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Quels qu’ils soient, les auteurs des hymnes de l’Atharvaveda sont aussi ceux qui continuent la composition de nouveaux hymnes après l’époque du R̥gveda173. Les hymnes de l’Atharvaveda forment l’extension de la tradition d’innovation poétique après la clôture du recueil du R̥gveda, en même temps qu’une nouvelle importance est accordée à la mémorisation et la récitation d’éléments liturgiques fixés dans le système rituel Śrauta. Il ne doit pas paraître surprenant de voir figurer les hymnes spéculatifs de réflexion sur le rituel dans le même recueil que les hymnes « magiques ». Ces derniers relèvent de prodiges effectués par la mise en pratique, pour des besoins ponctuels, du savoir ésotérique sur les identités secrètes sous-jacentes à toutes choses dans l’univers174. Les Aṅgiras et leurs associés cultivaient ce savoir dans la composition des hymnes spéculatifs, et le mettaient en œuvre pour proposer des solutions rituelles à divers problèmes de la vie quotidienne. Ils le mettaient en œuvre aussi dans des rites aux ambitions plus grandes, pour s’assurer une vie au ciel après la mort, possibilité qui apparaît uniquement à partir des hymnes de l’Atharvaveda175.

Ces rites sont liés à ceux qui dans le système solennel sont appelés Agnicayana, Pravargya et Mahāvrata176. Ces derniers font l’objet des textes ultérieurs appelés Āraṇyaka «forestiers », enseignements considérés comme si dangereux qu’il fallait les étudier dans la « forêt », espace situé en dehors du village. Il est possible que l’approche des représentants de l’Atharvaveda aux grands rites pouvait aussi attirer un certain opprobre généré par la peur. Cet effet peut être partiellement expliqué par leurs liens avec les Vrātya, groupes de jeunes guerriers qui accomplissaient des raids violents en guise 173 Witzel 1997a, p. 276 ; aussi p. 293 : « While the RV was brought to closure, Brahmán poetical activity continued in the AV ». Certaines parties de l’Atharvaveda, dont le livre 20 de la PS, pourraient même appartenir à la fin de la période védique ; voir Griffiths 2009, p. xi, note 1.

174 Voir la discussion de Witzel 1979 sous I.1.1.

175 Bodewitz (1999a=2019) a montré qu’une telle idée n’existe pas dans les hymnes du R̥gveda.

176 Voir ici PS 3.38, lié à l’Agnicayana, et PS 3.25, lié aux deux autres, comme Selva (2019a, p. 357-408) l’a montré.

d’initiation au statut d’hommes accomplis et indépendants, et qui avaient une connexion particulière avec les rites discutés dans les Āraṇyaka177. Les Vrātya sont célébrés dans l’Atharvaveda, mais les autres Veda connaissent des rites de purification pour les (ré)intégrer à la société védique; leur position est à ce point ambiguë que certains pensent qu’il s’agit de groupes étrangers ou hérétiques et que les rites en question sont des rites de conversion religieuse (Selva2019a, p.334, note 33).

Il existe un récit commun aux Aṅgiras et aux Vrātya, récit d’ailleurs apparenté à celui des Aśvin, les médecins divins, qui a été présenté sous I.4. Voici la structure essentielle du récit : un groupe (les Aṅgiras, les Vrātya, les Aśvin médecins) se voit exclu du culte en raison de son manque de savoir rituel et doit trouver le moyen de se faire accepter. Dans l’histoire des Aśvin, racontée surtout dans le Yajurveda, les dieux jumeaux ne connaissent pas le rite fondamental de Soma, et sont en outre impurs à cause de leur pratique de la médecine, mais ils sont acceptés parce qu’ils savent «guérir » les défauts du rite. L’histoire des Vrātya et des Aṅgiras possède une autre dimension car elle est liée à la recherche de l’immortalité, les protagonistes étant humains à l’origine. La Kāṭhasaṁhitā du Yajurveda178raconte que les Aṅgiras étaient en compétition avec les Āditya (des dieux!) pour l’accession au ciel. Les Aṅgiras chutent, et doivent demander aux Āditya, qui eux ont rencontré le succès, de leur enseigner les chants et oblations nécessaires179. Les Vrātya, dont l’histoire est racontée dans les Brāhmaṇa du Sāmaveda180, semblent avoir été privés du savoir rituel nécessaire pour accéder au ciel à cause de divers actes de maladresse : ils ne demandent pas la permission au dieu Varuṇa (PB 24.18.2), ou bien, partis en expédition, ils étaient absents quand les dieux ont rejoint ciel, et par conséquent à leur retour d’expédition ils ne retrouvent plus le point de départ vers le ciel (PB 17.1.1); JB 2.221 explique que les Vrātya sont dans la confusion après leurs raids guerriers. En tous les cas, ils doivent apprendre de personnages divins les chants ou les rites nécessaires pour rejoindre le ciel. Enfin, ce récit est aussi apparenté à celui du dieu terrible Rudra, divinité bien présente dans l’Atharvaveda, qui a lui aussi été exclu du culte et du chemin pour monter au ciel, comme les autres (Selva 2019a, p.393-394). Cette connexion entre les Vrātya et les Aṅgiras renforce l’idée de la position 177 Selva 2019a, p. 333-336 (note 34 en particulier) ; pour un résumé des recherches récentes sur la question, voir Selva 2019b, p. 217-220.

178

KS 9.16 (von Schroeder 1900, p. 119) ; résumé dans Shende 1950, p. 118. TS 3.5.1.2 fait allusion à l’histoire ; voir Keith 1914, p. 278.

179 L’idée que les dieux n’ont pas toujours eu le statut de dieux se rencontre couramment, voir par exemple dans le présent travail PS 3.38.1c : tena devā devatām agra āyan « Ce par quoi les dieux ont accédé à la divinité au début ». Les dieux sont des modèles à suivre pour atteindre le ciel.

180 Selva 2019a, p. 392-393 : PB 17.1.1-7 et 24.18.2 ; JB 2.221. Voir aussi les traductions dans Caland : 1931, p. 454-456 et 620-622 (PB) ; 1919, p. 183-184 (JB).

marginale de ces derniers au sein de la société des prêtres védiques. I.7. Le statut canonique distinct et secondaire de l’Atharvaveda L’histoire de l’évolution de la position canonique de l’Atharvaveda est bien documentée181. Comme on l’a vu I.3, cette tradition du savoir brahmanique n’a que tardivement reçu le titre de «Veda». Jusqu’ici, le consensus règne, mais on peut se poser la question suivante: pourquoi l’Atharvaveda est-il devenu un Veda, si les pratiques qu’il contenait relevaient d’un mode rituel marginal ? On peut comparer la réflexion deRenou:

« Certaines allusions permettent de voir que 1’Atharvaveda, par exemple, n’a jamais eu la même situation « morale » que les autres Saṁhitā : ceci dit, nous ignorons comment s’est passée soit cette déchéance, soit cette incapacité à atteindre un certain niveau, incapacité qu’on retrouve pour les Khila et probablement aussi pour les r ̥caka, de bonne heure détachés de la masse » (Renou EVP 6, p. 27).

I.7.1. Le contexte de la canonisation de l’Atharvaveda

Trois interprétations récentes peuvent être proposées. Les deux premières insistent sur les besoins rituels des chefs d’état, et s’appuient sur le fait que la Paippalādasaṁhitā, le plus ancien recueil d’hymnes atharvaniques, a de toute évidence été rédigé en vue de satisfaire les besoins d’un chef politique et militaire182, et sur le fait que les textes rituels ultérieurs de l’Atharvaveda se réclament de cette fonction avec insistance183.

Selon Witzel (1997a, p.279-280), la dynastie des Kuru, ayant entrepris d’unifier politiquement les clans semi-nomades védiques et de standardiser la religion, ressentit la nécessité de développer le répertoire des rites royaux. Pour Witzel, les vieux rites de magie noire tout comme ceux du rituel Gr ̥hya ou «domestique» (naissance, début et fin des études, mariage, funérailles, etc.) furent adaptés au contexte royal, et le corpus fut constitué en insérant des hymnes de louange aux dieux afin de mieux le faire accepter comme Veda au même titre que les trois autres textes sacrés.

Johannes Bronkhorst (2016, p. 225-240) suggère que l’Atharvaveda fut tardivement canonisé dans un contexte social neuf, où le respect des brahmanes 181

Comme pour illustrer sa position mineure, le recueil d’articles édité par Patton (1994) intitulé « Authority, Anxiety, and Canon », dédié à la question du canon védique et à celle de sa réception, ne contient aucun article qui traite de l’Atharvaveda ; il en est question presque uniquement dans quelques notes de bas de page.

182 Voir la discussion des indices dans ce sens dans Selva 2019b, p. 214-217.

183 L’association de l’Atharvaveda avec la fonction royale est aussi confirmée dans des textes extérieurs à l’Atharvaveda ; voir Bloomfield (1899, p. 29), Gonda (1975, p. 269) et Sanderson (2004 et 2007), ainsi que la discussion sous I.7.2.

(la classe des prêtres védiques) et de leur tradition rituelle n’allait plus de soi184, et plus précisément, par le contact de régimes qui ne reconnaissaient pas le statut spécial des brahmanes, ni l’utilité de leurs rites compliqués. Dans cette situation, la magie longtemps restée en marge est devenue un atout à mettre en avant: les brahmanes pouvaient se présenter comme détenteurs d’un pouvoir surnaturel susceptible d’effrayer, qui leur permettait de se venger d’une éventuelle agression. Il existe en effet un certain nombre d’hymnes dans l’Atharvaveda qui sont consacrés aux conséquences brutales qui attendent les rois qui auraient le malheur de maltraiter un brahmane185. Bronkhorst (2016, p. 237-240) explique comment les descendants des sages mythiques associés à l’Atharvaveda, les Āṅgirasa et les Bhārgava, occupent une place centrale dans l’épopée du Mahābhārata, où ils représentent un certain type de brahmane capable de violence inouïe et prêt à briser toute règle, impunissable en vertu de son pouvoir surnaturel exceptionnel. La tradition magique aurait donc été élevée au rang de Veda afin de faire savoir aux dirigeants hostiles que l’usage de pouvoirs aussi terribles faisait partie intégrante de la culture brahmanique. En vertu même de ces pouvoirs, les brahmanes pouvaient aller jusqu’à prétendre à un poste de prêtre personnel auprès d’un roi qui n’accordait pas d’importance aux rites brahmaniques « classiques» du système solennel, puisque, par contraste, les rites atharvaniques, eux, étaient de première nécessité pour la guerre, à la cour et dans le cadre de la famille.

Enfin, Asko Parpola (2015) propose une interprétation plus radicale. Pour lui, l’Atharvaveda représente une religion (et une langue) à part entière qui ne fut que partiellement acceptée par les représentants de la religion du R̥gveda. Les épithètes «magique » et «populaire », appliquées à l’Atharvaveda, traduisent l’altérité de cette tradition aux yeux des représentants de la tradition du R̥gveda186. Selon Parpola, une première vague d’Indo-aryens187 (la plus 184 Shende (1950, p. 130) est d’une opinion similaire, mais il n’explicite pas les circonstances de ce déclin : « But when this sacrificial religion was on its decline, the religion of Aṅgiras [=Atharvaveda, voir I.4], which was restricted to the domestic affairs come [sic] into prominence and was recognised as one of the Vedas. »

185 ŚS 5.17-19, 12.4-5 ; PS 8.15, 9.15-16, 17.16-20. Voir Lubotsky 2007 et Bloomfield 1899, p. 76-77.

186 Parpola 2015, p. 130 : « These labels represent an attempt to understand the “Triple Veda” and the Atharvaveda as two sides of a single integral religion, rather than a single phase in the acculturation of two different religions: “Rigvedic” and “Atharvavedic”. »

187

Ou Indo-iraniens. Les indiens védiques s’identifiaient eux-mêmes au moyen de l’ethnonyme

ā́rya-, tout comme les iraniens (Witzel 2003, p. 27-29). La plupart des historiens n’admettent

qu’une seule vague d’Indo-iraniens, lesquels auraient immigré graduellement en Inde à partir du iiemillénaire avant notre ère (Parpola 2015, p. 76 ; Witzel 1995c, p. 3-4). Elle est documentée avec rigueur et précision au point de vue archéologique par Parpola lui-même au cours de son livre. Voir aussi Witzel (2003, p. 17, 25-27) et Oberlies (2012, p. 13). Sur les Indo-aryens, voir le volume édité par Erdosy 1995.

ancienne) serait arrivée dans la vallée de l’Indus auxxesiècle avant notre ère, et aurait mêlé sa religion à celle de la civilisation de l’Indus. La deuxième vague d’Indo-aryens, culturellement et linguistiquement représentée par les hymnes du R̥gveda, aurait rejoint la première dans la même vallée auxivesiècle avant notre ère, un demi-millénaire plus tard. Mais comme le note Jamison (2020, p. 242-243) dans son compte-rendu du livre en question, la différence linguistique entre les deux recueils d’hymnes n’est pas importante au point de pouvoir refléter deux branches séparées par un tel laps de temps. La langue de l’Atharvaveda est généralement analysée comme une forme un peu évoluée de celle du R̥gveda, avec quelques différences d’ordre dialectal. Les différences religieuses sont également négligeables. Les références mythologiques et les dieux sont identiques, la différence entre les deux recueils résidant dans la fonction rituelle des hymnes.

I.7.2. Une marginalité persistante malgré le succès chez les rois Quoi qu’il en soit, le fait est que les pratiques de l’Atharvaveda étaient initialement marginales au sein de la culture sacerdotale où elles se sont développées. Elles le sont en quelque sorte restées : paradoxalement, c’est après l’élévation de cette tradition au statut plein de « Veda» que l’on commence à rencontrer dans les textes normatifs des condamnations explicites de la magie hostile, désignée en des termes qui remontent au védique188. En même temps, cette littérature normative rend l’usage de la magie en question possible au roi, qui peut au besoin commander à son prêtre personnel, le purohita, d’effectuer des rites de sorcellerie189. Les sources internes et externes à la tradition atharvanique prescrivent le choix d’un brahmane de l’Atharvaveda pour la fonction de purohita, ou tout au moins d’un brahmane qui, quand bien même il appartiendrait à l’origine à l’un des trois Veda « canoniques», a une connaissance approfondie de l’Atharvaveda190. Le début de la période médiévale en Inde, du ve auxiiiesiècle de notre ère, coïncide dans les divers royaumes indiens avec le déclin du culte védique Śrauta dans le cadre du rituel royal, au profit des cultes liés à un dieu spécifique dans un temple où était installé son image, pratique totalement absente du culte védique traditionnel aniconique ; c’est surtout le culte de Śiva qui a primé dans cette période191. Le tantrisme śivaïte en particulier a connu un large essor, et il est intéressant de noter que ce mouvement, associé dans certaines de ses branches à des pratiques transgressives, a reconnu dans l’Atharvaveda une tradition différente par 188 Bloomfield 1899, p. 25-26 (abhicāra-, mūlakriyā-, etc. Voir I.2.1 et I.2.7).

189 Goudriaan 1978, p. 365 ; Sanderson 2004 (p. 233) et 2007 : qu’il soit question des Atharvavedin ou de leurs compétiteurs śivaïtes, il était nécessaire de maintenir un répertoire de rituel hostile utile aux chefs d’état belliqueux pour s’attirer leur patronage.

190 Voir les citations de textes dans Sanderson 2007, p. 204-205.

nature des trois autres Veda, et l’a identifié comme étant un «enseignement restreint», une tradition d’initiation comparable à la leur, permettant aux adhérents de la religion « mondaine » d’accéder à un niveau ésotérique supérieur192. AlexisSanderson(2007, p.225, note 56) parle même d’un culte hybride de « tantrisme atharvanique», comme dans le cas de l’Aṅgirasakalpa, dont le texte qui nous est parvenu n’est pas le manuel védique de rituel hostile, aujourd’hui perdu, qui était connu des commentateurs médiévaux du manuel atharvanique du Kauśikasūtra, mais un manuel tantrique qui entendait par son titre se parer du nom de la tradition védique de l’Atharvaveda (p. 203). Ce texte prend son origine chez les brahmanes de l’Atharvaveda Paippalāda de l’Odisha qui ont ainsi assimilé les rites du culte tantrique des Śākta Śaiva au début du iie millénaire (p.234-235). De manière générale, les prêtres qui accomplissaient les rites pour le roi selon le modèle védique traditionnel devaient aussi faire face à la compétition des prêtres des cultes nouveaux, qui possédaient leur propre répertoire de rites utiles au roi. Cet empiètement est discuté dans Sanderson 2004; il est utile d’en citer la description de deux stratégies qu’avaient les officiants śivaïtes pour accéder à une position près du pouvoir habituellement réservée au purohita atharvanique:

(3) the provision of a repertoire of protective, therapeutic and aggressive rites for the benefit of the monarch and his kingdom; (4) the development of Śaiva rituals and their applications to enable a specialized class of Saiva officiants to encroach on the territory of the Rājapurohita, the brahmanical expert in the rites of the Atharvaveda who served as the personal priest of the king, warding off all manner of ills from him through apotropaic rites, using sorcery to attack his enemies, fulfilling the manifold duties of regular and occasional worship on his behalf, and performing the funerary and other postmortuary rites when he or other members of the royal family (Sanderson 2004, p. 233).

Sandersonnote ailleurs les plaintes des prêtres śivaïtes qui s’insurgent contre les pratiques hybrides des prêtres vaidika (ou smārta) qui, sans avoir subi d’initiation tantrique, incorporent des rites de modèle tantrique dans leur répertoire pour s’adapter aux nouveaux besoins liés au temple, à l’installation de l’image, et au culte des dieux sous cette forme (Sanderson 2009, p. 250-251). Les prêtres śivaïtes insistaient bien sûr pour que seul un des leurs, initié et croyant, soit autorisé à le faire.

L’importance de l’Atharvaveda dans le choix du purohita ne semble pas avoir eu pour corollaire la faveur générale du roi pour les communautés de brahmanes atharvaniques: les inscriptions indiennes qui attestent de donations royales aux brahmanes sont nombreuses, mais les brahmanes de l’Atharvaveda y sont favorisés de façon minoritaire par rapport aux adeptes des autres Veda193.

192 Voir les citations de textes dans Sanderson 2007, p. 206.

193 Schmiedchen 2007, p. 356-357. Les inscriptions de donations en faveur des brahmanes de l’Atharvaveda sont attestées à partir du iveet jusqu’au xiiesiècle.

I.7.3. La marginalité à l’intérieur de la communauté brahmanique Mais quelle était la place de l’Atharvaveda au sein de l’orthodoxie brahmanique, constituée à cette époque par la communauté smārta opposée aux nouveaux développements tantriques? On a vu que l’Atharvaveda a trouvé une place de prédilection à la cour du roi, auprès des prêtres purohita. Ceux-ci, même s’ils étaient bien des brahmanes et accomplissaient pour le roi certains rites selon le modèle traditionnel, devaient toutefois s’adapter au culte du temple pour faire face à la compétition. Ils pouvaient de ce fait être considérés comme équivalents aux devalaka, les officiants du temple considérés comme déchus de leur caste par la communauté smārta et traités de upabrāhmaṇaḥ «sous-brahmane », voire même de brāhmaṇacaṇḍalaḥ « brahmane intouchable» (Sanderson2009, p.276-278). Cette attitude est reflétée à l’époque moderne parmi les brahmanes

vaidika de l’Andhra Pradesh194, qui qualifient les prêtres du temple avec grand dédain de « businessmen »; l’attitude des brahmanes smārta du Tamil Nadu est comparable (Sanderson 2009, p. 277). Le philosophe et dramaturge Bhaṭṭa Jayanta, auixesiècle de notre ère, alors que l’Atharvaveda possédait depuis un millénaire le titre de «Veda», juge encore nécessaire de rédiger une défense de son autorité comme tel, contre l’opinion courante voulant que l’Atharvaveda, n’ayant aucune utilité pour le rituel solennel dont s’occupent les autres Veda, soit dépourvu d’autorité195. Il est intéressant de noter que Jayanta attribue les doutes de ses adversaires à la crainte, à la haine, à l’ignorance, ou à la pitié (Kataoka 2007, p.317), ce qui pourrait refléter les émotions que suscitent l’Atharvaveda. Il tente de mettre en évidence les passages (objectivement minoritaires) où l’Atharvaveda a malgré tout une connexion avec le rituel Śrauta, mais affirme aussi que l’autorité de ce Veda doit être respectée pour ce qui concerne les rites qui lui sont caractéristiques, à savoir les rites visant à prévenir les dangers (śānti-), à accroître la prospérité (puṣṭi-), et à nuire aux ennemis par la sorcellerie (abhicāra-, voir I.3). Ces catégories post-védiques du rituel royal sont les mêmes pour lesquelles les nouveaux mouvements religieux, bouddhistes autant que śivaïtes, ont développé des répertoires comparables afin d’attirer l’attention des rois196.

Le nouveau statut de l’Atharvaveda a donc garanti qu’il soit préservé et 194 Voir la discussion plus haut sous I.2 des données publiées dans Knipe 2004.

195 Dans la section appelée Atharvavedaprāmāṇya de la Nyāyamañjarī ; voir Kataoka 2007. Il faut noter qu’« autorité » ici traduit pramāṇa-, proprement « moyen de connaissance valide ». Le contexte n’est pas théologique ; il s’agit d’un débat épistémologique sur la validité des cognitions. Kataoka propose des arguments en faveur de l’idée que Jayanta était lui-même un brahmane