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Sous II.5, je reprendrai l’idée déjà avancée par d’autres de l’hymne védique comme discours rhétorique persuasif prononcé devant un public divin

II.2. La vérité, la réalité et l’énigme

Pour les poètes védiques, le processus de création poétique permet la découverte et l’expression correcte d’une vérité qui peut, ainsi exprimée, transformer la réalité. La vérité qui a le pouvoir d’agir sur le monde est donc inspirée : elle n’est pas issue de raisonnements techniques spéculés par un esprit froid dans un corps apaisé, mais du travail d’un esprit excité dans un corps fiévreux. Un des noms du poète est vípra-, le « tremblant» ; il boit, dans un état de veille prolongée et à jeun, du Soma226 excitant. Le statut de prêtre-poète signifie, d’ailleurs, avoir accompli le long apprentissage de l’étudiant védique, jalonné de pratiques ascétiques. Le mot qui désigne l’ascèse en sanskrit classique, tapas-, désigne en védique à la fois la chaleur d’où l’univers est né et la ferveur du poète sur le point de créer la formule227. De cette chaleur naissent la vérité et la réalité, dans un hymne cosmogonique:

R̥V 10.190.1ab

r ̥táṁ ca satyáṁ cābhī ̀ddhāt tápasó ’dhy ajāyata|

« La vérité et la réalité sont nées de la ferveur enflammée » (ma traduction).

Le terme r ̥tá- « vérité» se rencontre comme complément des verbes de parole, par exemple r ̥táṁ vad- « dire la vérité», etc. On trouvera parfois la traduction de r ̥tá- par « ordre» et án-r ̥ta- par « désordre», chezRenouet d’autres. Il s’agit 225

Voir cette opposition entre les feux à l’œuvre dans l’hymne PS 3.12 : entre le feu vaiśvānaraḥ dans la strophe 3 et le feu viśvadāvyaḥ dans la strophe 9.

226 Jus pressuré de la plante du même nom, offert aux dieux et consommé par les officiants eux-mêmes. Ce jus aux propriétés stimulantes tenait son buveur éveillé et lui apportait l’inspiration. Voir R̥V 7.103.8 avec le commentaire par Thieme (1952, p. 107). La théorie la plus vraisemblable, à mon avis, identifie la plante Soma à une espèce d’Ephedra (Falk 1983 et 2002-2003) ; voir aussi Houben 2003 pour une histoire du problème.

d’une traduction peut-être plus proche de l’étymologie (voir EWAia s.v.), mais il est vrai qu’en védique, r ̥tá- peut désigner l’ordre cosmique, conformément à une certaine tendance, que l’on retrouve dans les hymnes, à qualifier de «vrai » et de «réel » ce qui est souhaitable. L’adjectif satyá- « réel, réalisable», substantivé au neutre avec le sens de «réalité », est un dérivé d’appartenance fait sur le participe présent sánt-, de la racine verbale as- « exister», par contraste avec la racine bhū- « être [quelque chose], devenir». satyá- désigne ce qui a trait à l’existence, ce qui se réalise ou a le potentiel de se réaliser. Ces termes ont une grande importance dans le cadre du discours védique sur le pouvoir de la parole du prêtre-poète. On reviendra sous II.3 sur tout ce qui peut empêcher la vérité du poète de se réaliser.

Je cite le passage qu’ont relevéJamisonetBreretondans leur discussion sur le pouvoir de la parole dans le R̥gveda228:

R̥V 9.113.2cd

r ̥tavākéna satyéna śraddháyā tápasā…

« Avec un discours de vérité qui se réalise, avec confiance, avec ferveur… »

Dans le contexte, cette suite d’instrumentaux a pour fonction d’expliquer comment les officiants préparent l’offrande de la boisson Soma, acte qui relève du rituel solennel (Śrauta). Selon les poètes, les manipulations concrètes du pressurage physique de cette plante et du mélange du jus ainsi obtenu avec d’autres liquides ne sont rituellement efficaces — il s’agit ici de produire un breuvage d’immortalité pour les dieux et pour les officiants — que dans ces conditions, c’est-à-dire accompagnées par des hymnes dont la formulation correspond aux critères de vérité et de poésie sus-mentionnés.

Calvert Watkins a identifié l’expression formelle en védique de ce qu’il appelle «la vérité du poète » (1995, p. 88: « Poet’s Truth») en R̥V 1.152.2b :

satyó mántraḥ kaviśastá ŕ ̥ghāvān «La formule déclamée par le poète, empreinte

de fougue, est réelle». Le mot ici traduit par « formule» est mántra-; il désigne l’expression d’une pensée à l’état brut. La formule ne deviendra parole efficace que dans les conditions évoquées, et alors elle sera appelée bráhmaṇ-. L’hymne dans lequel se situe cette phrase, adressé aux dieux Mitra et Varuṇa, concentre plusieurs autres aspects essentiels du pouvoir de la formule en védique:

R̥V 1.152.1-3, et 5cd

yuváṁ vástrāṇi pīvasā́ vasāthe yuvór áchidrā mántavo ha sárgāḥ| ávātiratam ánr ̥tāni víśva r ̥téna mitrāvaruṇā sacethe||1|| etác caná tvo ví ciketad eṣāṁ satyó mántraḥ kaviśastá ŕ ̥ghāvān| triráśriṁ hanti cáturaśrir ugró devanído há prathamā́ ajūryan||2||

228 2014, p. 22 : « Power of the Word ». Ils traduisent : « With real words of truth, with trust, and with fervor », et commentent : « Soma is also created by the intensity of the priests, by their confidence in the effectiveness of their actions, and by the truth they speak about the soma and about the power of the soma to strengthen the gods and to give life to mortals. »

apā́d eti prathamā́ padvátīnāṁ kás tád vām mitrāvaruṇā́ ciketa| gárbho bhārám bharaty ā́ cid asya r ̥tám píparty ánr ̥taṁ ní tārīt||3||

acíttam bráhma jujuṣur yúvānaḥ prá mitré dhā́ma váruṇe gr ̥ṇántaḥ||5||

« 1. Vous deux êtes vêtus de vêtements gras. Sans faille sont vos conseils, des torrents. Vous avez rabaissé tous les mensonges, ô Mitra et Varuṇa, vous accompagnez la vérité. 2. Maint homme ne comprendra pas cela d’eux, [mais] la formule déclamée par les poètes, empreinte de fougue, est réelle. “Le Quatre-pointes formidable tue le Trois-pointes” — et oui, les insulteurs des dieux ont vieilli les premiers.

3. “Sans pieds elle va la première de celles qui ont des pieds” — Qui a jamais compris cela de vous, ô Mitra et Varuṇa ? “L’embryon porte le fardeau de cela même ici” — Il sauve la vérité, il terrasse le mensonge. »

[4-5ab : encore des énigmes.]

« 5cd. Les jeunes se sont plu à la Formule (bráhmaṇ-) incompréhensible, tandis qu’ils chantent devant Mitra, devant Varuṇa l’institution (de ces dieux) »229.

Les phrases entre guillemets dans la traduction sont des formules énigmatiques insérées par le poète à titre d’exemples ; elles participent d’une réflexion sur le rôle de l’énigme dans la formule efficace et sur les limites de la compréhension de l’auditoire. Les formules efficaces ne prennent pas toujours la forme d’énigmes, mais l’auteur de cet hymne voit l’énigme comme l’archétype de la formule qui se réalise, indépendamment de la compréhension de l’auditeur. Cela ne signifie pas que la formule est absolument incompréhensible : il est dit que beaucoup ne comprendront pas, et que les jeunes l’apprécient même si elle leur est (pour l’instant) incompréhensible. Seuls d’autres poètes expérimentés peuvent en juger, et les textes nous livrent parfois des indices de leurs jugements mutuels, comme on l’a vu dans le chapitre précédent. Cela implique que le poète devait se garder de dépasser certaines limites, par exemple en tombant dans la paresse de mysticismes incompréhensibles. Il devait toujours y avoir une «clef » à l’énigme, comme le ditRenou(EVP I, p. 13).

D’un autre côté, c’est cette complexité, voire obscurité, qui est jugée être le meilleur vecteur de vérité. Elle est employée pour louer et ainsi persuader les dieux et autres puissances surnaturelles, car «les dieux se plaisent dans l’occulte, pour ainsi dire, et haïssent ce qui est évident», selon le dicton célèbre des Brāhmaṇa (paró’kṣapriyā iva hí devā́ḥ pratyákṣadviṣaḥ)230. À partir de l’Atharvaveda, le savoir ésotérique relatif aux vérités obscures devient 229

Traduction de Renou (EVP V, p. 76-77) fortement modifiée par endroits. La traduction de 2ab, par exemple, suit plutôt J-B « Many a one will not comprehend this (formulation?) of theirs, (but) the virile mantra, proclaimed by poets, comes true » ; voir leur commentaire p. 329-330.

230 ŚB 14.6.11.2. Voir Minard 1949, §468 ; 1956, §864b et 935a. La phrase est attestée aussi en AiB 3.33 (etc.), TB 1.5.9.2 (etc.), JB 1.49, GB 1.1.1 (etc.) ; aussi dans les Āraṇyaka et Upaniṣad. Une variante est attestée en ŚB 6.1.1.2 (etc.), où l’on lit paró’kṣakāmāḥ hí devā́ḥ « car les dieux désirent l’occulte. »

formulaire, codifié dans la structure phraséologique suivante: « [Expression d’une réalité énigmatique]. Qui sait ainsi (yá eváṁ véda/vidvā́ṁs-: ŚS 141×, PS 98×) [accédera à tel bénéfice, effectuera telle chose souhaitée, etc.] ». On la trouve surtout dans les parties en prose transmises parmi les hymnes de l’Atharvaveda, dont le style exégétique les relie aux Brāhmaṇa. L’énigme devient le véhicule privilégié de la vérité qui est l’une des conditions de la formule efficace, car elle suggère la nature réelle de l’objet par l’expression de sa connexion secrète avec un autre objet. Ainsi arrive-t-on à l’idée qu’on peut réaliser ce que l’on désire en le représentant comme la conséquence inévitable d’une vérité secrète. L’actualisation de cette vérité par la parole poétique est censée fonder une nouvelle réalité qui correspond aux désirs du sujet.