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I.2. La magie avant l’Atharvaveda

I.2.4. Le contexte social

Un détail qui gêne Smith dans sa discussion des pratiques de détournement hostile du rituel est le fait qu’il est prescrit d’y procéder à l’insu du Yajamāna. Il se heurte au problème du «sens » de tels actes, se demande quel effet social ils auraient bien pu avoir si personne n’en savait rien, et en cherche une interprétation pragmatique. En réalité, il est possible d’en dire plus sur le contexte social qui entoure ces pratiques. Il n’est pas nécessaire de supposer que les officiants soient toujours parvenus à cacher leurs machinations subtiles au Yajamāna assis sur le terrain rituel, même si ce dernier n’était pas toujours au coeur de l’action, a fortiori au prêtre Brahmán présent à ses côtés, donnant des instructions aux autres officiants et ayant précisément le rôle de garant de l’absence de toute « erreur» rituelle77. En outre, divers collègues étaient présents en la personne d’officiants s’affairant tout autour du terrain rituel en quête d’anomalies. Les hymnes de l’Atharvaveda attestent de malédictions virulentes dirigées à l’encontre de « celui qui observe» (upadraṣṭár-) en contexte rituel (Spiers, à paraître (1)). Il est bien connu que le monde des prêtre-poètes, à l’époque ancienne où l’on composait encore de nouveaux hymnes rituels (époque représentée par les hymnes védiques), était hautement compétitive78. Je citeRenouà ce propos :

let not evil attain me, nor death ; I interpose with a sea of speech. »

Ici, la traduction de Whitney est trop littérale. Il faudrait plutôt traduire la dernière phrase : « Je me protège avec la mer de la parole ».

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L’épithète pratisará- « qui court à l’encontre » dans l’AV désigne toujours l’amulette, qui attaque pour défendre son porteur (ŚS 2.11.2/PS 1.57.2 ; PS 2.64.3 ; PS 7.18.6 ; ŚS 4.40.1d-8d (refrain de pāda d)/PS 13.1.1d=13.2.4d ; ŚS 8.5.1, 4-6/PS 16.27.1, 4-6). Voir Griffiths (2009, p. 429-430, avec référence à Gonda 1937) et Zehnder (1991, p. 144).

77 Sur cet aspect du Brahmán comme incarnant la somme du savoir rituel, voir Bodewitz 1983=2019, p. 63-64. Voir aussi Brereton 2004 sur l’évolution historique du rôle de ce prêtre et sa relation avec le Yajamāna.

« Afin de restituer l’ambiance dans laquelle se mouvaient les Hymnes, il faut, sous la description des opérations du culte ou des données mythiques, relever le souci majeur du poète, celui dont dépendait son avenir et l’avenir de son cénacle (vr ̥jána), à savoir, le succès dans la joute littéraire » (Renou EVP I, p. 18).

La même situation vaut plus tard à l’époque du culte solennel unifié, quand l’expertise rituelle a remplacé l’expertise poétique, et la récitation succédé à la création. Aux deux stades, le savoir ésotérique joue un rôle. L’hymne du R̥gveda 10.71 décrit les brahmanes engagés ensemble dans un rite comme des compagnons inégaux, dont les qualités sont variables selon leur degré de maîtrise de la parole sacrée et du savoir rituel et ésotérique. Mais seul celui qui ne s’engage pas avec les autres est voué à la ruine, et celui qui se distingue est (idéalement) loué par les autres qui bénéficient de la prouesse de leur compagnon.

Si le culte était voué aux dieux, dans la pratique un public de pairs (l’équipe d’officiants ainsi que les invités) était présent, chacun pouvant juger de la qualité du travail de l’autre. À la fin des rites avait lieu une cérémonie de rémunération en «cadeaux » des officiants par le Yajamāna qui les avait engagés, laquelle était conçue comme une distribution de prix dans le cadre d’une compétition (Malamoud 1996, p.183-184 ; Benveniste 1969, p.163-170). Les officiants récompensés composaient en réponse des Dānastuti, « éloge du don », souvent ribaudes, parfois sarcastiques ; un certain nombre de ces éloges sont préservés à la fin des hymnes du R̥gveda (Jamison etBrereton 2014, p. 9-10). Ce procédé d’évaluation mutuelle donnait lieu au développement des réputations particulières, ce qui pouvait tantôt contribuer, tantôt nuire aux chances de l’officiant de se faire engager pour l’accomplissement du prochain rite, le Yajamāna s’informant par avance des réputations des officiants qu’il envisageait d’engager, tout comme l’officiant était tenu de s’enquérir sur la réputation du Yajamāna avant d’accepter de participer au rite proposé79. Certains indices laissent à penser que lors de cette cérémonie de distribution, appelée vidathá- «distribution, répartition » (Thieme 1949, p.45-49 ; Kuiper 1974), l’un des officiants pouvait prendre la parole pour mettre en doute la qualité du travail d’un autre:

PS 19.55.3-480

yo mā+jighr ̥kṣād81brahmīyān manyamāna itthaṁ vidvāṁsaṁ pramatir matīnām| tam indro devo varuṇo br ̥haspatir īśāno devo abhiyātu mr ̥tyur

79 Malamoud 1996, p. 158, 178 ; Bodewitz 2013=2019, p. 374, où ŚB 4.1.4.5 est discuté à la lumière de ce thème.

80 Des parties de PS 19, dont cet hymne, ont été éditées et étudiées par Arlo Griffiths et Werner Knobl avant la parution de l’édition de Bhattacharya en 2016. Je les remercie pour m’avoir donné accès à leurs notes inédites. Les corrections sont leurs sauf mention contraire.

81 Subjonctif du désidératif de grah- « saisir ». Cette correction ne figure pas dans le texte de Griffiths et Knobl, qui lisent selon Bhattacharya, jihr ̥kṣāt. Mais Bhattacharya conclut

yathā na jīvād uṣasaṁ+tr ̥tīyām||3||

pratyag vadhenāsyāpi dadhāmi+prāṇam udānaṁ vidathe+82yo mā+jighr ̥kṣāt| so asyāyur ā chinattu kuliśeneva vr ̥kṣaṁ yathā na jīvād uṣasaṁ tr ̥tīyām||4|| 3. « Qui cherchera à se saisir de moi qui m’y connais, se croyant meilleur créateur de formules, [se croyant] le premier penseur des pensées, que le dieu Indra, que Varuṇa, que Br ̥haspati, que le dieu Īśāna, que la mort l’attaquent, de sorte qu’il ne survive pas à une troisième aurore !

4. J’enferme son expiration et son inspiration en les refoulant avec l’arme mortelle, celui qui cherchera à se saisir de moi lors de la distribution [des prix]. Qu’[Indra] coupe net la vie de celui-là, comme un arbre avec une hache, de sorte qu’il ne survive pas à une troisième aurore ! »

Le contexte rituel n’est pas explicite dans ce passage ; il se peut aussi qu’il relève d’une compétition, d’une joute oratoire, etc.83. La réunion des hommes de la communauté védique désignée, entre autres termes, par sabhā́- «assemblée»84, aurait pu donner lieu à des disputes de profession, très probablement amères85; elle était déjà le lieu des joutes oratoires et des jeux de dés (Kuiper1960, p.240, 277-278). En tout cas, il existe en réalité nombre de contextes où pourraient se faire jour les conséquences sociales des diverses hostilités entre rivaux et où on aurait l’occasion d’en parler. La médisance et la calomnie se traduisent sous la forme d’hostilités rituelles, depuis le détournement des rites solennels jusqu’aux rites de sorcellerie à part entière, représentés dans le culte solennel par certains des kāmyeṣṭi ou sādyaskra, et du côté de l’Atharvaveda par les rites décrits dans le Kauśikasūtra. L’hymne ŚS 5.31 fournit une longue description de tous les lieux et contextes sociaux dans lesquels on peut rencontrer la « créature de sorcellerie » (kr ̥tyā́-), dont les lieux publics :

lui-même dans la note à PS 19.55.4 (p. 1617) qu’il faut le corriger en jighr ̥kṣāt, citant un manuscrit (Ja3) qui lit ainsi, et AĀ 2.4.3 (=Aitareyopaniṣad 1.3.3–6) tad vācājighr ̥kṣat|tan nāśaknod vācā grahītum|« Il a cherché à le saisir avec la voix, il n’a pas pu le saisir avec la voix ». Voir de même JB 1.162 tāṁ hendro jighr ̥kṣan na śaśāka grahītum « Indra, cherchant à la saisir, n’a pas pu la saisir » (voir aussi Caland 1919, p. 60-61). Griffiths (2009, p. 338) note en passant que jihr ̥kṣāt pourrait être le désidératif non attesté ailleurs de harṣ- « se réjouir ». Cela ne pose aucun problème du point de vue de la dérivation, mais il faut supposer que ce désidératif avait alors un sens transitif, pour pouvoir traduire « qui cherchera à me réjouir… ».

82 Bhattacharya lit prāṇaṁ mo dānaṁ vidata* yo, ce qui se traduirait « …son souffle vital, et puisse-t-il ne pas trouver de récompense, celui qui… » (comparer ŚS 18.2.31cd pour le syntagme à l’aoriste mā́ vidata), mais tous ses manuscrits lisent « vidatha yo… ». La correction de Griffiths et Knobl améliore le mètre, et le mot vidatha- apparaît dans la strophe suivante, PS 19.55.5.

83 Sur l’agressivité qui peut caractériser le brahmodya, compétition en forme de question et réponse mettant en jeu le savoir ésotérique des participants, voir Thompson 1997, p. 25. Voir aussi Gonda 1975, p. 379-383, sur les débats doctrinaux avec référence aux brahmodya, et le travail de Kuiper 1960 sur la « compétition verbale ».

84 Rau 1957, p. 75-83 ; voir aussi PS 3.29.5 dans le présente travail.

ŚS 5.31.6

yā́ṁ te cakrúḥ sabhā́yāṁ yā́m cakrúr adhidévane| akṣéṣu kr ̥tyā́ṁ yā́ṁ cakrúḥ púnaḥ práti harāmi tā́m||

« La créature de sorcellerie qu’ils t’ont fabriquée dans l’assemblée, qu’ils t’ont fabriquée dans la table de jeu, qu’ils t’ont fabriquée dans les dés — je la rabats en arrière. »

I.2.5. L’Atharvaveda et la rivalité parmi les brahmanes «védiques»