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Magie et poésie dans l’Inde ancienne : édition, traduction et commentaire de la Paippalādasaṁhitā de l’Atharvaveda, livre 3

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traduction et commentaire de la Paippalādasaṁhitā de

l’Atharvaveda, livre 3

Carmen Spiers

To cite this version:

Carmen Spiers. Magie et poésie dans l’Inde ancienne : édition, traduction et commentaire de la

Paippalādasaṁhitā de l’Atharvaveda, livre 3. Littératures. Université Paris sciences et lettres, 2020.

Français. �NNT : 2020UPSLP054�. �tel-03180907�

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Préparée à l’École Pratique des Hautes Études

Magie et poésie dans l’Inde ancienne

Édition, traduction et commentaire de la Paippalādasaṁhitā de l’Atharvaveda, livre 3

Soutenue par

Carmen SPIERS

Le 14 décembre 2020

École doctorale n° 472

École doctorale de l’École

Pratique des Hautes Études

Spécialité

Études de l’Extrême-Orient

Composition du jury :

Mme Nalini BALBIR

Directrice d’études cumulante, EPHE Directrice

M. Arlo GRIFFITHS

Directeur de recherches, EFEO Co-encadrant

M. Sylvain BROCQUET

Professeur, Université d’Aix-Marseille Rapporteur/Invité

Mme Melanie MALZAHN

Professeur, Université de Vienne Rapporteur/Invitée

M. Jan HOUBEN

Directeur d’études, EPHE Examinateur

Mme Stephanie JAMISON

Professor, U. of California Los Angeles Examinatrice

M. Alexander LUBOTSKY

Professeur, Université de Leyde Examinateur

M. Georges-Jean PINAULT

Directeur d’études, EPHE Examinateur

Mme Isabelle RATIÉ

Professeur, U. Sorbonne-Nouvelle, Paris-3 Examinatrice

Mme Irène ROSIER-CATACH

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pour mon frère Monte Clinton Hakola (1978-2020).

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Mes premiers remerciements vont à Georges-Jean Pinault, qui m’a enseigné le sanskrit védique. Au-delà de ses cours, il a consacré au minimum une matinée par semaine pendant trois ans à la lecture des hymnes védiques avec moi en séance individuelle. Ce contact constant m’a motivée à maintenir une progression continue, et a enrichi mon développement intellectuel également dans des domaines éloignés du sujet précis de cette thèse.

Je remercie également Nalini Balbir, ma directrice de thèse, qui m’a encouragée dès les débuts de mes études sanskrites. Elle a guidé ce travail avec bienveillance, et m’a apporté en outre un précieux soutien moral.

Arlo Griffiths, mon co-encadrant, a généreusement accepté de se replonger dans l’Atharvaveda: il a partagé avec moi ses photographies de manuscrits en provenance de l’Odisha, et m’a initiée à la lecture des manuscrits en écriture odia, ainsi qu’à l’utilisation du logiciel TEX employé pour la mise en page de ce travail. Ses critiques claires et instructives de mon travail à mesure qu’il prenait forme m’ont permis d’y apporter des améliorations considérables, tant dans la forme que dans la rigueur du raisonnement. Je le remercie pour sa lecture patiente qui m’a incitée à préciser ma pensée sur plus d’un point.

Je remercie vivement Dipak Bhattacharya pour ses encouragements, et pour avoir toujours répondu rapidement à mes messages, fournissant au début de ma thèse des détails sur les variantes odia pour certains passages qui étaient alors inédits.

Je souhaite également remercier toutes les personnes associées au Swiss Paippalāda Project de Zürich, notamment Paul Widmer, Angelika Malinar, Oliver Hellwig, Thomas Zehnder et Robert Leach. Deux ateliers organisés en juin 2018 et 2019 sous l’égide de ce projet à l’Université de Zürich, ainsi que le colloque «The Atharvaveda and its South Asian Contexts» en septembre 2019, m’ont donné l’occasion de présenter différentes parties de mon travail sur les hymnes. Je remercie vivement tous les participants à ces événements pour avoir tant contribué au développement de mes réflexions sur la Paippalādasaṁhitā.

L’école d’été en langues et linguistique à l’université de Leiden de 2017 a été un moment fort : j’y ai profité des cours de lecture des Brāhmaṇa avec Werner Knobl, qui est devenu une source d’encouragement et d’inspiration inépuisable. Je le remercie pour avoir relu et commenté diverses parties de ce travail, et pour avoir participé au petit atelier de lecture d’hymnes Paippalāda organisé à Paris en 2017 dans les locaux de l’EFEO avec Arlo Griffiths, Duccio Lelli, Kenji Takahashi, Umberto Selva et Kristen de Joseph. Les échanges que j’ai eus par la suite avec Umberto Selva au sujet de nos thèses respectives ont été précieux pour moi. Je souhaite remercier également Alexander Lubotsky : ses remarques directes et lucides lors de la présentation de mon travail en diverses occasions ont contribué maintes fois à clarifier mon approche. Je tiens à ajouter Desmond Durkin, dont j’ai suivi les cours de moyen-perse à ladite école d’été, et qui est devenu un ami.

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Je suis reconnaissante à Isabelle Ratié d’avoir, la première, souligné lors de ma soutenance de Master 2 en 2016 l’importance d’un positionnement théorique dans le champ des études sur la magie. Je remercie également Irène Rosier-Catach, que j’ai rencontrée lors d’un colloque comparatif organisé à l’EFEO à Pondichéry en février 2019, pour m’avoir introduite au monde parallèle de la «parole efficace » dans la magie et le rituel du Moyen Âge européen. Merci aussi à Aurélien Robert pour ses encouragements et pour avoir partagé son travail avec moi. Jan Houben a contribué de manière significative à mes réflexions sur le rituel védique lors de nos échanges en juin 2019 ; je le remercie aussi pour m’avoir invitée à intervenir lors d’un colloque qu’il avait organisé avec Silvia d’Intino à Paris à la même époque.

Pendant les dernières années de ma thèse, j’ai eu la chance de pouvoir passer de courts et de longs séjours à Pondichéry à partir de janvier 2018 en tant que doctorante affiliée à l’Institut français de Pondichéry. Je remercie son directeur, Frédéric Landy, ainsi que T. Ganesan, responsable jusqu’en juillet 2020 du département d’Indologie, qui m’a accueillie et qui a accepté de lire des portions du commentaire de Sāyaṇa sur l’Atharvaveda avec moi en séance individuelle. Vinoth Murali et S. Lakshmi Narasimham « Sir » ont généreusement partagé leur bureau dans ce département avec moi pendant deux ans: leur compagnie joyeuse, les discussions spontanées sur divers thèmes centrés ou non sur mon travail, le rituel du thé au gingembre, enfin, tout cela a contribué à rendre ma vie quotidienne pendant les dernières années de ma thèse particulièrement mémorable. C’est grâce à Lakshmi Narasimham, en outre, que j’ai eu la chance de lire des passages de l’Āpastambaśrautasūtra avec M.V. Pavan à la Sri Venkateswara Vedic University de Tirupati en Andhra Pradesh, et que j’ai pu par la même occasion, grâce à l’aide de Nandi Murali du Rashtriya Sanskrit Vidyapeetha (maintenant National Sanskrit University), visiter cette université ainsi que l’école traditionnelle de récitation védique de Dharmagiri à Tirumala, où j’ai pu discuter longuement avec le directeur Kuppa Anjaneya Shastri sur l’état actuel du rituel védique en Inde.

Les premiers trois ans de ma thèse ont été financés par un contrat doctoral de PSL, et les derniers six mois par une allocation de terrain de l’EFEO. Je remercie Dominic Goodall, responsable du centre EFEO de Pondichéry, pour son accueil pendant cette période marquée par le confinement, et Évelise Bruneau pour son suivi attentif des allocataires à l’étranger. Shrikant Bahulkar (BORI - Pune) avait accepté de lire le Kauśikasūtra avec moi dans le cadre de cette allocation, mais le projet n’a malheureusement pas pu se réaliser en raison de la pandémie qui a fortement affecté la région du Maharashtra dès le mois de mars 2020. Je le remercie vivement pour ses remarques encourageantes lors de nos rencontres à Vancouver et à Zürich.

Au sein du centre EFEO de Pondichéry, j’ai tiré grand profit des quelques séances de lecture des hymnes présentés ici avec S.A.S. Sarma et Victor D’Avella, ainsi que des lectures diverses avec S.L.P.Anjaneya Sarma. Je les remercie tous pour leur intérêt et leur enthousiasme, et les deux derniers pour

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avoir partagé leur expertise en grammaire pāṇinéenne.

Un grand merci enfin aux bibliothécaires à Pondichéry, qui ont facilité mon accès aux livres même pendant le confinement: Shanti Rayapoullé à l’EFEO, et à l’IFP, Anurupa Naik, R.Narenthiran et K.Ramanujam.

Cette litanie serait incomplète sans la mention de mon équipe de correcteurs du français : en premier lieu, Timothée Chamot-Rooke, mais aussi Coline Lefrancq et Iran Farkhondeh. Je remercie aussi Beatrice Bonino pour sa relecture et ses remarques sur diverses parties de ce travail, et surtout pour m’avoir fait découvrir l’Inde comme elle seule pouvait le faire, avec la magie qui lui est propre. Enfin, Pilar Altinier mérite une décade de remerciements à part: toujours prête à m’aider en toute chose, toujours à l’écoute, elle est une de mes plus chères amies.

Je tiens à remercier en outre tous les autres enseignants de la Sorbonne Nouvelle/Paris-3, qui ont fait que ma formation ne soit pas uniquement védisante : Jean Fezas, Marie-Luce Barazer-Billoret, Nicolas Dejenne, ainsi que les professeurs de l’université de Washington à Seattle, notamment Olga Levaniouk, Alex Hollmann, Colette Cox et Richard Salomon.

À ma mère Carmen Bagdon, à mes sœurs Katherine et Elizabeth, à mon frère Jess : je vous remercie de votre soutien sans faille pendant les années de mes études, et de votre patience face à mon absence pendant ces derniers mois. Mon père se réjouissait tant à l’idée d’un premier « PhD» dans la famille; pour notre frère Monte, je n’ai pas encore trouvé de mots.

Je remercie enfin toutes les personnes qui ont contribué à ma thèse de manière plus subtile. Je reste totalement responsable de toutes les erreurs et lacunes qui pourraient subsister dans le présent travail.

Carmen S.Spiers Pondichéry, le 4 octobre 2020

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Cette thèse s’inscrit dans une suite de travaux récents prenant pour matériau de base tel ou tel livre de la Paippalādasaṁhitā (PS), recueil d’hymnes d’une des écoles de l’Atharvaveda. Ce recueil représente une mine de données pour l’histoire religieuse, politique, matérielle et linguistique de l’antiquité indienne, mais son exploitation dépend de l’avancement des travaux de base pour le rendre accessible, travaux qui ne sont pas encore terminés (édition, traduction, identification des realia mentionnés, analyses de diverses sortes). Le terme «Atharvaveda» désigne une tradition rituelle rattachée à la religion «védique», laquelle est témoignée par une vaste littérature orale composée en Inde du Nord dans une langue indo-iranienne, le « védique», forme archaïque de sanskrit. Le peuple semi-nomade auquel appartenait cette religion s’identifiait lui-même au moyen de l’ethnonyme « arya/ārya » en parallèle à celui des Iraniens «airiia/ariya »1.

L’histoire de cette littérature rituelle est complexe. Les différents textes qui la composent s’échelonnent, d’après leur datation relative, sur une période allant d’environ 1500 à 500 avant notre ère2. Les études védiques ne sont pas encore parvenues à établir de datations absolues pour chaque texte particulier, néanmoins la chronologie relative nous permet de suivre l’évolution de tel ou tel thème. On se contentera ici d’esquisser les grandes lignes suivant lesquelles s’organise cette littérature : on reconnaît aujourd’hui quatre Veda, c’est-à-dire quatre traditions de savoir rituel védique. L’Atharvaveda se définit habituellement par rapport aux trois autres Veda que sont les R̥g-, Sāman-, et Yajur-veda, lesquels forment la Triple Science (trayī vidyā) centrée autour des grands rites publics dits « Śrauta », à proprement parler «qui relève du savoir révélé (littéralement “entendu”) qu’est la śruti », plus communément traduit par « solennel ». Chaque Veda se compose d’un corpus de textes qui commence par les Saṁhitā, recueils d’hymnes et de formules (incluant parfois de premières portions en prose) qui forment la couche la plus ancienne du corpus, suivie de textes d’exégèse en prose, les Brāhmaṇa3, puis de textes «spéculatifs », les Upaniṣad et les Āraṇyaka; les premiers manuels rituels attestés appartiennent à la fin de la période védique. Chaque texte se rattache non seulement à un Veda, mais aussi à l’une des écoles (śākhā- « branche») de ce Veda4. Cette littérature, transmise oralement de maître à élève jusqu’à aujourd’hui en Inde, n’a fait l’objet, en parallèle de sa transmission orale, 1 Witzel 2003, p. 27-29. Sur ce peuple dans une perspective historique et archéologique, voir

les études réunies dans Erdosy 1995. Voir aussi Parpola 2015, plutôt axé sur l’histoire religieuse de l’Inde ancienne, ainsi que le compte-rendu de Jamison 2020.

2 Voir Witzel 1995a, b, et c ; 1997a et b.

3 Pour une étude comparative avec l’exégèse rabbinique, qui prend en compte les évolution

respectives après que le culte traditionnel était devenu impraticable, voir Lubin 2002.

4 Sur les écoles védiques, voir l’article fondateur de Renou 1947, mis à jour par Witzel 2016.

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d’une première mise à l’écrit qu’environ 1500 ans après la codification du plus ancien recueil d’hymnes du R̥gveda5.

En comparaison avec le recueil d’hymnes de la Śaunakasaṁhitā de l’Atharvaveda et les nombreux textes afférents à l’école Śaunaka, la Paippalādasaṁhitā et la tradition ultérieure qui en découle6 étaient, jusque récemment, moins bien étudiées, en Occident comme en Inde7. Pendant longtemps, une seule branche de la transmission de la Paippalādasaṁhitā était connue, celle représentée par un manuscrit cachemirien conservé depuis la fin du xixe siècle à l’Université de Tübingen8. En 1901, un fac-similé fut publié par Maurice Bloomfield et Richard Garbe, et son édition, œuvre de Leroy Carr Barret, s’étala sur une quarantaine d’années (1905-1940). Malheureusement, le texte se révéla fortement corrompu et resta par maints endroits incompréhensible, malgré les efforts de Barret. Les attentes que sa publication avait initialement suscitées — de fait, ce recueil d’hymnes contient une grande quantité de matériel dépourvu de parallèle dans le corpus védique — restèrent donc largement inassouvies. Renou exprima sa frustration au sujet de l’avancement des études sur la Paippalādasaṁhitā, telle qu’on la connaissait à partir du manuscrit de Cachemire, en ces termes :

« Ç’a été, c’est encore, un véritable no man’s land de la philologie indienne… Ne s’agit-il pourtant pas d’une Saṁhitā védique, d’un texte de haute antiquité, de haute dignité, méritant théoriquement la même attention que l’Atharvasaṁhitā des Śaunaka, laquelle a bénéficié depuis cent ans d’un immense travail érudit ? » (EVP 3, 1957, p. 105).

Le volume des EVP qui contient cette citation parut en 1957, année dans laquelle justement Durgamohan Bhattacharyya, professeur à Calcutta, annonça la découverte d’une tradition Paippalāda vivante dans l’état de l’Odisha9 à l’Est de l’Inde, faisant ainsi renaître les espoirs. Ayant assisté à la récitation de mémoire des hymnes du recueil par les brahmanes de l’Odisha affiliés à cette tradition, Bhattacharyya se mit en devoir de recueillir un certain nombre de manuscrits et d’entreprendre une nouvelle édition de la Paippalādasaṁhitā10. Après son décès, son fils Dipak Bhattacharya reprit 5 Sur ce phénomène ainsi que sur les problèmes relatifs à sa datation dans le cadre de

l’épistémologie de l’histoire ancienne de l’Inde, on peut consulter Houben 2016.

6 Voir Griffiths 2007 sur la littérature annexe de l’école Paippalāda ; un manuel rituel médiéval

(la Karmapañjikā) appartenant à cette tradition a été publié dans Griffiths et Sumant 2018. Voir aussi l’étude du Karmasamuccaya dans Sumant 2016.

7

Pour un résumé de l’histoire des études Paippalāda, ainsi que pour l’état actuel des recherches, on peut consulter Selva 2019b.

8 Un certain nombre d’apographes de ce manuscrit existent aussi ; voir Witzel 1973-1976. 9 Article de 1957. Le nom officiel était « Orissa » avant 2011 ; de même, le nom de la langue

« odia » a remplacé l’ancien « oriya ».

10 Sonts parus le livre 1 (1964) et les livres 2 à 4 (1970, publication posthume). Voir les remarques

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le travail de son père, et publia une édition intégrale de la Paippalādasaṁhitā (1997-2016).

Cette nouvelle édition constitue un avancement fondamental pour les études védiques, car les manuscrits de l’Odisha présentent un texte beaucoup plus compréhensible que celui du manuscrit cachemirien. Mais il reste encore beaucoup de raffinements à apporter à l’édition de Bhattacharya, qui a trop privilégié les lectures des manuscrits de l’Odisha sur celles du manuscrit du Cachemire. Elle ne résout pas tous les problèmes du texte, et son apparat critique n’est pas explicite, prêtant même souvent à confusion dans les variantes. Un certain nombre de travaux récents se sont donné pour but, dans la limite de telle ou telle partie du recueil, d’améliorer l’édition de Bhattacharya, ou même de la remplacer11.

Michael Witzel a fortement développé l’approche théorique en vue de l’édition de ce texte, ayant étudié au cours d’un séjour de terrain en 1983 la récitation orale du texte afin d’établir des faits de phonologie essentiels à la compréhension des variantes des manuscrits de l’Odisha12. ArloGriffiths a suivi l’approche deWitzel: au cours de séjours de terrain en Odisha, il a réuni de nouveaux manuscrits qui lui ont permis de produire une nouvelle édition critique avec traduction et commentaire d’une partie de la Paippalādasaṁhitā (2009, livres 6-7), laquelle sert désormais de référence13 pour les nouvelles éditions critiques des autres livres du recueil, car il a développé et mis en œuvre une méthodologie précise sur la base d’une enquête approfondie sur toutes les particularités graphiques des manuscrits dans le contexte historique de leur transmission. Pour un tableau des nouvelles éditions publiées14 ou en cours de publication par divers chercheurs dans le monde, on peut consulter le site internet15 du projet Paippalāda de l’Université de Zürich qui inclut lui-même à terme l’édition critique avec traduction et commentaire des livres 1, 4, et 12 (Zehnderet al. 2020). Dans la continuation de ces travaux, et en suivant

le modèle de Griffiths, je présente dans la seconde partie de ma thèse une édition critique du livre 3 de la Paippalādasaṁhitā, à partir des manuscrits de l’Odisha disponibles en plus du manuscrit cachemirien. Les hymnes de ce livre sont ici traduits pour la première fois avec commentaire. Le livre 3 a été sélectionné pour la simple raison qu’il était le seul livre entier de taille abordable dans le cadre d’une thèse qui n’était pas déjà édité ou en cours d’édition par 11 Sur l’histoire des éditions de Barret, Bhattacharyya et Bhattacharya, et sur les raisons

qui justifient une nouvelle édition, voir Griffiths 2009, xii-xvi.

12

Voir Witzel 1985a et b.

13 Voir en outre le compte-rendu positif de Griffiths 2009 par Brereton (2020).

14 Je cite seulement les éditions de livres entiers publiées : livre 2, Zehnder 1999 ; livre 5,

Lubotsky 2002a ; livres 6-7, Griffiths 2009 ; livres 8-9, Kim 2014 ; livres 13-14, Lopez 2010 (mais ce travail, qui repose sur sa dissertation de 2000, pourrait être refait ; voir Griffiths 2009, p. xvii).

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quelqu’un d’autre. Son contenu varié lui donne un aspect d’anthologie d’hymnes atharvaniques.

Les thèses et autres projets variés qui visent la réédition critique et traduction de tel ou tel livre de la Paippalādasaṁhitā n’ont généralement pas été accompagnés d’un travail de synthèse étendu. La priorité était de clarifier nombre de problèmes méthodologiques par l’engagement direct avec le texte, et la simple publication d’une partie de cette littérature ancienne, dont la tradition de récitation orale16 fait l’objet d’une appellation UNESCO17, constitue déjà en soi un des premiers desiderata des études védiques. En outre, la traduction des hymnes mène inévitablement à des études thématiques plus larges dans les travaux où le commentaire est étendu. Toutefois, la thèse d’Umberto Selva (2019a) soutenue à l’université de Leiden ajoute une nouvelle dimension à ces travaux par l’accent mis sur une question d’histoire culturelle plus large : sa thèse comporte, outre l’édition des parties «nouvelles» du livre 17, une étude sur les pratiques rituelles des Vrātya, groupe marginal qui serait le représentant védique des confréries d’hommes (« Männerbünde») indo-européennes.

Le présent travail comporte, outre le projet d’édition avec traduction et commentaire, une étude de la « magie » (I) et de la « poésie » (II) dans l’Atharvaveda dans son contexte historique et rituel. Dans le chapitre I, je défends l’emploi du terme « magie» comme une manière de se référer à cette tradition de savoir (Veda) des prêtres-magiciens (Atharvan). Ce chapitre comprend une étude des différents noms qui ont été attribués à cette tradition au cours de son histoire, en vue de mieux cerner la place qu’elle occupe au sein de la société des prêtres brahmanes d’où elle émane, et de mieux délimiter le contexte concret et social de ses rites. Dans le chapitre II, j’explore la raison de la complexité poétique et rhétorique des hymnes dans la liturgie védique. Ayant illustré le discours idéologique des poètes védiques portant sur le pouvoir absolu de leur parole, je mets en garde contre une interprétation du rituel védique qui prend ce discours au pied de la lettre. Je souligne en particulier les limites de la notion austinienne de «performativité» pour l’interprétation de ce rituel, notion souvent invoquée dans les études védiques récentes. Je présente ensuite une analyse des formules contenues dans le livre 3 de la Paippalādasaṁhitā éditée ici, pour déterminer le rôle que jouent, au niveau de la strophe et au niveau de l’hymne, trois types d’expressions: le constat d’un fait, l’expression modale et le performatif explicite. Je discute enfin de l’interprétation des hymnes védiques comme éléments d’un discours persuasif, et présente trois exemples inédits de la «ruse poétique » à l’œuvre dans les hymnes, ruse par laquelle la «réalité », ou l’esprit de l’auditeur divin et humain se trouvent manipulés, par l’intermédiaire de jeux de mots et d’artifices syntaxiques.

16 Tradition aujourd’hui en déclin, surtout au regard de l’Atharvaveda ; voir Witzel 2016. 17 https://ich.unesco.org/en/RL/tradition-of-vedic-chanting-00062

(11)

I. Introduction

La tradition de savoir rituel qu’est l’Atharvaveda a toujours été associée à la magie dans les travaux scientifiques sur le védisme, nom que l’on donne au système religieux qui se dégage de l’étude des anciens textes rituels composés en sanskrit védique. Les études védiques se sont largement concentrées sur le culte majeur, dit « solennel » (Śrauta), représenté par les traditions des trois Veda «canoniques », les R̥g-, Sāman-, et Yajur-veda, ainsi que sur le culte «domestique» (Gr ̥hya). L’Atharvaveda occupe traditionnellement une place à part, et n’est devenu quatrième «Veda» que vers la fin de la période védique. Dans ce chapitre, je tenterai de contribuer à la compréhension de cette tradition rituelle en examinant l’histoire de sa marginalité.

Sous I.1, je défendrai l’emploi du terme «magie » dans le contexte de l’Atharvaveda: je résumerai d’abord la controverse suscitée par le terme « magie» en anthropologie, ainsi que l’histoire de la description de l’Atharvaveda dans les études scientifiques, et je présenterai un argument «structural» en faveur du maintien du terme «magie ».

Sous I.2, je présenterai la terminologie védique de la magie ainsi que son contexte rituel et social à l’époque la plus ancienne représentée par les hymnes, et je montrerai l’importance du contexte des rivalités entre prêtres.

Sous I.3, je retracerai l’histoire des différents noms de la tradition finalement connue aujourd’hui sous le nom d’« Atharvaveda», dans la perspective de cerner les associations premières qu’évoquait l’Atharvaveda au fil du temps.

Sous I.4, j’enquêterai sur la pertinence de la division classique de l’Atharvaveda en magie blanche et magie noire, pour montrer que les rites de guérison et de sorcellerie participent tous deux d’un mode rituel marginal et mal vu dans la société des prêtres qui y ont toutefois recours.

Sous I.5, j’explorerai l’association des noms d’Aṅgiras, Bhr ̥gu et Kaṇva, ancêtres éponymes de familles de poètes védiques, avec l’Atharvaveda, et les séparerai du nom « Atharvan», qui n’est pas comme eux un nom propre, mais un titre de prêtre associé au culte archaïque et à la magie.

Sous I.6, je présenterai un récit trouvé dans les autres traditions védiques qui rapproche les représentants de l’Atharvaveda d’autres groupes marginaux divins et humains.

Sous I.7, je décrirai les circonstances particulières qui entourent la canonisation tardive de cette tradition en tant que quatrième Veda.

Sous I.8, je résumerai en explorant quelques parallèles avec la magie du Moyen-Âge européen.

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I.1. Qu’entend-on par «magie »? I.1.1. La magie en anthropologie

L’emploi du terme « magie » est devenu problématique en anthropologie18. Ce domaine d’études est hanté par l’influence résiduelle de la pensée de James Frazer(1890) qui divise strictement la magie de la religion, influence contre laquelle l’anthropologue StanleyTambiah a depuis longtemps mis en garde :

« Some of us have operated with the concept of ‘magic’ as something different from ‘religion’: we have thought of ‘spell’ as acting mechanically and as being intrinsically associated with magic; we have opposed ‘spell’ to ‘prayer’ which was thought to connote a different kind of communication with the divine. Frazer carried this thinking to an extreme by asserting that magic was thoroughly opposed to religion and in the interest of preserving this distinction dismissed half the globe as victims of the ‘confusion of magic with religion’ » (Tambiah 1968, p. 176).

Ce dernier aspect de la pensée deFrazer, empreinte de considérations aussi téléologiques que scientistes sur le développement de l’esprit humain, selon lesquelles celui-ci commencerait par un stade magique, puis passerait par le stade religieux avant d’atteindre le stade de la science, est aujourd’hui considéré comme dépassé19. Plus tard, Tambiah a consacré une monographie (1990) destinée à comprendre comment la magie a été séparée de la religion et de la science dans les premiers travaux d’anthropologie, notamment britanniques, qui étaient influencés par un arrière-fond culturel protestant hostile à l’occulte et par une éducation centrée sur l’héritage des cultures classiques, latine et grecque, qui avait fait sienne une telle séparation. On peut consulter l’article de Fritz Graf(1995) sur l’évolution des distinctions entre magie, religion, et science au cours de l’antiquité gréco-romaine. Le problème pour l’anthropologie plus large réside dans la question de l’extension de ces distinctions à d’autres cultures étudiées. Plus récemment, un débat sur le concept de la rationalité s’est aussi mêlé aux questions autour de la magie20. Si l’anthropologie n’a pas renoncé à la magie comme sujet d’étude, il faut néanmoins porter un regard critique sur la manière dont on fait usage de ce concept en contexte.

18 Et pour certains aussi dans les études védiques : lors du colloque « The Atharvaveda and its

South Asian Contexts » qui s’est tenu du 26 au 28 septembre 2019 à l’Université de Zürich, l’un des présentateurs, Jarrod Whitaker, a même plaidé pour son abandon dans les travaux scientifiques (présentation intitulée « How to approach the Atharvaveda theoretically (while avoiding the pitfalls of magic) ».

19 Voir p. 4-5 de la synthèse de l’état actuel de la recherche sur la magie en anthropologie de

Benussi 2019.

20 Discuté dans Benussi 2019, p. 7, avec d’autres problèmes qui échappent à la portée des études

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I.1.2. Histoire de l’emploi des notions magiques dans les études sur l’Atharvaveda

L’association de l’Atharvaveda avec la magie est héritée des travaux des indianistes du tournant duxixeauxxesiècle, influencés par les anthropologues de leur époque21. On peut rencontrer dans les études de cette période la tendance implicite ou explicite à considérer le monothéisme comme supérieur au polythéisme hindou, et la magie comme une marque de mentalité primitive et inférieure (Houben 2008, p. 40, 45-47). Cette attitude est très perceptible dans le travail fondateur de MauriceBloomfield (1899) sur l’Atharvaveda, lequel reste néanmoins incontournable pour les données qui y sont rassemblées. Pour nuancer, il convient de rappeler la pensée quelque peu à contre-courant du védisant français Victor Henry (1909) dans son ouvrage «La Magie dans l’Inde antique». Henry commence ainsi: « Ne pas croire à la magie n’est point une raison de la dédaigner» ; il rejette la figure du « sauvage-type, récent produit d’une généralisation séduisante et périlleuse » (1909, p.v). Il se lance dans une défense passionnée de la magie antique, qui aurait eu le mérite selon lui de constituer une tentative réfléchie de soigner les souffrances humaines: «l’on se prend à aimer les dieux qu’adorèrent nos pères, la religion qui les couva de son aile, la magie qui la première les releva des souffrances de la vie par la dignité de la pensée» (1909, p.vii). Il essaie ainsi d’échapper au jugement dépréciatif impliqué par l’emploi du terme « magie » dans les travaux de certains de ses contemporains, comme il l’avait lui-même constaté. Il y a en outre chezHenryune tentative appréciable de se borner à l’exposition des faits plutôt que de s’engager dans une théorisation trop générale :

« C’est pourquoi l’on ne trouvera dans ce livre aucun aperçu de haut vol sur les magies sauvages : rien que des documents authentiquement hindous pour attester la magie hindoue, et des considérations de psychologie ou de logique élémentaire pour l’éclaircir » (Henry 1909, p. xxix).

Henry parvient ainsi à rendre accessible, et ce de manière intelligible, un certain nombre de données concrètes. Malgré cela, le jugement que porte Louis Finot sur le contenu des hymnes dans son compte-rendu de l’ouvrage de Henry, loin d’être enthousiaste, témoigne assez bien du mépris de l’époque à l’égard de la magie:

« La magie est une pauvre chose. Autour d’un très petit nombre d’idées élémentaires se développe une végétation de recettes plus ou moins enfantines, plus ou moins répugnantes,

21 Voir Whitaker 2004, p. 565, note 3 : « We must be highly critical of the use of the word

‘magic’ in relation to the Atharvaveda, which when invoked implicitly and uncritically restates the views of early social scientists, such as Frazer, Mauss, and Marett, who directly influenced and were influenced by Indologists such as Bloomfield, Caland, Henry, and Oldenberg. I will have more to say on this issue at a future time ». Il convient de remarquer que tous ces auteurs n’étaient pas d’accord entre eux ; voir plus bas.

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mais d’une cruelle monotonie. Tous les procédés de la magie indienne se répètent et la magie indienne répète les autres magies. Celui qui, philologue, philosophe et écrivain, a su tirer de cet océan d’ennui un livre solide et agréable, a accompli une œuvre d’un mérite singulier » (Finot 1904).

Henri Hubert et Marcel Mauss, dans leur «Esquisse d’une théorie générale de la magie » (1902-1903, p. 11, note 4) puisent dans la tradition atharvanique, entre autres, le matériau qui étaie leurs analyses : ils tirent parti des traductions partielles de la Śaunakasaṁhitā de l’Atharvaveda par Bloomfield (1897) et Henry (1894, 1896), ainsi que des traductions partielles par Willem Caland (1900) et Albrecht Weber (1858) du plus ancien manuel rituel de l’Atharvaveda, le Kauśikasūtra. Hubert et Mauss, même s’ils ne sont pas d’accord en tous points avec Frazer (p.16), acceptent la séparation que ce dernier fait entre magie et religion. Par contre, ils définissent les critères de cette séparation de manière structurale, en fonction du contexte social dans lequel prennent place les pratiques qu’il s’agit de séparer, et non en fonction du contenu supposé « magique» des rites, comme le ferait Frazer. C’est la négligence de tels critères structuraux qui rend Mauss critique à l’égard de l’usage que fait Caland de la notion de « magie », dans son compte-rendu de Caland1908 qui traite des Kāmyeṣṭi, rites optionnels relevant du système du culte solennel védique:

« M. Caland persiste à appeler magie cette partie du rituel védique où le sacrifice solennel de la nouvelle et de la pleine lune se voit utilisé pour toutes sortes de fins profanes, tout comme si c’était un rite magique ordinaire. Mais il n’a pour cela d’autre droit que l’usage et le point de vue européen » (Mauss 1906-1909, p. 190-191).

La raison de cette critique est que le «sacrifice solennel » védique représente pourMaussla religion, ou la pratique rituelle qui occupe une position sociale centrale; tout rite qui en relève ne peut donc pas être qualifié de « magique», quel que soit son caractère.

Hubert et Mauss notent, enfin, la contribution du védisant Hermann Oldenbergà l’idée corollaire qui voit dans la magie « une espèce de science d’avant la science » (HubertetMauss1902-1903, p. 7) ; cette idée est présente chezFrazer, mais avec la nuance qu’il s’agit d’un jugement négatif : la magie considérée comme une tentative vers la science qui aurait échouée.

Dans les travaux plus récents sur l’Atharvaveda, une terminologie liée à la magie est généralement adoptée sans discussion. Aucune des nouvelles éditions des divers chapitres de la recension Paippalāda de l’Atharvaveda ne la discute, même si chacune en fait usage. Dans les ouvrages de référence, et partout où il faut présenter une définition générale de l’Atharvaveda, l’accent est mis sur la difficulté posée par le caractère hétéroclite du recueil. On en trouve l’expression la plus marquée chez LouisRenou, qui suppose que « le gros de la composition atharvanique» se situe sur «un plan relativement libre, voire anarchique» (EVP

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I, p.72)22. Mais le schéma de base deBloomfield, pour qui l’Atharvaveda est «magique » et « populaire », par contraste avec les autres Veda qui relèveraient de la haute religion « hiératique »23, malgré le fait qu’il est basé sur la division de Frazer entre magie et religion, contestable dans une application universelle, continue à servir de modèle. Même l’ouvrage sur l’Atharvaveda du védisant indien N.J.Shende(1952) est explicitement influencé par les idées deFrazer (ce dernier est cité dès la première page de l’ouvrage). Les présentations qui séparent l’Atharvaveda du reste de la tradition védique sont généralement suivies d’une liste des différents types d’hymnes que l’on peut trouver dans le recueil:

Witzel 1997a, p. 275 : « The case of the AV is different both from SV and YV as it contains materials that are widely different from those of the R̥gveda and the ritual-oriented YV-Saṁhitās, e.g. sorcery and healing hymns, and small private rites. Because of its focus on small non-Śrauta rituals, the AV is an irreplaceable source for the material culture, the customs and beliefs, the desires and sorrows of everyday Vedic life ». Lopez 2012 (introduction au sujet dans les Oxford Bibliographies) : « The Atharva Veda stands apart from the other three Vedas, because it does not treat śrauta (sacred) rituals as its main topic but represents in part the popular side of Vedic culture and religion » (suivi d’une longue liste de types de « spells »).

Selva 2019b, p. 199 : « While the R̥V is a collection of praise hymns addressed to various gods and presumably recited during solemn public rites, the AV mainly contains healing charms, sorcery spells and prayers to be employed in domestic rituals. For this reason, the AV is an unparalleled source for the documentation of popular values, beliefs and realia from daily life in Vedic India. »

Un effort est parfois fait pour nuancer les deux épithètes conventionnelles, «magique » et «populaire», par la mise en évidence de tout ce que ces épithètes ont d’impropre :

Gonda 1975, p. 277-280 : « It would be incorrect to describe the Atharvaveda Saṁhitā as a collection of magical formulas » (parce qu’il faut aussi considérer le rituel domestique et les hymnes spéculatifs ; mais il ne met pas en question le concept de « magie », voir la liste des différents types d’hymnes p. 278-279).

Parpola 2015, p. 130 : « Actually, “popular” is not a good fit as a label, given that royal

22 Voir aussi Gonda 1975, p. 295 : « The Atharvaveda no doubt is an early example of an Indian

work that has tended to some form of encyclopaedic comprehensiveness ». Gonda cite (note 21) un savant indien contemporain, U.K. Oza, lui-même brahmane de l’Atharvaveda Śaunakīya, qui était d’avis que l’Atharvaveda constitue le recueil de toutes les pratiques diverses et variées qui n’avaient pas trouvé place dans la constitution du rituel solennel.

23 Bloomfield 1899, p. 47 : « On the other hand it is equally certain that the main current of

Atharvan tradition, the Atharvanic or popular hymns by distinction, goes back to a head-spring quite as far away and as high up in antiquity — if not more so — than the hieratic or ritualistic hymns ».

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rituals and the duties of the king’s court priest (for whom “magic” was important) are among the central topics of the Atharvaveda and its ritual manual, Kauśika-Sūtra. »

Dans l’enquête sur la nature de la tradition atharvanique, l’épithète «populaire » traditionnellement accolée à «magique » pour qualifier l’Atharvaveda est un leurre. La référence à des origines « populaires », nébuleuses et invérifiables, empêche l’appréciation de nombre de données qui contribueraient à définir le contexte des rites atharvaniques présupposés par les hymnes, et à mieux cerner la relation historique que cette tradition entretient avec le R̥gveda et le système rituel solennel (Śrauta). Le recueil des hymnes de l’Atharvaveda, loin d’être un produit «populaire», est bel et bien, tout comme le reste de la littérature védique, un produit de la classe sacerdotale védique24. Ce fait est patent aussi bien dans la forme du recueil que dans la promotion des intérêts des brahmanes25 et dans d’autres références qui y trahissent un point de vue brahmanique. La chose avait déjà été notée par Hermann Oldenberg auxixe siècle (1894=1917, p.17), même s’il ne renonce pas à y voir des origines en dernier lieu populaires. Il est vrai que dans les hymnes il est question régulièrement et avec un certain degré de détails d’ouvriers, de femmes, d’enfants ainsi que d’activités qui les impliquent, mais ces realia ne nous parviennent qu’à travers le prisme de l’auteur, prêtre-poète de formation brahmanique, et ce genre de thème n’est nullement absent des autres Veda. De même, il convient de rappeler que les rites royaux fréquemment mentionnés dans l’Atharvaveda ne représentent pas nécessairement une conception de la royauté qui serait celle des rois eux-mêmes, mais avant tout celle que leur proposent les brahmanes de l’Atharvaveda.

I.1.3. Quelques discussions théoriques plus récentes sur la magie védique

On trouve une discussion théorique chez MichaelWitzel(1979), qui décrit la «pensée magique » comme une manière méthodique pour les prêtres védiques de systématiser le monde et de parvenir à une connaissance exacte de chaque phénomène et de sa cause. Cette systématisation fait intervenir les « liens» (bandhu-, aussi nidāna-26) qui existent entre tel et tel objet, et qui rendent possible leur identification mutuelle. La connaissance de ces liens, et donc des identités correspondantes, constitue un savoir qui fournit la clef pour manipuler

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Par « classe » il ne faut pas nécessairement entendre une hiérarchie de caste (varṇa) aussi stricte qu’aux époques ultérieures ; la terminologie est attestée en védique mais les détails concrets sont beaucoup moins sûrs. Voir Jamison et Brereton 2014, p. 57-58 pour un résumé des données pour l’époque la plus ancienne. Voir Smith 1992 pour une exploration des références aux classes dans les textes védiques en connexion avec le développement du canon védique.

25 Voir par exemple l’hymne « Offence contre un brahmane » présenté par Lubotsky 2007. 26 Ces réflexions aboutiront dans les Upaniṣad à l’identification de soi avec l’être suprême ; le

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le réel: lors du rituel, lequel est composé de paroles, de substances et de gestes, en appliquant une certaine force à l’un des deux objets dont on a cerné l’identité profonde, l’officiant parvient à agir sur l’autre. Selon Witzel, cette «pensée magique » se rencontre par moments dans la partie la plus ancienne du corpus védique, les hymnes du R̥gveda, et plus généralement dans le genre des Brāhmaṇa, textes d’exégèse en prose. Selon lui, l’Atharvaveda participe autant de cette «pensée magique » (1979, p.19). Il ne se distingue donc pas des autres recueils de ce point de vue. Tout prêtre védique, pour Witzel, est en même temps ritualiste, magicien, et penseur (1979, p. 8: « ritualist, magician, and thinker»). Witzel suit largement Oldenberg (1919) dans l’idée d’une «science préscientifique» (« vorwissenschaftliche Wissenschaft»), qui à l’époque faisait écho àFrazer, comme expliqué plus haut.

Il n’est pourtant pas nécessaire de qualifier ce système de pensée fondé sur les connexions entre toutes choses, décrit par Witzel comme par d’autres27 avant et après lui, de « magique ». Il serait plus précis de parler, comme le fait HenkBodewitz28 de pensée «associative» ; on peut comparer le concept d’«analogisme» de Philippe Descola (2005), une conception du monde qui a été identifiée dans un grand nombre de sociétés. Le même système védique d’identifications informe le fonctionnement des formules efficaces de l’Atharvaveda autant que celles du Yajurveda, même si celui-ci concerne généralement une classe séparée de rituels «solennels » (Śrauta). Ce n’est pas le concept de « magie», défini comme tout procédé reposant sur le système des liens cachés décrit par Witzel et d’autres, qui nous permettra de distinguer l’Atharvaveda des autres recueils, ni ses rituels des autres. Ainsi, vu sous cet angle, l’Atharvaveda n’est pas plus magique que les autres Veda, ou plutôt, il n’y a pas lieu de parler de magie du tout dans cette description du système de pensée védique.

L’ouvrage synthétique récent de ThomasOberlies (2012) sur la religion du R̥gveda décrit la magie de la même façon (p. 311-315), mais intègre quelques remarques plus subtiles : il note que les hymnes communément appelés « magiques » dans le R̥gveda, qui figurent surtout dans le dixième et dernier livre «atharvanique»29 impliquent une relation bien plus étroite avec les gestes et les objets rituels que les autres hymnes du R̥gveda (p. 487, note 487). Il remarque aussi que l’épithète « magique » est problématique dans le cas de ces hymnes:

« All dies wurde oft unter dem Begriff des Zaubers und der Magie verhandelt. Für das (r ̥g)vedische Ritual sind diese Begriffe aber noch viel problematischer als anderswo. Denn im Grunde werden die >magischen< Riten und Rituale genauso ausgeführt wie die des Götterkultes » (Oberlies 2012, p. 486, note 470).

27 Voir Smith 1996, p. 288, dans une discussion plus générale sur le rituel védique.

28 Bodewitz 2000=2019, p. 174 : « mostly some empathy with the associative way of thinking

helps to solve the problems ». Voir aussi le préface des éditeurs p. xviii.

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C’est-à-dire, parce que le Kauśikasūtra, manuel rituel de l’Atharvaveda «magique », se base sur le même rituel paradigmatique que les manuels de rituel solennel. Il n’essaie pas d’expliquer ce fait ; on y reviendra sous I.2.

On citera l’exception intéressante que constitue l’approche de JanHouben (2008), illustrée non pas dans le cadre d’une étude générale sur l’Atharvaveda, mais dans un article sur le rêve dans le monde indien. À propos des charmes védiques contre le mauvais sommeil30, il propose une interprétation psychologique de certains procédés communément qualifiés de magiques :

« Practices like singing a song and requesting a deity to drive away a bad dream do not try to bring about any change in the outside world, whatever they aim at remains entirely within the sphere of the mind » (Houben 2008, p. 54 ; voir aussi p. 51).

Cette approche explicative de la magie rappelle par certains aspects celle de Bronislaw Malinowski (1935), cité par Houben. Houben explique que le terme « magie» employé par les indianistes duxixesiècle relevait d’un « réalisme naïf»31que ces derniers projetaient de façon erronée sur l’antiquité indienne. Il s’emploie à montrer que les Indiens védiques eux-mêmes pouvaient considérer certaines pratiques comme efficaces en vertu d’un phénomène psychologique, et qu’il n’y a par conséquent pas lieu de les qualifier de « magiques ». Les passages du Sāmavidhānabrāhmaṇa que citeHoubenindiquent peut-être que son auteur favorisait une telle interprétation psychologique, mais il serait difficile d’étendre cette conclusion aux recueils d’hymnes dont il est question ici, desquels ce texte tire certaines formules.

Je cite enfin le paragraphe sur l’Atharvaveda dans le manuel co-écrit par StephanieJamisonet MichaelWitzel:

« Ritual Magic/Magical Ritual : In general, it is difficult and misleading to separate “magic” from other sorts of ritual activity. The same system of homologies (to be discussed below), the control of macrocosmic forces through microcosmic manipulation, that underlies the solemn ritual is also operative in the realm we might call in modern terms “magic”. Nonetheless, it is sometimes convenient to keep the distinction, in part because magical procedures are often treated in separate texts. We will use “magic” in this work to refer to ritual activities that have private, well-defined ends — to win the love of a woman, to cure an illness, to harm an enemy. The Kāmyā Iṣṭis discussed above fulfill this purpose inside the realm of Śrauta ritual, hence Caland’s title for the work in which he treats them: Altindische Zauberei (1908). Much of the Atharva Veda contains hymns that fit our definition, and the associated text, the Kauśika Sūtra (edited by

30 Il ne s’agit pas seulement du cauchemar, mais du mécanisme complexe lié au concept védique

de faute conçue comme une dette à la mort ; voir PS 3.30.

31 Houben 2008, p. 49 : « naive realism, a world view in which a thing is as it is perceived, usually

an isolated object occurring at a definite place and time and linked to other objects through causal connections. »

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Bloomfield 1889), provides descriptions of the spells in which these hymns were used » (Jamison et Witzel 1992, p. 49).

Ici les auteurs font effectivement appel à l’aspect pratique (« convenient») du terme «magie » pour justifier son emploi, mais pas uniquement. Même si je crois qu’on peut raffiner leur description, ces auteurs ont touché un point très important: les rites qui relèvent de ce que l’on a coutume d’appeler « magie» en védique sont traités séparément dans la tradition védique elle-même. Ces textes représentent une catégorie propre à la culture védique et reflètent l’histoire de leur réception dans cette culture. Reste à définir cette catégorie, et à retracer cette histoire, entreprise à laquelle je propose de contribuer par la présente étude.

I.1.4. Une définition structurale de la magie

Il est difficile d’employer le terme « magie» en vue d’une description objective des faits, car il s’est révélé en anthropologie presque impossible à définir32. Il ne s’agit pas ici, en employant le mot «magie », de souscrire à une analyse absolue du phénomène général de croyance à des résultats effectifs obtenus par la récitation de formules accompagnée de la manipulation d’objets dans un contexte déterminé. Les auteurs des articles que je viens de discuter,Houben et Witzel, tentent de définir le concept de magie d’une manière descriptive, ou de reprendre des définitions proposées par certains anthropologues, pour en rejeter l’application à certains contextes védiques dans le cas de Houben, pour l’appliquer à tout le système religieux védique dans le cas de Witzel. Leur approche diffère de celle que j’adopte dans le présent travail, dans la mesure où je me base sur une définition de la « magie » védique qui est structurale plutôt que descriptive: elle renvoie à une tradition de pratiques rituelles perçues comme distinctes et secondaires en importance par ceux qui les mettent en œuvre, à savoir les prêtres védiques. J’appelle «structurale » l’étude d’un phénomène dans sa relation avec d’autres au sein d’un même système, celui du rituel védique; je ne prétends pas parler d’une quelconque structure universelle à l’instar de Claude Lévi-Strauss. Mon approche fait écho au travail deHubert etMauss:

« On voit que nous ne définissons pas la magie par la forme de ses rites, mais par les conditions dans lesquelles ils se produisent et qui marquent la place qu’ils occupent dans l’ensemble des habitudes sociales » (Hubert et Mauss 1902-1903, p. 19).

Mais il convient de noter une différence essentielle entre leur approche et la mienne : Hubert et Mauss définissent la magie comme une «habitude sociale » en relation avec une autre qui s’appelle «religion », mettant ainsi ces deux termes sur le même plan. Il est pourtant évident que la tradition de

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l’Atharvaveda se situe bien à l’intérieur de la religion védique: nos sources pour le védisme, parmi lesquelles les textes de l’Atharvaveda, relèvent exclusivement du savoir traditionnel des prêtres brahmaniques. Tout aspect dont on pourrait attribuer l’origine à un autre milieu ne nous parvient que dans le format préservé par les prêtres brahmanes. La religion védique comprend un système rituel qui connaît plurieurs « modes », pour ainsi dire, qui peuvent être hiérarchisés selon l’importance que les textes rituels des prêtres leur accordent. On peut dire que le mode rituel «majeur » est le culte solennel (Śrauta) et que le mode « mineur» est le culte domestique (Gr ̥hya); mais il existe aussi le «rituel atharvanique», ou « magie », qui relève d’un mode rituel non seulement «mineur » — son manuel le plus ancien, le Kauśikasūtra, est assimilé à un manuel domestique, mais ce n’est que du maquillage33— mais aussi marginal, perçu comme dangereux, et codifié tardivement.

En outre,HubertetMaussse proposent un but différent du mien, celui de fournir une définition de la magie qui permettrait d’apprécier sa place au sein de toute société humaine ou presque, alors que je ne prétends que contribuer à mieux cerner la place de l’Atharvaveda au sein de la société des prêtres védiques dans un cadre historique. Pour déterminer la place historique de l’Atharvaveda, je chercherai à documenter cet aspect de la culture védique à partir de la conception qu’en avaient les auteurs des textes rituels, lesquels en sont notre seul témoin. On peut comparer l’approche de Richard Kieckhefer (1998), résumée par Béatrice Delaurenti dans son étude sur la magie médiévale européenne:

« L’histoire de la mise en forme des pratiques magiques dans un contexte donné et l’histoire de la perception de ces pratiques dans la culture de l’époque seraient les seules dimensions praticables d’une histoire de la magie » (Delaurenti 2007, p. 13).

C’est à un tel examen que je procéderai dans cette thèse. Ici, la magie renvoie à une tradition marginale au sein de la société des prêtres védiques. Un des dangers de l’emploi du terme « magie » en dehors du contexte occidental est que la culture étudiée ne distingue pas nécessairement de manière aussi stricte entre ses différentes pratiques rituelles. Or l’Atharvaveda, sans être jamais sorti de la culture sacerdotale brahmanique, y occupe une place nettement distincte et secondaire, ce qui, avec la codification progressive de la religion védique, a entraîné sa cristallisation. La marginalité de l’Atharvaveda dans le védisme fait l’objet d’un consensus, mais le contexte historique lié à cette marginalité n’est pas encore connu clairement. J’espère décrire ici ce contexte en retraçant l’histoire des noms de l’Atharvaveda, de la manière dont on s’y réfère et dont on se réfère à ses adhérents ainsi qu’à leurs pratiques, et en examinant les conditions contradictoires qui ont permis sa canonisation tardive comme Veda. 33 Voir Bahulkar 1994, p. 36-38, pour une description de ce qui rapproche et ce qui sépare la

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L’histoire de ces noms met en lumière l’association première de l’Atharvaveda avec la magie hostile, c’est-à-dire avec des rites destinés à nuire à l’ennemi sous toutes ses formes humaines et démoniaques. Je soutiendrai ici que c’est effectivement à cause de la magie (hostile) que l’Atharvaveda a toujours occupé, et occupe toujours aujourd’hui, une position marginale pour les brahmanes. Mais cette marginalisation n’est pas le fruit d’une représentation objective de la magie (proposition illusoire) : elle est due à ce que la perception contextuelle de cette tradition par les brahmanes eux-mêmes peut effectivement être traduite comme une perception commune de la magie: une pratique rituelle séparée et marginale, entourée d’émotions mixtes de dédain et de crainte, mais utile à des buts personnels. Il convient de rappeler que je traite de la tradition de l’Atharvaveda en rapport avec la société élitiste des brahmanes d’où elle émane. C’est ce contexte même qui explique le paradoxe qu’elle n’a jamais accédé à la même sainteté ou importance que les autres Veda aux yeux des brahmanes, alors qu’elle a connu un certain succès et prestige devant d’autres publics, comme celui de la classe politique (voir ici I.3 et I.7).

Je propose que l’Atharvaveda occupe une place historique dans la culture védique qui se rapproche suffisamment de la place de la magie dans l’histoire occidentale, compte tenu des connotations de ce terme, pour justifier qu’on l’emploie, même approximativement, à propos de cette tradition védique. Par les « connotations de ce terme », j’entends ce qui se dégage des mises en garde de l’anthropologie contemporaine résumées plus haut, et plus généralement, ce que le terme a recouvert au cours de son histoire en Occident. Le terme «magie » et ses dérivés dans les langues latines viennent du nom des magu, prêtres iraniens qui pratiquaient une religion apparentée à celle des Indiens védiques. Les Iraniens de l’Ouest, avant la réforme zoroastrienne provenant du peuple avestique à l’Est, continuaient le culte des dieux indo-iraniens qui sont aussi des dieux majeurs dans le védisme (Mitra, Varuṇa, le feu, Yama, Bhaga, Svar, sous la forme de leurs équivalents iraniens). Ils appelaient leurs prêtres

magu, comme en attestent les sources persanes du viesiècle avant notre ère. Ce terme a pénétré dans les langues occidentales à partir de la description d’Hérodote au ve siècle, qui définit les magoi de Perse à la fois comme une tribu des Mèdes et comme une classe de prêtres (Boyce1982, p. 15-19).Graf explique que le terme grec magos « magicien» sert à désigner ce qui était perçu comme « étranger, indésirable, et dangereux» à l’intérieur même de la religion grecque :

« Thus, the term magos originated not so much from real observation of Persian religion or from the presence of Persian priests on Greek soil, but from the desire to designate certain ritual and ideological attachments as foreign, unwanted, and dangerous, from inside Greek (or Athenian) religion, not from outside it » (Graf 1995, p. 36).

J’espère précisément montrer que l’Atharvaveda représentait une tradition perçue comme dangereuse à l’intérieur même du système rituel des prêtres

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védiques.

Ce ne serait pas la première fois que le nom d’un type de prêtre, emprunté à une langue et à une culture étrangère, fournit le nom du magicien. Le terme

átharvaṇ-, ainsi que le terme qui désigne le médecin, bhiṣáj-, associé lui aussi

de manière privilégiée à l’Atharvaveda, sont communs aux langues avestique et védique, mais constituent des emprunts au substrat indo-iranien des langues de la civilisation de l’Oxus34. Leur lien avec «l’autre » reste perceptible dans l’association de ces termes à la tradition védique qui, malgré son appartenance indéniable à la sphère rituelle des prêtres védiques, est en son sein la plus marginale. La magie védique est une tradition de savoir: « Atharvaveda» signifie «le savoir (Veda) des prêtres-magiciens (Atharvan)»35.

L’histoire des noms de l’Atharvaveda, ceux qui sont employés à l’intérieur de la tradition comme ceux qui sont employés dans d’autres traditions védiques, pourra révéler les connotations primaires qui entouraient cette tradition dans l’esprit des membres de cette société. Cette enquête comporte aussi, par conséquent, une discussion du vocabulaire védique de la magie. Un certain nombre de faits liés à notre enquête sur ces noms seront explorés dans les prochaines sections de ce chapitre. Je résume ces faits section par section :

I.2. Au plus ancien stade de la culture védique, représenté par le recueil d’hymnes du R̥gveda, l’accusation de « yātú » cible l’emploi nocif de paroles et d’objets en contexte rituel occulte dans le but de détruire les biens d’autrui, de ruiner ses efforts rituels et même de le tuer. Plus tard, le Śatapathabrāhmaṇa, texte yajurvédique d’exégèse, présentera le yātú- comme le sujet central de l’Atharvaveda. Divers concepts liés au yātú- (mū́la-, kr ̥tyā́-, abhicārá-) sont fortement présents dans l’Atharvaveda. Parmi ces pratiques hostiles, l’abhicārá-est celle qui l’abhicārá-est le plus clairement ancrée dans un contexte rituel humain; le terme désigne entre autres les pratiques de détournement nocif insérées dans le culte solennel (Śrauta), objet premier des trois autres Veda « canoniques ». L’usage maléfique de l’abhicārá- est toujours attribué d’abord à l’autre, à l’ennemi menaçant; le recours du sujet à l’abhicārá- est toujours présenté comme une réponse à une agression antérieure ou imminente. Cette situation vaut autant pour les sources de la période védique que pour les communautés minoritaires de prêtres vaidika qui vivent encore selon la tradition védique dans l’Inde contemporaine.

I.3. Avant que l’Atharvaveda devienne un Veda, on s’y référait dans les textes appartenant à la tradition comme dans ceux lui étant extérieurs par les noms d’Aṅgiras et d’Atharvan, ou d’Aṅgiras et de Bhr ̥gu.

I.4. Aṅgiras est associé à tout ce qui est terrible (ghorá-) et à l’abhicārá-; l’attribution à Atharvan de pratiques bienfaisantes est artificielle, motivée 34 Lubotsky 2001, p. 310. Voir Pinault 2005 sur les contacts entre divers peuples, dont les

indo-iraniens, dans cette région.

35 Comparer Pinault 2005, p. 218 : « le recueil d’hymnes et de charmes magiques, réuni pour les

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par l’apparition de nouvelles catégories rituelles ayant des implications post-védiques, à un moment où la fonction d’Atharvan (átharvaṇ-) comme titre d’Aṅgiras n’était plus comprise. L’Atharvaveda est le seul Veda associé au médecin (bhiṣáj-), mais cette profession n’est pas associée exclusivement à Atharvan dans les hymnes. La médecine n’était de toute façon pas considérée comme auspicieuse à l’époque ; celui qui la pratiquait était exclu du culte védique.

I.5. Atharvan, Aṅgiras, et Bhr ̥gu sont tous les trois associés dès le R̥gveda à l’origine légendaire du culte du feu. Aṅgiras et Bhr ̥gu sont les ancêtres éponymes de familles de poètes védiques; Atharvan est un titre de prêtre ancestral, obsolète dans le culte solennel (Śrauta) codifié.

I.6. Les Aṅgiras, en tant qu’Atharvan, sont dans les récits des autres Veda présentés comme initialement incapables d’accéder au statut de divinité dans le ciel, faute de savoir rituel ; en même temps, l’Atharvaveda développe des rites visant ce but en parallèle, et peut-être en compétition avec ceux du culte Śrauta. Les représentants de l’Atharvaveda se rapprochent ainsi des Vrātya, groupes de jeunes guerriers au statut liminal, au sujet desquels on rencontre des récits similaires.

I.7. Enfin, l’Atharvaveda subit une canonisation tardive par rapport à celle des trois autres Veda, et n’accèdera jamais au même prestige que ces derniers aux yeux des prêtres brahmanes. Cependant, il s’attirera un certain succès parmi les guerriers détenteurs du pouvoir politique, dont les besoins spécifiques seraient précisément un des motifs de sa canonisation. La raison de sa marginalité persistante au sein de la communauté de prêtres d’où il émane doit être attribuée à son rôle négatif d’outil nocif dans les cadre des rivalités virulentes qui caractérisent cette communauté, depuis le R̥gveda jusqu’au monde contemporain des brahmanes vaidika. On objectera que le contenu de l’Atharvaveda n’est pas réductible aux rites hostiles. Telle est l’objection de qui veut définir l’essence de l’Atharvaveda d’une manière descriptive et complète, ce qui est probablement impossible en raison de sa nature hétéroclite ; je défends que que la perception que les prêtres védiques avaient de l’Atharvaveda l’associait fondamentalement à l’agression, quelle que soit la variété de son contenu, dont davantage est assimilable au rite hostile qu’on ne le pense. La mise en évidence d’un aspect « auspicieux » de l’Atharvaveda appartient aux nouveaux développements rituels de la fin de la période védique.

Ces faits laissent transparaître un aspect essentiel de l’Atharvaveda: une tradition fondamentalement ambiguë, associée avant tout à des pratiques hostiles qui attiraient l’opprobre, mais qui ont aussi persisté au sein de la société en tant qu’expression de l’agressivité inhérente aux rivalités internes. C’est toujours « l’autre » qui y a recours en premier ; le sujet qui s’en sert ne fait jamais que répondre à une menace.

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I.2. La magie avant l’Atharvaveda

Si la canonisation exceptionnelle de l’Atharvaveda au cours de l’histoire védique est un fait établi (voir I.3 et I.7), les données relatives à son antiquité restent obscures. Quelle signification tirer du fait que les premiers textes des autres traditions passent l’Atharvaveda sous silence? Maurice Bloomfield (1899, p.23) a supposé que les auteurs de ces textes, préoccupés qu’ils étaient du culte solennel, n’avaient pas trouvé l’occasion de le mentionner, et que l’emploi ponctuel de la magie noire dans le rituel solennel aurait rendu hypocrite toute condamnation de celle-ci. N.J. Shende note aussi la porosité de la frontière entre rituel solennel et rituel magique, mais il va plus loin: il affirme que ce silence témoigne de ce que les deux rituels n’étaient initialement pas séparés36. Mais son argument de leur «complémentarité» est contradictoire. Son exposé sur les « tendances réformistes » de l’Atharvaveda met en évidence des traits qui opposent, et ce de manière irréconciliable, cette tradition à celle des autres Veda. Il parle même d’«abîme » entre les deux traditions en raison du contenu médical, militaire et sexuel de l’Atharvaveda, qui engloberait des éléments «inorthodoxes» et « laïques »37. Une nouvelle étude de la nature de cette tradition, à partir de l’intérieur du système et à l’époque la plus ancienne, s’impose.

I.2.1. La sorcellerie: les méthodes, le vocabulaire

Les hymnes visant à mettre la personne ciblée dans l’état souhaité (amoureux, subordonné, endormi, malade, mort) existent déjà dans les hymnes du R̥gveda, qui constituent le plus ancien texte védique, mais on les retrouve de manière beaucoup plus marquée dans l’Atharvaveda (Oberlies2012, p. 311-315). Il est traditionnellement admis que ces pratiques peuvent être considérées comme de la magie, comme en fait état l’historien indienKane, qui constate notamment que les hymnes védiques témoignent à maintes reprises de la crainte suscitée par les incantations destinées à causer la mort de quelqu’un ou à le rendre malade (Kane 1962, p.1035-1037). Dans les hymnes du R̥gveda, on trouve dans un hymne du poète Vasiṣṭha un passage dramatique célèbre dans lequel le locuteur jure devant le dieu du feu qu’il n’est pas un sorcier, yātu-dhā́na-, et défend qu’il n’a jamais nui à personne:

36 Shende 1952, p. 8 : « The absence of any reference to the AV in the Vedic literature until the

ŚB, which mentions it, is due to the circumstances that the R̥V and AV form compliments of each other and it was not necessary to separate them from each other. »

37 Shende 1952, p. 6-7, et p. 9-10 : « The gulf between the orthodox Vedic followers and the

Atharvavedins must have been widened on account of the latter’s reformist tendencies, open practice of witchcraft and indulgence in the secular practices such as medecinemen, purohitas, experts in the science of warfare and the use of missiles and of advisers in the technique of love. »

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R̥V 7.104.14-16 (ŚS 8.4.14-16, PS 16.10.4-6)

yádi vāhám ánr ̥tadeva ā́sa móghaṁ vā devā́m̆̇ apyūhé agne|

kím asmábhyaṁ jātavedo hr ̥ṇīṣe droghavā́cas te nirr ̥tháṁ sacantām||14|| adyā́ murīya yádi yātudhā́no ásmi yádi vā́yus tatápa pū́ruṣasya|

ádhā sá vīráir daśábhir ví yūyā yó mā móghaṁ yā́tudhānéty ā́ha||15|| yó mā́yātuṁ yā́tudhānéty ā́ha yó vā rakṣā́ḥ śúcir asmī́ty ā́ha|

índras táṁ hantu mahatā́ vadhéna víśvasya jantór adhamás padīṣṭa||16||

« 14. Si j’avais pour dieu le mensonge, ou si je m’adresse aux dieux faussement38, ô Agni — Pourquoi, ô Jātavedas39es-tu en colère contre nous ? Que ceux qui t’adressent une parole trompeuse soient voués à la destruction !

15. Puissé-je mourir aujourd’hui, si je suis un sorcier, ou si j’ai brûlé la durée de vie d’un homme ! Et celui qui m’appelle “sorcier” faussement — puisse-t-il être privé de dix [générations de] héros !

16. Celui qui m’appelle “sorcier”, moi qui suis sans sorcellerie, ou celui qui dit “Je suis pur” en étant un démon — qu’Indra le frappe de sa grande arme de mort ! Puisse-t-il tomber au plus bas de toute la création. »

Je n’ai cité ici que les trois strophes qui relatent la défense du locuteur accusé de sorcellerie. La structure de l’hymne dans son ensemble décrit le cycle infernal de la magie hostile : le début de l’hymne consiste en formules visant à détruire les ennemis ; ensuite, comme à force de proférer de telles malédictions, le locuteur se fait naturellement accuser de sorcellerie. Il nie les accusations, mais renchérit en malédictions contre celui qui l’accuse, ce qui perpétue le cycle. La base des termes employés ici, yātú- «sorcellerie », est un mot ancien, étant attesté en avestique (yātu) dans le même sens, mais il n’a pas d’étymologie40. L’usage, par contre, n’a rien d’ambigu: le yātu-dhā́na-/yātu-mánt- «sorcier » désigne toujours un ennemi haï dans les hymnes du R̥gveda comme dans ceux de l’Atharvaveda, qui se caractérise non pas par des agressions directes ou visibles, mais diaboliques et obscures. Il est parfois nommé aux côtés des démons, et il est souvent impossible de séparer le démon de l’ennemi humain démonisé:

ŚS 1.7.1ab (PS 4.4.1ab)

stuvānám agna ā́ vaha yātudhā́naṁ kimīdínam| « Ô Agni, apporte-moi le sorcier chantant, le Kimīdin. »

38 La traduction suit dans l’ensemble la traduction anglaise de J-B, sauf dans cette première

phrase. Ici, je suis plutôt Renou (EVP 16, p. 116) dans l’interprétation de ánr ̥tadeva- par « qui a pour dieu l’Anr ̥ta », contre celle par « qui a (qui sert) de faux dieux » chez J-B. Le contexte concerne plus le mensonge que les conceptions théologiques hétérodoxes ou hérétiques. Sur apyūhé comparer Renou, ibid. « si j’ai une (compréhension) fausse des dieux » avec Kümmel (2000a, p. 488-500) « oder fälschlich Götter anerkannt habe/ehre ». Il n’est pas clair si le verbe préverbé signifie « appeler », « honorer » ou « considérer ».

39 Nom d’Agni, dieu du feu.

40 EWAia, s.v. ; Lubotsky 2001, p. 313 : « In spite of its IE appearance, no convincing etymology

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