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Atharvan est le nom primitif du prêtre-magicien en védique, emprunté à une langue de la civilisation de l’Oxus dans un passé reculé. L’histoire des noms de l’Atharvaveda, tradition védique marginale, révèle des réfections variées du nom de cette tradition, qui s’est sans cesse réinventée afin de renforcer sa position à l’intérieur comme à l’extérieur du cercle restreint des prêtres brahmanes d’où elle émane. On a d’abord tenté de gommer les associations anciennes avec la sorcellerie, qui comprenait la médecine, pratique impure, ainsi que le rituel hostile, pratique suscitant la division, au profit d’appellations nouvelles attirant l’attention sur les Bhr ̥gu et les Aṅgiras, évoquant plutôt la violence potentielle de brahmanes prêts à se défendre des agressions des rois en même temps que susceptibles de se montrer utiles à ces derniers. Une réaction négative moraliste à l’intérieur de la société des brahmanes a occasionné l’invention du nom « Brahmaveda», aux allures saintes, mais cette appellation n’a jamais été adoptée en dehors des textes de l’Atharvaveda. La survie finale du nom d’«Atharvaveda» pourrait refléter le succès de la tentative de promotion, à la fin de la période védique, de l’Atharvan comme représentant d’un aspect auspicieux de la tradition, par opposition à l’aspect terrible désormais associé à Aṅgiras ; elle reflète probablement aussi une préférence pour les noms euphémiques.

Le terme «magie », que je défends comme désignation de la tradition de l’Atharvaveda, a ses origines dans l’antiquité gréco-romaine (voir sous I.1.2). Le professionnel de la magie, dans cette aire culturelle comme dans celle de l’Inde 197 Bhattacharyya 1968, p. 39. Sur cette communauté voir aussi Witzel 1985b.

ancienne, avait droit à un titre ainsi qu’à une position publique en contexte politique : le mage198 en face du purohita, prêtre assistant du roi, instruit du savoir atharvanique. Mais c’est au Moyen-Âge européen que la magie s’est cristallisée comme concept dans la culture occidentale, et que le mot a adopté les contours sémantiques qu’on lui connaît aujourd’hui. Entre la magie occidentale et la magie védique, on peut dresser deux parallèles systémiques : l’idée du magicien comme savant, et celle d’un contexte religieux commun à deux modes rituels, l’un central, l’autre marginal.

La description du magicien védique comme un être agissant sur le monde par sa connaissance des connexions secrètes (voir sous I.1.1) rappelle la définition que le penseur médiéval Giordano Bruno donne du mage. Dans son traité De magia « Sur la magie », il décrit le mage comme « un homme alliant le savoir au pouvoir d’agir »199. De même, la description de la magie comme une science (scientia en latin, véda en védique) par Bérenger Ganell, dans la Summa sacre magice « La somme de la magie sacrée » de 1346, vaudrait aussi bien pour le monde védique: « La magie est une science qui consiste à contraindre les esprits mauvais et bons par le nom de Dieu, par leurs noms et par les noms des choses du siècle…la magie vise à contraindre l’esprit supérieur par le langage »200. Cette définition fait penser à l’expression caractéristique dans l’Atharvaveda nā́ma grabh- « saisir le nom », se référant au pouvoir d’assujettir tout être en prononçant son vrai nom201. Enfin, on peut citer Honorarius de Thèbes pour qui le mage (magus) est un philosophe, un homo

sapiens ; on retrouve la distinction entre le magicien sage, qui doit pour certains

impérativement être un prêtre, et la sorcière ignorante et démoniaque202. Le système rituel védique englobait une tradition majeure, celle vouée au culte Śrauta, et en même temps celle marginale de l’Atharvaveda, qui avait les mêmes bases pratiques et théologiques mais un rôle social différent. De manière comparable (mais pas identique), le christianisme fournissait un cadre commun aux rites de l’Église et aux pratiques magiques : les récits de la Bible, les noms des saints, l’autorité même de Dieu pouvaient être invoqués comme supports pour agir sur le monde (Delaurenti2007, p. 12; Rosier-Catach 198 Voir l’histoire du mage d’Antioche qui propose d’arrêter la peste dans Belayche 2007, p. 287.

199 Tunc magus significat hominem sapientem cum virtute agendi ; la traduction est de Sonnier et

Donné 2000, p. 12. Le passage est commenté par Bouchardeau (2014, p. 497-498) : « Le pouvoir d’agir sur les personnes et les choses a pour condition la connaissance de l’enchaînement global des causes et des effets dans la nature. »

200

Voir Rosier-Catach 2014, p. 15 ; je cite la traduction par Boudet et Véronèse 2014, p. 17, texte latin p. 18 : Magica est scientia artandi spiritus malignos et benignos per nomen Dei et

per nomina sua ac per nomina seculi rerum…magica est de verbo quo ad spiritualem superam coartandum.

201 Gonda 1970, p. 60 ; Oberlies 2012, p. 313. Pour un exemple, voir ici PS 3.9.7.

202 Voir Véronèse 2014, p. 425-426 et Rosier-Catach 2014, p. 566. La question des sorcières dans les hymnes védiques a été abordée brièvement plus haut, sous I.2.2.

2014, p.13). Parfois peu de choses distinguent la parole efficace d’un saint qui réalise des miracles sur demande, ou d’un prêtre qui exorcise un diable, de la parole d’un magicien ; on peut consulter l’étude comparée des miracles des saints et de ceux des sorciers au Moyen-Âge dansKlaniczay 2014. La marginalité, dans l’Église, de la figure de l’exorciste, prêtre « au troisième rang des ordres mineurs » comme l’explique Chave-Mahir (2014, p. 314), est comparable à la marginalité des spécialistes de l’Atharvaveda au sein de la communauté des prêtres brahmanes. Les contacts que les exorcistes étaient supposés avoir avec les esprits impurs les compromettaient, les exposaient à la corruption et brouillaient les frontières qui les séparaient des nécromanciens (Chave-Mahir 2014, p.323). Les penseurs médiévaux, intéressés qu’ils étaient à établir l’origine du pouvoir des formules sacramentelles d’une part (Rosier-Catach 2004), des formules magiques de l’autre, s’engagèrent dans un débat complexe sur l’efficacité de la parole dans tous les contextes où elle se manifeste (Delaurenti 2007). Certains soutenaient que le pouvoir des incantations était «naturel »203 et donc légitime. Mais c’est le camp opposé à cette vue qui sortit vainqueur du débat, en quelque sorte: la magie fut condamnée, les sorciers pourchassés à partir du quinzième siècle, victimes de l’opinion croissante selon laquelle leur pouvoir venait du diable (Delaurenti2007, p.36).

C’est ici qu’on notera une grande divergence avec le monde védique. Dans celui-ci, il n’y a jamais eu de débat sur l’origine de l’efficacité de la formule. Comme on verra dans le chapitre II, son efficacité a toujours été présentée par les poètes comme intrinsèque; l’idée qu’elle découlerait directement du pouvoir d’un être surnaturel précis, dieu ou démon, est absente de la pensée védique. Les dieux védiques occupent une place plus proche de celle des anges dans le monde chrétien médiéval auxquels on s’adressait surtout par des paroles aimables, par contraste avec les démons auxquels était réservé un langage insultant et autoritaire204. Mais jamais une divinité suprême védique ne délègue son autorité à l’officiant. Démons comme dieux, êtres animés comme inanimés, tous sont exploitables par la formule qui expose leur nature cachée, et donc leur mode de fonctionnement dans le monde. La formule elle-même, d’ailleurs, occupe la place d’un dieu suprême dans la pensée védique. Le mot neutre bráhmaṇ-, qui signifie «formule (poétique et efficace) » dans les hymnes védiques205, deviendra le nom du principe ultime auquel s’identifie l’âme (ātmán-) dans l’enseignement le plus célèbre des Upaniṣad de la fin de la période védique206. Ce concept est 203

Selon diverses acceptions de ce mot ; voir le résumé chez Rosier-Catach 2014, p. 532-539.

204

Voir, pour le Moyen-Âge européen : Véronèse 2014, p. 432, pour les anges ; Chave-Mahir 2014, p. 308, pour les démons.

205 Voir la discussion sous II.1.

206 Pour un traitement récent, voir Black 2007, p. 30-33. Cette idée est célèbre de par son importance pour l’école philosophique ultérieure du Vedānta, mais elle a souvent reçu trop d’attention, au point de fausser l’image des Upaniṣad, qui en réalité contiennent une grande variété d’enseignements, souvent contradictoires.

contenu en germe dans les hymnes de l’Atharvaveda207.

Ce n’était pas la source du pouvoir des formules magiques qui isolait l’Atharvaveda des autres formes de rituel au sein de la même société des prêtres brahmanes. C’était sa violence, les effets anti-sociaux liés à son emploi dans le contexte des rivalités entre brahmanes208. Ces rivalités constituaient un frein au projet de codification progressive d’un rituel solennel commun à tous les clans védiques, auquel des prêtres de familles et de clans différents devaient collaborer. Les rédacteurs du recueil d’hymnes Paippalāda ont aménagé ce dernier à l’usage des chefs militaires, pour qui le recours à la violence était acceptable et même attendu, car dirigé vers l’extérieur. Mais la magie, sous forme de malédiction, est restée le recours classique du sage courroucé dans la littérature sanskrite ultérieure, qui abonde en histoires relatant les conséquences terribles liées aux incorrections qui lui sont faites. L’Atharvaveda n’a pas été condamné en soi, mais ses spécialistes brahmanes sont toujours restés plus ou moins à part. Je souligne que l’Atharvaveda ne consiste pas uniquement en magie hostile, mais c’est cet aspect violent qui lui a valu d’être tantôt stigmatisé, tantôt adopté pour son utilité. Encore aujourd’hui, il m’est arrivé plusieurs fois en Inde en expliquant à un brahmane que j’étudiais l’Atharvaveda que celui-ci me réponde, sur le ton de la blague, qu’il devrait alors faire attention à ne pas s’attirer mon hostilité. Après des millénaires, l’Atharvaveda n’a pas cessé d’évoquer la sorcellerie.

207 Voir par exemple ici PS 3.38.1, où le bouc victime du sacrifice est identifié (par un jeu de mots !) à la parole qui précède tout, et qui est à l’origine du monde en tant que feu cosmique primordial. Il s’agit d’un de ces hymnes atharvaniques qui servent à un rite atharvanique spécifique visant l’immortalité au ciel.

208 En ce qui concerne la magie au Moyen-Âge européen, voir Gambale 2014, p. 365, sur la mauvaise langue qui nuit à l’ordre de la communauté.

II. Introduction

Dans le présent chapitre, je me tournerai vers les hymnes, unités poétiques récitées ou chantées lors du rite védique. Les recueils d’hymnes et de formules de l’Atharvaveda se rapprochent en grande partie du recueil d’hymnes le plus ancien du R̥gveda, car beaucoup de ce qui a été dit au sujet de la poésie du R̥gveda s’applique également, bien que dans une moindre mesure, à celle de l’Atharvaveda ; et le discours védique du poète capable d’agir sur le monde par ses mots, réflexion intégrée au contenu des hymnes, s’applique aux deux209.

Dans cette première section, je résumerai le discours poétique qui présente le pouvoir de la formule efficace comme résidant dans sa qualité poétique ainsi que dans la profondeur de la vérité exprimée.

Sous II.2, j’explorerai le rôle de l’énigme dans l’expression de la vérité