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Sous II.5, je reprendrai l’idée déjà avancée par d’autres de l’hymne védique comme discours rhétorique persuasif prononcé devant un public divin

II.5. La ruse poétique et rhétorique

II.5.2. Trois cas de figure de la « ruse poétique»

II.5.2.3. La manipulation de la syntaxe

Enfin, toutes sortes de manœuvres syntaxiques peuvent être employées pour effectuer le transfert d’un récit mythique sur la situation actuelle. La liberté de laisser le sujet non exprimé dans le but de créer une confusion entre deux personnages est déjà exploitée par les poètes du R̥gveda, comme en R̥V 5.44 où chaque strophe peut s’appliquer aussi bien à Soma qu’à Agni (Jamison2007, p.162-165). Je présenterai ici une incantation contre la morsure de serpent, tirée du livre 3 de la Paippalādasaṁhitā, où une succession de vers serrés relate le mythe célèbre d’Indra tuant le serpent d’une manière si elliptique que le serpent finit par se tuer lui-même, en s’assimilant à Indra. La chose n’est rendu possible que par l’omission du sujet282. Dans l’hymne, le serpent réel pense avoir mordu sa victime, mais il se leurre: il est embarqué dans un monde alternatif mythique créé par les mots, où il est à lui-même sa propre victime. Je renvoie ici à l’étude complète de l’hymne dans la partie Édition ; je me contenterai de citer la strophe 4 située au milieu de l’hymne, certainement la plus énigmatique :

PS 3.16.4

nābhūd ahir bhrūṇam ārad283ahir adrim arasāvadhīt| viṣasya brahmaṇām āsīt tato jīvan na mokṣase||

« Le serpent n’est pas advenu. [Il] a attaqué le fœtus. Le serpent a frappé la pierre, les [poisons] sans suc. [Il] appartenait aux formules contre le poison — tu n’espères pas t’échapper vivant de cela. »

Pour accéder à la plénitude du sens caché derrière la condensation cryptique de cette strophe, il faut pratiquement suivre un à un les échos de chaque syllabe. On peut commencer par la particule de négation ná du début : elle est rarement attestée avec la forme d’aoriste abhūt avec laquelle elle est ici liée en sandhi, mais il est une occurrence du R̥gveda où elle apparaît avec la forme d’aoriste injonctif bhūt284 en lien avec le mythe d’Indra combattant le serpent:

R̥V 3.32.11

áhann áhim pariśáyānam árṇa ojāyámānaṁ tuvijāta távyān|

ná te mahitvám ánu bhūd ádha dyáur yád anyáyā sphigyā̀ kṣā́m ávasthāḥ||

« Tu tuas le dragon couché autour du flot, déployant-une-force-formidable, toi né vigoureusement, étant plus fort (que lui). Alors le Ciel ne fut pas à hauteur de ta

282

Voir Watkins 1995, p. 543, pour un autre exemple de charme contre les serpents (PS 2.70) qui joue sur l’omission du sujet, cette fois en connexion avec le dieu de la tempête Parjanya.

283 Sur le syntagme bhrūṇám r ̥- « atteindre l’embryon/le fœtus », ainsi que sur la forme mokṣase, voir le commentaire à PS 3.16.4 dans la partie Édition du présent travail, qui traite également de la possibilité de lire brahma nāmāsīt au pāda c (le sens revient au même).

284 Voir Hoffmann 1967, p. 99-100, sur cet emploi de l’injonctif avec ná, qui lui fait perdre sa modalité.

puissance, (consistant en ce) que tu revêtis la terre de l’une (de tes deux) croupe(s) » (trad. Renou EVP 17, p. 74285).

L’aoriste injonctif du mythe du serpent tué se voit altéré d’un augment dans la formule atharvanique, devanant ainsi un aoriste indicatif abhūt. Cet indicatif exprime donc l’actualité des faits successivement rapportés : le légendaire devient immédiat. L’emploi de l’aoriste indicatif abhūt dans le premier hémistiche et de l’imparfait āsīt dans le second concorde avec la description de Hoffmann (1967, p.151-155) : l’aoriste indicatif rapporte les événements qui viennent de se produire, tandis que l’imparfait fait mention d’un élément qui appartient au passé. L’alternance est directement comparable à celle de l’exemple cité par Hoffmann (p. 156), R̥V 10.86.23cd bhadrám

bhala tyásyā abhūd yásyā udáram ā́mayat «Heil ist der widerfahren (Ind.Aor.),

deren Leib die Wehen hatte (Ipf.)». Dans cet exemple, l’aoriste indicatif

abhūt exprime qu’une belle chose est arrivée à cette femme, se référant à un

événement actuel: elle a mis bas vingt enfants (fait raconté dans le premier hémistiche non cité ici). L’imparfait ā́mayat ajoute un fait passé qui enrichit le contexte de cet événement (elle en a souffert). De même, les formes à l’aoriste indicatif en PS 3.16.4 rapportent la défaite actuelle du serpent (tout en la liant aux événements mythiques, au moyen d’allusions qui seront expliquées ici), tandis que l’imparfait āsīt ajoute un détail du contexte de ces événements: le «serpent», en réalité, était une formule contre le poison — il a agi en agent double, finalement contre lui-même. L’aoriste indicatif abhūt apparaît dans un autre hymne contre les serpents, dans une expression comparable par sa concision :

ŚS 10.4.26(=PS 16.17.7)

āré abhūd viṣám araud viṣé viṣám aprāg ápi| agnír viṣám áher nír adhāt sómo nír aṇayīt| daṁṣṭā́ram ánv agād viṣám áhir amr ̥ta||

[Il] a disparu. [Il] a bloqué le poison. [Il] a mélangé le poison dans du poison. Agni a sucé le poison hors du serpent286. Soma [l’]a éconduit. Le poison a suivi le mordeur. Le serpent est mort.

Dans ce passage comme en PS 3.16.4, passage que je tente d’expliquer ici, de courtes phrases à l’aoriste se succèdent, et il apparaît nécessaire de supposer que le sujet sous-entendu change selon le sens de la phrase. Ainsi, le serpent/le 285

Autres traductions : « Du erschlugst den Drachen, der die Flut umlagerte, der sich stark fühlte, du Starkgeborener als der Stärkere. Nicht kam da der Himmel deiner Größe gleich, als du mit der anderen Hüfte die Erde bedecktest » (G), « You smashed the serpent lying around the flood, displaying its strength — you powerfully born, as more powerful (than he). Heaven did not come close to your greatness then, when you wore the earth on the other hip » (J-B).

286 En PS 3.16.5, le serpent est « brûlé » et « sucé jusqu’à ce qu’il soit vide=purgé ». Agni, feu divinisé, « suce » le serpent en le brûlant pour le vider de tout son liquide venimeux.

poison est le sujet de āré abhūd dans le dernier passage cité et de nābhut dans l’autre, deux phrases équivalentes pour le sens qui expriment la disparition du sujet. Mais ensuite, le sujet est nécessairement l’ennemi du serpent, ici celui qui a bloqué (araut) son poison, là celui qui a atteint l’embryon (bhrūṇam ārat) du serpent. L’ennemi du serpent/poison est logiquement Indra, ou le cheval Paidva ennemi des serpents, mais le choix de ne pas expliciter le sujet n’est pas anodin. Les deux phrases s’enchaînent si rapidement qu’il est impossible de ne pas prendre le serpent/le poison pour le sujet du second aoriste dans les deux cas. Le serpent devient ainsi le sujet acteur de sa propre destruction.

En PS 3.16.4, l’idée est de tuer le serpent dans l’œuf, pour ainsi dire, pour prévenir l’existence de tout serpent. Si le serpent «n’est pas advenu», c’est-à-dire n’a jamais pu naître, c’est parce que son embryon avait déjà été atteint à un niveau mythique. Indra a tué le serpent primordial Vr ̥tra, par conséquent aucun serpent ne peut être conçu par la suite :

ŚS 10.4.18 (PS 16.6.8)

índro jaghāna prathamáṁ janitā́ram ahe táva| téṣām u tr ̥hyámāṇānāṁ káḥ svit téṣām asad rásaḥ||

« Indra a tué ton premier progéniteur, ô serpent. Et quand on les écrase, que peut bien être leur suc (venin) ? »

Il est couramment fait allusion à l’action rituelle d’écraser des serpents ou des vers, ou un objet qui les représente, dans les hymnes de ce genre287. Cette référence nous ramène à la mention de la « pierre» en PS 3.16.4. Le sujet non identifié « a frappé la pierre». Sur le plan rituel, c’est normalement la pierre qui frappe et écrase le serpent. Mais le plan mythique prime: le mot ádri-«pierre, montagne» désigne avant tout la pierre de la caverne rocheuse qu’est le démon Vala dans le R̥gveda (Malzahn2016, p.196-197), fendue par Indra afin d’en libérer les trésors cachés, dont la lumière. Vala, le démon-pierre qui renferme la lumière, est couramment assimilé à Vr ̥tra, démon-serpent qui bloque les eaux. Le serpent devenu Indra frappe la pierre, dire Vala, c’est-à-dire Vr ̥tra, c’est-à-c’est-à-dire lui-même, par transfert mythique. En outre, frapper la pierre signifie attaquer une autre source du poison, les herbes toxiques étant supposées provenir des montagnes («pierre » et « montagne» sont confondus dans le vocabulaire sanskrit) :

PS 5.8.7 (ŚS 4.6.8)

vadhrayas te khanitāro vadhris tvam asy oṣadhe| vadhriḥ sa parvato girir yato jātam idaṁ viṣam||

« Impotent are your diggers, impotent are you, O plant. Impotent is that rock, that mountain, where this poison was born » (éd. et trad. Lubotsky 2002a, p. 38-39).

287 Voir Watkins 1995, p. 541 ; la même racine verbale tr ̥h- « écraser » est employée dans les exemples de l’AV cités par lui.

La solution à l’énigme du serpent frappant la pierre est d’ailleurs donnée par le mot qui suit, adrim : le sandhi ne permet pas de choisir entre arasa et arasā, tous deux possibles, mais le sens est le même quelle que soit l’option adoptée. Les deux mots sont des formes différentes du thème arasá- « sans suc». L’adjectif exprime l’absence de principe actif, et sert couramment d’épithète au serpent et à son poison, qualifiés ainsi d’« impuissants», dépourvus d’agent venimeux.

arasá- est dit également de l’homme sexuellement impuissant, et par extension

de tout ennemi ou force ennemie288. La lecture arasa implique un vocatif «ô [serpent] impuissant», ce qui a du sens dans la mesure où l’on s’adresse au serpent à la deuxième personne à la fin de la strophe. Dans la strophe qui suit celle que j’explique ici, PS 3.16.5, le serpent est qualifié d’arasaḥ kr ̥taḥ « rendu sans suc »=« vidé de son venin». L’autre possibilité, arasā, ferait de ce mot le second objet de l’action exprimée par le verbe «frapper» : les [viṣā́ṇi] arasā́, les poisons sans suc, ou inefficaces. Cela signifierait qu’ils ont été rendus inefficaces depuis le début de la création parce qu’Indra les a frappés, mais dans ce cas le serpent est forcé d’assumer le rôle d’Indra. On peut comparer l’hymne PS 3.9: on ne mentionne pas le serpent en lui-même, on souhaite tuer le poison directement; c’est celui-ci, et non le serpent, qui est déclaré arasá-.

Le troisième pāda de PS 3.16.4 révéle que c’est en réalité la formule qui détruit le serpent et son poison, tout comme ce sont les formules chantées par les Aṅgiras qui permettent à Indra de tuer le serpent et de fendre le roc dans le mythe. Le sujet logique du verbe āsīt est toujours le serpent, qui est maintenant identifié à la formule contre le poison. Au moyen de machinations verbales au sein de l’hymne même, on a réinventé le passé mythique et forcé le serpent à détruire sa propre descendance et son poison. Pour cette raison, il est lui-même devenu une formule contre le poison. La formule est qualifiée ici par le complément au génitif de l’objet contre lequel elle est efficace (génitif «objectif»), le poison, sur le modèle de R̥V 1.191.13b: viṣásya rópuṣīṇām «des destructrices du poison », repris en PS 3.9.7bc : viṣasya ropuṣīṇām sarvāsām

agrabhaṁ nāma «j’ai saisi le nom de toutes les destructrices du poison. Pour le

syntagme « āsīt + génitif d’appartenance», on peut comparer TS 1.5.9.2 áhar

devā́nām ā́sīd rā́trir ásurāṇām « Le jour appartenait aux dieux, la nuit aux

Asura ». La formule contre le poison rappelle la parole destructrice du poison mentionnée ailleurs dans le corpus :

PS 5.8.1cd (ŚS 4.6.2cd)

vācaṁ viṣasya dūṣaṇīṁ tām ito nir+avādiṣam||

« J’ai déclamé depuis ici la parole destructrice du poison » (éd. Lubotsky 2002a, p. 36).

C’est la formule qui a blessé le serpent dans le début de l’hymne PS 3.16 ; l’idée de l’efficacité de la formule est reprise au milieu de l’hymne, en PS 3.16.4, où les derniers mots «tu n’espères pas t’échapper vivant de cela » sont adressés 288 De l’homme impuissant, ŚS 6.138.3/PS 1.68.4 ; de l’ennemi humain, 2.27.6/PS 2.16.1 ; de la sorcellerie, ŚS 4.18.1/PS 5.24.1.

au serpent (la suite de l’hymne confirme ce fait289. En même temps, l’absence de références explicites poursuit le jeu de confusion des rôles : le référent de «cela » n’est pas clair, mais doit être ce qui précède immédiatement, autrement dit la formule. Mais dans la fulgurance de la strophe, c’est à peine si l’on distingue entre le serpent, sujet de la phrase précédente, et la formule à laquelle il est assimilé dans cette phrase. On dit en quelque sorte au serpent: «tu n’espères pas t’échapper vivant de toi-même !» ; et de fait, identifié à Indra, tueur implacable des serpents, le serpent est pris dans un cycle logique sans issu: c’est la représentation en paroles de la figure du serpent qui se mord la queue. Tout cela n’est rendu possible que par la formule.

II.6. Conclusion

L’obligation de pousser à l’extrême la prouesse poétique n’est pas sans conséquences pour l’interprétation du rituel védique et de son contexte social. L’enjeu pour les poètes est d’étonner les dieux afin de les attirer sur le terrain rituel et de gagner leurs faveurs, et, à un niveau plus terre-à-terre, de se montrer plus digne que le poète rival de la récompense matérielle promise par le Yajamāna, le commanditaire du rite qui en tire les bénéfices. Le discours de la compétition, de la lutte pour saisir l’attention du dieu ainsi que les biens de ce monde, est omniprésent, comme on en a eu l’occasion d’y insister dans ces chapitres. Plus tard, le poète créateur cédant la place au prêtre récitant, et le rituel se figeant dans les manuels des cultes solennel et domestique, c’est le savoir relatif à l’usage de la parole sacrée ainsi que la compréhension du sens du rite qui remplacent le pouvoir créateur et qui deviennent les critères d’évaluation des acteurs, comme en atteste l’essor des débats théologiques dans la littérature védique ultérieure, sous la forme des genres en prose que sont les Brāhmaṇa, Upaniṣad et Āraṇyaka290.

Au premier stade comme au second, la place accordée à l’évaluation mutuelle des acteurs rituels n’est à mon avis pas compatible avec une interprétation performative fondée sur la notion de convention. Mais la question du rituel védique en lui-même dépasse le cadre de cette étude; je ne me prononce que sur certains types de rites atharvaniques visant des buts concrets (meurtre, séduction, guérison) et qui ne sauraient être conçus 289 Comme dans certains hymnes contre les sorciers, on souhaite que la violence de l’agresseur se retourne contre lui. L’idée est explicitée à la fin de l’hymne : PS 3.16.6a punar dadāmi te viṣam « Je te redonne ton poison », comme en ŚS 10.4.26ef cité plus haut (daṁṣṭā́ram ánv agād viṣám « le poison a suivi le mordeur »). On trouve aussi le syntagme viṣasya yad viṣam « ce qui est poison pour le poison » en PS 5.9.1 (Lubotsky 2002a, p. 39). L’AV ne manque pas de passages qui développent l’idée d’attaquer le serpent de la même façon qu’il attaque, par exemple en ŚS 5.13.4 viṣéṇa hanmi

te viṣám…pratyág abhy ètu tvā viṣám « Je frappe ton poison avec ton poison… Que le poison se

retourne contre toi ».

comme des états conventionnels: si l’on accepte l’idée que le sujet védique avait vraiment pour intention de tuer, de séduire ou de guérir sa cible, et qu’il recherchait pour ce faire le concours de puissances surnaturelles — et je ne vois pas de raison d’en douter, car cela reviendrait à nier leurs croyances —, le rite attenant doit être considéré non pas comme constitutif du résultat, mais comme un instrument tourné vers un but susceptible d’être contré par d’autres au moyen de leurs propres instruments rituels. Il s’agit même, dans l’optique de la forme communicative des hymnes qui joue un rôle central dans le rituel, d’une tentative de persuader les forces impliquées. Le résultat restait finalement ouvert, malgré le discours idéologique de la parole poétique tout-puissante.

Si je n’ai pas convaincu dans le détail, parce que ces textes représentent un défi pour tout lecteur, j’espère au moins avoir montré que l’Atharvaveda n’est pas cet « océan d’ennui…d’une cruelle monotonie», qu’y voyait LouisFinot, il y a plus d’un siècle, dans son compte-rendu de « La Magie dans l’Inde antique» de VictorHenry(1904=1909).