l’absurdité, citée antérieurement et l’aspiration, une caractéristique sous-jacente dans le rêve de Bouchaïb : « Il y a là un grand arbre, un amandier vénérable plus haut que

tous les autres… et sur ses branches supérieures beaucoup d’amandes qu’il est impossible de gauler sans grimper. Fasciné par elles, je n’hésite pas, je monte… et c’est au moment où je lève le bras pour gauler que je perds l’équilibre et tombe. Et puis plus rien3».

Selon la vision de Jung, le vieux aspire à atteindre le sommet de l’amandier dans la réalité. Donc, son rêve n’est qu’un vœu irréalisable, mais qui aspire à sa réalisation réelle. Gauler les fruits situés sur les branches supérieures symbolise un but lointain, un projet réalisable dans l’inconscient.

Mais qu’en est-il du conscient, de la réalité ? La répétition du rêve en fait une obsession : « Je fais un rêve absurde, toujours le même 4». A la page

19, le gardien des traditions évoquait déjà la répétition du rêve. Dans les pages qui suivent, on constate que la fréquence du rêve accélère : « Il dit et

s’endormit aussitôt, mais il se réveilla en sursaut et maudit cent fois ce rêve qui l’obsédait, le poursuivait partout comme une malédiction. Il fit le serment solennel qu’il ne se rendrait plus à la récolte des amandes […] Après tout, je n’aurai qu’à prendre des précautions. Comme je ne suis plus un jeunot, je

dois éviter certaines tentations. »5

A première vue, les composantes du rêve de Bouchaïb paraissent banales. Mais, en associant la notion de l’absurdité avec celle de la répétition

1 Mohamed Khaïr-Eddine, Op.cit. 2002, p.19.

2 Jean Michel Adam, Le texte, types et prototypes, Ed. Gallimard, Paris, 1994, p.25.

3 Mohamed Khaïr-Eddine, Op.cit. 2002, p.19.

4 Ibid. p.19.

et de l’aspiration, on se retrouve devant un schéma identique à celui du mythe de Sisyphe. C’est bien dans une situation absurde que se retrouvait ce dernier.

De son côté, la répétition est identique au retour éternel auquel Sisyphe a été soumis. Quant à l’aspiration, elle se combine avec le désir de Sisyphe d’atteindre le sommet et d’accomplir l’inaccompli ou de se libérer de cette condamnation.

Khaïr-Eddine a intégré Sisyphe dans son rêve. Introduction ou intrusion du rêve, inattention ou volonté de la part de l’auteur, cette initiative ouvre toute une piste de réflexion sur ce hasard prémédité.

Des liens analogiques sont tissés entre le rêve de Bouchaïb et le mythe de Sisyphe à plusieurs niveaux : Le vieux grimpe, grimpe et au moment d’atteindre les amandes, il dégringole. Et puis ce n’est rien. Il reprend la même tâche, chaque nuit : « Tu penses toujours à ton rêve ? demanda la

vieille ?

Maudit soit-il ! Il revient toutes les nuits comme un vautour prêt à fondre sur

un malheureux blessé1».

A son tour, Sisyphe roulait le rocher sur une pente de montagne, mais avant d’atteindre le sommet et au moment de le faire, il rechuta et répéta la corvée éternelle.

Devant de telles données, peut-on ignorer le rêve mythologique ? Puisque celui-ci est considéré comme étant une des six catégories du rêve et se définit comme un rêve qui : « reproduit quelque grand archétype et reflète

une angoisse fondamentale et universelle2».

L’angoisse du rêveur s’est expliquée à la fin du récit. Une crainte d’un avenir désastreux qui a succédé à un présent heureux. L’insertion de l’angoisse nous a menés à une sorte de prévision. Et, de là, le rêve de Bouchaïb change de cap et s’inscrit dans une nouvelle perspective. Il s’agit bel et bien du rêve –visionnaire. Ce n’est ni un présage, ni un voyage, mais une vision. Le vieux sans descendance a vu son village qui est pour lui son âme et son existence, sombrer dans la décadence.

1 Ibid. p.25.

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Jean Chevalier et Alain Gheerbrant signalent, en abordant l’analyse du rêve, que celle-ci est fondée sur des principes d’interprétation qui : « s’appliquaient à tous les symboles des rêves mais en particulier à ceux qui

s’expriment dans les mythologies. Le rêve peut être conçu comme une

mythologie personnalisée1». Ainsi, le rêve de Bouchaïb ferait de lui un

Sisyphe personnalisé.

Nombreuses sont les passerelles qui nous permettent de tisser des rapports analogiques entre Sisyphe et ce Sisyphe personnalisé. Par cette réflexion, nous mettons la main sur le butin de la lecture de Il était une fois

un vieux couple heureux. Mais, si utile soit-il, le rêve à lui seul, ne pourrait

suffire. Nous devons nous servir des traces pour examiner et vérifier les empreintes et fournir aussitôt des pièces à conviction.