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L’influence des études sur les incantations dans l’antiquité gréco-romaine et l’importance des rivalités dans le contexte social

Sous II.5, je reprendrai l’idée déjà avancée par d’autres de l’hymne védique comme discours rhétorique persuasif prononcé devant un public divin

II.3. Les limites de l’utilité de la notion de performativité

II.3.3. L’influence des études sur les incantations dans l’antiquité gréco-romaine et l’importance des rivalités dans le contexte social

Velizar Sadovski, dans son article de 2012, confronte le genre magique de la defixio235, bien étudié pour le monde antique du Proche-Orient, avec les parallèles de la poésie orale védique et avestique. Il emploie la notion d’acte de langage et le concept de performativité pour caractériser le genre de formules qu’on trouve en ŚS 16.7.1, où enaṁ vidhyāmi « je le transperce» est répété avec un certain nombre de noms de la destruction à l’instrumental: « je le transperce avec la destruction », etc. Il écrit à ce sujet :

234 Rosier-Catach 2004, p. 478, avec citation interne de Bourdieu 1982, p. 105-107. L’histoire de la théorie des actes de langage remonte à plus loin que les travaux d’Austin et de Searle ; voir Rosier-Catach 2004, p. 712, note 9.

235 Très généralement, une malédiction qui « ligote » la cible ou ses facultés en vue de bloquer une action défavorable. Voir Faraone 1991.

« Obviously, this is a performative speech act, also referring to an extra-linguistic situation: The victim shall be fixed-and-neutralized ‘in a particularly torturing way’: the mantra is accompanied by real gestures » (Sadovski 2012, p. 334).

De même, il écrit à propos de ŚS 7.70.4-5, qui contient des formules telles que

ápa nahyāmi te bāhū́ « j’attache tes deux bras derrière [le dos]» :

« The direct binding formula (‘I [am (herewith)] bind[ing] X/you!’), a simple performative utterance (in injunctive or indicative), is ‘designed to operate through the effective force of the words themselves and without intervention from any supernatural source’ » (Sadovski 2012, p. 341 ; voir aussi p. 333).

La citation interne est de Gager 1992, p.13 ; précisons que Gager est en train de présenter la catégorisation de Faraone 1991 au sujet de tablettes et de figurines grecques sur lesquelles sont inscrites des imprécations. Gager poursuit en nuançant son propos:

« Here it should be recalled, however, that gods may have been invoked orally, when the tablet was either commissioned or deposited. »

Faraone (1991, p.10), dans sa taxonomie d’imprécations grecques, distingue en effet entre les énoncés performatifs et les souhaits comme deux types distincts. Sadovski explore de manière intéressante l’usage des gestes et des effigies qui devait accompagner la récitation des formules védiques, en parallèle avec l’usage grec, mais il adopte la taxonomie deFaraone1991 sans prendre en compte le contexte védique dans sa totalité. Dans l’antiquité grecque et gréco-romaine, le formulaire précis du puissant système légal a eu une influence sur le langage des imprécations, qui parfois l’adoptent pour contraindre les dieux en des termes quasi-juridiques (Faraone 1991, p. 10 et 16). Il faut se rappeler qu’il s’agit en outre de formules écrites, qui peuvent même imiter le format d’une lettre officielle236. Le monde védique, par contraste, ne connaît ni l’écriture ni un tel système juridique, deux éléments formels qui ont conforté l’application de la théorie austinienne de la performativité aux formules grecques et latines.

D’ailleurs, Faraone n’insiste nullement sur la performativité dans son analyse des imprécations grecques dans leur ensemble, mais sur le contexte agonistique social. Il identifie un type d’énoncé performatif, mais n’en tire pas de théorie d’ensemble concernant le rituel.Sadovskin’explique pas davantage pourquoi la performativité serait pertinente pour le rituel védique en général, mais se contente d’évoquer la connexion finalement vague qui vaut partout : 236 Voir Faraone 1991, p. 4. Par contre, les objets les plus anciens qui ont été trouvés n’ont souvent que le nom propre de la cible inscrit sur eux, ce qui suggère qu’au stade le plus ancien, les imprécations étaient prononcées oralement sur l’objet, et qu’elles ont par la suite été inscrites de plus en plus fréquemment avec l’expansion de la connaissance de l’écriture (p. 5 et 16).

l’énoncé performatif explicite, à la première personne et à l’indicatif présent, supposé avoir un effet immédiat sur l’objet, autorise l’interprétation générale de l’acte rituel comme « performatif ». L’absence d’appel à une divinité est censé corroborer cette caractérisation, puisque les mots doivent alors agir par eux-mêmes et «sans assistance surnaturelle » (voir la citation ci-dessus deGager, interne à celle de Sadovski). Cette caractérisation est en réalité hautement problématique, si l’on reprend dans sa totalité l’hymne dontSadovskitire la formule védique du ligotage des bras :

ŚS 7.70237

yát kíṁ cāsáu mánasā yác ca vācā́ yajñáir juhóti havíṣā yájuṣā| tán mr ̥tyúnā nírr ̥tiḥ saṁvidānā́ purā́ satyā́d ā́hutiṁ hantv asya||1|| yātudhā́nā nírr ̥tir ā́d u rákṣas té asya ghnantv ánr ̥tena satyám|

índreṣitā devā́ ā́jyam asya mathnantu mā́ tát sáṁ pādi yád asáu juhóti||2|| ajirādhirājáu śyenáu saṁpātínāv iva|

ā́jyaṁ pr ̥tanyató hatāṁ yó naḥ káś cābhyaghāyáti||3|| ápāñcau ta ubháu bāhū́ ápi nahyāmy āsyàm| agnér devásya manyúnā téna te ’vadhiṣaṁ havíḥ||4|| ápa238nahyāmi te bāhū́ ápi nahyāmy āsyàm| agnér ghorásya manyúnā téna ’vadhiṣaṁ havíḥ||5||

« 1. Tout ce qu’il offre, celui-là, en esprit et à haute voix, par les rites, par l’oblation, et par la formule sacrificielle — que la destruction, d’un accord avec la mort, frappe sa libation avant qu’elle se réalise.

2. Les sorciers, la destruction, et ensuite le démon — qu’ils frappent son “réel” avec la fausseté. Que les dieux envoyés par Indra agitent son beurre clarifié239; puisse ce qu’il offre ne résulter en rien.

3. Que les deux souverains rapides240 comme deux faucons volant de pair, frappent le beurre clarifié de l’attaquant, qui qu’il soit, qui cherche à nous faire du mal.

4. Tes deux bras [sont tournés] à l’arrière, je te couds la bouche. Avec la colère d’Agni divin, avec cela j’ai frappé ton oblation.

5. J’attache tes bras derrière [le dos], je te couds la bouche. Avec la colère du terrible Agni, avec cela j’ai frappé ton oblation. »

Quelques remarques peuvent être faites au sujet de cet hymne:

Quant à l’idée de l’absence d’intervention divine : les deux dernières strophes où apparaissent les formules performatives du ligotage comportent 237

1-2=PS 19.27.1-2 ; 3=PS 19.27.4 ; 4ab=PS 13.2.5cd ; 4cd=PS 13.2.6cd ; 5ab=PS 13.2.6ab

238 Sadovski (2012, p. 333) cite cette strophe avec ápi, ce qui correspond à la lecture de l’édition de ŚPP. Voir le commentaire de Whitney 1905, p. 435 : ápa est bien attesté dans les manuscrits et convient mieux au contexte, étant parallèle à ápāñcau de la strophe précédente.

239 L’offrande de base se fait en versant du beurre fondu dans le feu.

240 Le hibou et le pigeon, oiseaux de mauvaise augure. Le passage en partie parallèle de la PS enchaîne avec une version modifiée de R̥V 10.165.4 (PS 19.27.11), une prière pour annuler les effets du passage de ces oiseaux, où ils sont appelés les deux messagers de la mort et de la destruction.

également une référence directe au pouvoir de l’un des dieux védiques majeurs, Agni. S’il est vrai que l’énoncé performatif représente l’action immédiate du sujet sur l’objet au moyen de la parole, pourquoi était-il nécessaire de mentionner le dieu Agni ? Il serait absurde de supposer que les mots ont le pouvoir de ligoter les bras, mais que l’intervention d’Agni est nécessaire pour frapper une oblation. Dans les hymnes védiques, le mélange d’une formule performative (explicite) et d’un souhait montre qu’il ne s’agit dans le cas de la première que de l’aboutissement extrême de l’emphase rhétorique devant les puissances invoquées, quand on considère la strophe comme un ensemble. Dans la perspective plus large de l’hymne entier, les dieux sont bien présents, et non seulement les dieux terribles, mais aussi Indra et Agni, dieux majeurs. Les souhaits, exprimés par des verbes modaux, abondent. Il est vrai que les deux strophes contenant les formules du ligotage ne faisaient pas nécessairement partie de l’hymne ŚS 7.70 à l’origine, car on les trouve dans un hymne différent du recueil de la PS (13.2). Mais le contexte d’oblations meurtrières liées à une rivalité est le même, et surtout, le pouvoir d’Agni est associé à la formule performative à l’intérieur de la même strophe (PS 13.2.6241).

Quant à l’emploi du mot «réel »: l’emploi en ŚS 7.70.2 de satyá- «réel, réalisable » relève d’un usage de la langue atharvanique, dans laquelle l’adjectif substantivé au neutre collectif désigne l’effort rituel dans sa dimension réellement effective, tant soulignée par les poètes védiques (II.2). Cet effort est représenté à un niveau concret par la formule et par l’oblation/l’offrande. Alexander Lubotsky (2002, p. 84) sous-entend un substantif neutre bráhma «formule », avec lequel s’accorderait l’adjectif satyám, et traduit par « reliable (sur lequel on peut compter, réalisable)» en PS 5.24.1c (ŚS 4.18.1c) : kr ̥ṇomi

satyam ūtaye « I perform a reliable [formula], for aid », en français, « j’exécute

une [formule] réalisable, en vue de l’aide » (on pourrait aussi traduire par «je crée une [formule] réelle »). Il justifie cette interprétation du texte par la comparaison avec PS 4.18.7c satyam idaṁ brahmāsmākaṁ kr ̥tam astu «que cette formule nôtre soit faite, réelle » (« let this formula of ours be made reliable»). Il n’est pas nécessaire que le neutre satyám se rapporte spécifiquement à la formule dans ces contextes; il pourrait aussi bien se rapporter au neutre havíṣ- « offrande» comme en ŚS 7.70/PS 19.27. Je compare encore PS 3.6.4d, où, après avoir prié le dieu Indra d’écraser les ennemis, le poète lui demande de neutraliser tout ce qui pourrait être « réel», ou efficace, dans l’activité rituelle de ces derniers : viśvaṁ *riṣṭaṁ kr ̥ṇuhi

satyam eṣām «Rends tout leur “réel” défectueux ! ». Le parallèle dans la

ŚS (3.1.4d) lit : víṣvak satyáṁ kr ̥ṇuhi cittám eṣām «Disperse leur pensée réalisable ». Les deux passages témoignent du caractère subjectif de la capacité du rite de chacun à se réaliser ; chaque camp dit de son propre rite qu’il est «réel », ou immédiatement efficace, mais il s’agit plutôt d’un réel en 241 « Je ligote tes bras, je te couds la bouche. Avec la colère d’Agni divin, avec cela j’ai frappé ton oblation ». ŚS 7.70.4-5 représentent deux variations de cette formule.

puissance qu’en acte. Les deux parallèles atharvaniques sont des variantes de R̥V 3.30.6d, hymne qui ne fait pas référence à de potentiels ennemis, mais qui demande explicitement à Indra la réalisation des demandes qu’on vient de lui faire: víśvaṁ satyáṁ kr ̥ṇuhi viṣṭám astu «Rends tout cela réel ; que ce soit accompli242.

Le commentaire médiéval de Sāyaṇa243 glose l’expression purā́ satyā́t de ŚS 7.70.1, que j’ai traduit par « avant qu’elle se réalise», par satyabhūtāt

karmaphalāt pūrvam « avant que le fruit de l’acte soit devenu réel ».

L’idée du fruit de l’acte, centrale dans la pensée indienne, exclut une interprétation performative: les rites sont conçus comme des tentatives, ou des investissements. Pour autant que le poète puisse affirmer l’immédiateté de leurs effets, il n’en exprime pas moins l’angoisse devant tous les facteurs qui pourraient les bloquer. Comme l’on a vu sous I.2, les rites de magie hostile tels que celui qui est suggéré par cet hymne ne sont pas unilatéraux : ils sont ancrés dans une situation d’hostilité mutuelle244. Chacun de ces rites représente un moment dans une longue chaîne de tentatives réciproques d’agressions rituelles. C’est ici en réalité que l’on trouve le parallèle le plus intéressant, à mon avis, avec l’antiquité grecque : Faraone(1991) a montré que le contexte agonistique des imprécations en est indissociable. L’arrière-plan d’une lutte ou d’une compétition, que ce soit dans le domaine sportif, martial, amoureux, juridique ou commercial, est toujours présent, le sujet se présentant souvent comme poussé à ce recours par le rival agressif; il n’attaque pas sans raison. II.3.4. La convention et les rites atharvaniques

Une interprétation performative des rites atharvaniques, sinon de beaucoup de rites védiques en général245, est problématique au regard de l’atmosphère de compétition qui entoure leur conception dans les hymnes246. Les hymnes du R̥gveda et de l’Atharvaveda témoignent d’une angoisse perpétuelle suscitée par le rite de l’autre, susceptible de distraire et de détourner le dieu convoqué 242 « Mach alles wahr; es soll ein Ende gemacht werden! » (G), « Make all this come true; let it be accomplished » (J-B).

243 Alors que les commentaires des trois autres Veda attribués à Sāyaṇa ont en réalité été composés par Mādhava, le commentaire de l’Atharvaveda ne peut pas avoir été composé par le même auteur, et reste donc attribuable à “Sāyaṇa”, nom qui tient peut-être la place de celui d’un auteur anonyme. Voir Slaje 2010, p. 406-409.

244

Voir aussi Bloomfield 1899, p. 67-68, sur les rites atharvaniques visant à ruiner les efforts rituels d’autrui.

245 On pourrait en revanche envisager une interprétation performative des rites royaux, des rites de passage domestiques et des rites d’initiation sacrificielle, mais comme Gardner l’a montré à propos des rites d’initiation d’un peuple de Papouasie-Nouvelle-Guinée dans son étude de 1983, une telle interprétation ne va pas de soi non plus.

pour son propre rite247. Comme on l’a vu, les acteurs se jugent mutuellement, avant tout sur la qualité des formules à la période de composition active de la poésie rituelle, plus tard sur celle du savoir ésotérique et rituel. Le pouvoir des mots, dont il est fait tant de cas dans les hymnes védiques, est en réalité soumis à une gradation; son efficacité est d’autant plus grande que l’est la qualité poétique des formules. La recherche de la nouveauté est une constante du discours poétique du R̥gveda248. Ces faits suggèrent une gradation dans l’appréciation des rites par les membres de la société à date ancienne, sur des critères d’innovation poétique. La possibilité d’une réception variable des rites et d’une disparité de leur succès respectif n’est pas compatible avec l’idée d’un système de rites performatifs aux résultats conventionnels, objets d’un accord commun. On pourrait objecter que de telles observations ne s’appliquent pas aux rites figés du système Śrauta décrits dans les manuels, mais comme le noteGardner, la « sédimentation» des pratiques traditionnelles peut donner l’impression que les résultats produits sont automatiques et assurés, alors qu’il suffit d’un échec évident pour que nous soit rappelée la dépendance ultime des résultats à des pouvoirs surnaturels qui échappent au contrôle des humains:

« The place for Austinian performatives would seem therefore to be limited, although it is also clear that the political sedimentation of traditional forms and practices make it look as though results are automatic and guaranteed » (1983, p. 358).

La modification subséquente des pratiques en cas d’échec montre qu’elles sont plus de l’ordre de la tentative en vue d’un but que de l’ordre du procédé conventionnel. Les rites atharvaniques ne sont en tout cas pas des événements fixes et sûrs dont le but est d’asseoir quelque fait social institutionnel, même s’ils peuvent accessoirement le faire. Leur but est autre : les acteurs ont confiance (śraddhā́-) en ceci qu’ils seront la cause de résultats concrets et efficaces, pourvu qu’aucune interférence extérieure ne vienne les contrecarrer.

On a vu que l’acte performatif était fondé sur la convention. Or, un rite atharvanique visant à causer la mort de l’ennemi n’implique pas le changement du statut de l’ennemi, de «vivant» à « mort», comme si ces états pouvaient faire l’objet d’une convention. À celui qui veut réaliser tel objectif, les manuels rituels anciens prescrivent d’accomplir telle action rituelle appropriée. Quelle que soit l’énergie avec laquelle les formules puissent insister même sur le constat du résultat : « l’ennemi est tué», une telle déclaration ne saurait être considérée comme acte constitutive du résultat souhaité. La mort de l’ennemi n’est pas affaire de convention.

On pourrait poser que la mort de l’ennemi n’est pas le but véritable du rite, que celui-ci viserait en réalité le renforcement de tel idéal social, sur le modèle des explorations deTambiah(1973). Mais il n’y a pas la moindre indication, ni dans les manuels et formules des rites hostiles, ni dans les récits des Brāhmaṇa 247 Voir ici PS 3.33.5d et 36.4d, avec commentaire et références.

où apparaît l’histoire de tel ou tel homme qui a eu recours à ces rites, ni enfin dans les données ethnologiques rassemblées par Knipe2004 (voir sous I.2.5), que le désir primaire de celui qui entreprend le rite hostile soit autre que de réellement nuire à son ennemi.

Un moyen de tester la performativité d’un acte est de se demander s’il peut ou non échouer (Gardner1983, p.349). La sentence d’un juge ne peut pas échouer; elle peut être valide ou invalide, selon un ensemble de critères conventionnels appropriés. Pour ce qui est des rites védiques, ils peuvent bel et bien échouer: plus haut sous I.2.X j’ai cité PS 13.2.4-5, où l’on trouve le souhait «Puisse leur rite de magie hostile ne pas aboutir! ». Pourtant, le rite ennemi a clairement rempli les critères internes suffisants pour aboutir, puisqu’il représente une menace pour le sujet. La situation s’éclaircit si l’on considère la façon dont les rites de magie hostile sont décrits dans les hymnes: ce sont des armes. Après l’expression du souhait de l’échec du rite adverse en PS 13.2 suit une description du va-et-vient de la « flèche» rituelle : l’oblation du rite hostile est décrite comme un projectile qui doit être rabattu par l’amulette-projectile défensive du sujet. Le rite de magie hostile correctement accompli ne constitue pas en soi un dommage assuré pour la cible, parce que des facteurs extérieurs, parmi lesquels la réaction rituelle de la cible, peuvent en bloquer les effets. Le fait que les rites hostiles sont constamment vus comme des armes implique aussi qu’ils sont conçus comme des outils, des moyens potentiels d’atteindre le but souhaité — « potentiels», parce que le rite hostile, de même qu’un poignard, est supposé accomplir son but, mais si l’adversaire s’arme aussi d’un poignard, l’issue est moins certaine. On « aiguise » les formules (voir ici PS 3.19.1); on les lance comme des flèches (refrain de PS 3.37). Le médecin est un guerrier (PS 3.17.2), la parole des Kaṇva, poètes devenus sorciers diaboliques (I.6), une arme249. Le Jaiminīyabrāhmaṇa fournit récit sur récit de la découverte d’une mélodie rituelle (sā́man-) inédite et utile à l’obtention de tel ou tel but.

Prenons encore un exemple qui ne relève pas du rituel hostile, tiré de l’hymne PS 3.14 traduit dans le présent travail. On y trouve la phrase (5a)

kr ̥ṇomi te prājāpatyam « J’effectue pour toi le rite de Prajāpati », qu’on pourrait

catégoriser comme énoncé performatif explicite. Le rite en lui-même n’est pas performatif, mais instrumental: l’ensemble des gestes et des paroles qui le constituent, indépendamment de la formule orale citée, sont tournés vers le déclenchement futur d’une grossesse. Le but du rite de Prajāpati n’est pas de pouvoir prétendre compter au nombre de ceux qui ont accompli le rite de Prajāpati, mais de concevoir un fils. La femme ne subit pas de changement immédiat de statut par le rite même de Prajāpati; le succès du rite ne sera effectif que si une grossesse est constatée par la suite. Inversement, tomber enceinte n’implique évidemment pas qu’on soit passé par le rite de Prajāpati. Une femme peut aussi tomber enceinte sans aucune intervention rituelle, ou bien être passée par un autre rite védique parmi la grande variété disponible à cet 249 ā́yudha-, R̥V 8.6.3. Voir Jamison et Brereton 2014, p. 1037.

effet sur le « marché». Cette variété compétitive dans l’« offre» rituelle védique est caractéristique de sa nature instrumentale; on développe constamment de nouveaux outils en vue d’une fin. Par contraste, être citoyen naturalisé dans le monde occidental contemporain implique d’être passé par la cérémonie requise, pour reprendre l’exemple deGardner; il n’y a pas d’autre moyen d’atteindre ce statut (Gardner1983, p.349).

Gardnersouligne l’erreur de jugement des anthropologues qui, parce que les entités supposées conférer leurs effets aux rites n’étaient ni matérielles ni