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Sous II.5, je reprendrai l’idée déjà avancée par d’autres de l’hymne védique comme discours rhétorique persuasif prononcé devant un public divin

II.5. La ruse poétique et rhétorique

II.5.1. L’interlocuteur divin

Selon Elizarenkova, l’analyse du style des hymnes védiques ne peut pas être séparée de celle de leur rôle rituel de communication avec la divinité. Cet aspect est également souligné par Pinault dans son exposé de «la structure de la prière indo-européenne » (2014, p. 231-234); il qualifie les hymnes du R̥gveda de «discours sacrés ». La nouveauté de l’hymne a pour fonction d’attirer l’attention du dieu, afin qu’il refasse ce qu’il a toujours fait par le passé, dans une vision cyclique du monde déjà mentionnée sous I.6. Elizarenkova (article de 1992, p.71) affirme que cette conception de la nouveauté, intimement liée, paradoxalement, à la perpétuation d’actes ancestraux, et surtout à l’idée que le contact avec le dieu nécessite d’être non seulement renouvelé mais rénové, ne s’applique qu’aux hymnes de louange classiques du R̥gveda; elle en exclut explicitement les « incantations». En réalité, cette conception informe de manière évidente la stratégie du poète atharvanique des « incantations» : le modèle des exploits légendaires des dieux et des ancêtres est constamment présenté comme étant au fondement d’une vérité sur laquelle s’appuie le présent effort rituel. Dans un hymne contre le démon du tétanos, cette stratégie est formulée explicitement:

PS 3.7.2cd

yathābhicakra devās tathāpi kr ̥ṇutā punaḥ||

« Tout comme vous avez exécuté [la guérison auparavant], ô dieux, faites de même encore une fois ! »

Un autre passage prête des contours mythiques plus détaillés au remède des dieux contre le tétanos, une amulette en bois appelée Jaṅgiḍa :

PS 11.4.1

indrasya nāma gr ̥hṇanta r ̥ṣayo jaṅgiḍaṁ daduḥ| devā yaṁ cakrur bheṣajam agre viṣkandhadūṣaṇam||

« Saisissant le nom d’Indra, les sages ont donné le Jaṅgiḍa, le remède que les dieux ont créé à l’origine, la perte du tétanos. »

On peut comparer le passage suivant du R̥gveda, où le verbe púnaḥ kar- « faire à nouveau, recréer » décrit l’action des dieux jumeaux, les Aśvin, qui rétablissent la santé:

R̥V 10.39.8ab

yuváṁ víprasya jaraṇā́m upeyúṣaḥ púnaḥ kalér akr ̥ṇutaṁ yúvad váyaḥ|

« Vous deux, vous avez recréé la jeune vitalité pour Kali, poète inspiré qui s’était approché de la vieillesse. »

Dans le R̥gveda comme dans l’Atharvaveda, l’être interpellé est abordé selon la même stratégie: on lui décrit sa nature, sa manière habituelle de se comporter — c’est-à-dire, qu’on lui présente la version souhaitée de sa nature, modifiée par analogie — dans le but de l’exhorter à accomplir l’acte qui lui est « naturel ». Dans l’Atharvaveda, simplement, cette stratégie est étendue à d’autres entités que les dieux majeurs, et ce de deux façons différentes.

II.5.1.1. Le réemploi d’un mythe connu

On peut mettre une situation actuelle en parallèle avec un récit mythique bien connu, en identifiant les éléments de la situation actuelle à ceux du mythe. L’instance présente est assimilée à un événement du récit mythique, et se transforme ainsi en fait accompli. Si l’on prend simplement les hymnes du livre 3 de la Paippalādasaṁhitā, en laissant de côté ceux qui ont des parallèles dans les R̥g- et Yajur- Veda, cette tendance ne fait pas de doute : il serait difficile de trouver un hymne contre les serpents qui ne tire pas parti du mythe fondamental d’Indra, héros tueur du serpent Vr ̥tra, ainsi que de celui, plus obscur, du cheval Paidva; les hymnes 9 et 16 ne font pas exception. Les mythes d’Indra libérant les eaux sont exploités dans l’hymne 4 aux eaux médicinales, ainsi que dans tous les hymnes royaux et martiaux. Ces derniers identifient de manière plus ou moins explicite le roi avec Indra, roi divin associé aux temps de guerre, et parfois avec Varuṇa, roi divin associé aux temps de paix, ainsi qu’avec le dieu soleil, au point qu’il est souvent difficile, mais c’est là une difficulté voulue par le poète, de dire qui du roi ou du dieu est le destinataire des exhortations. Le mythe du «bouc émissaire » divin, Trita Āptya, est exploité dans les hymnes 8 et 30 pour rejeter le (mauvais) sommeil, manifestation de la culpabilité, sur l’ennemi. Le mythe de la terre sauvée par le sanglier, récit d’un avatar de Viṣṇu bien connu aujourd’hui, joue un rôle essentiel dans l’hymne 15 pour un antidote contre le poison. Le mythe des chiens du dieu de la mort Yama, qui guettent le chemin des défunts, donne la clef de l’hymne 22, adressé à une herbe qui découvre les démons et les sorciers. Le mythe d’Agni, entre autres dieux qui possèdent l’épouse avant de la remettre à son mari humain, est exploité dans l’hymne 39 pour justifier la fécondation nouvelle par Agni lui-même (ou par l’officiant brahmane ?) d’une femme qui a fait une fausse couche; le mythe de Mārtāṇḍa, avorton de la déesse Aditi, joue également un rôle ici. Soma, en tant que dieu védique de l’amour, rôle qui ne lui avait pas été reconnu jusqu’ici (Spiers, à paraître (2)) est invoqué dans le charme d’amour 37 pour exciter le désir de l’objet, tout comme Indra est invoqué dans le R̥gveda pour tuer les ennemis. Les charmes d’amour 28 et 29 ont également recours à un mythe de Soma, et identifient les herbes employées à ce dernier. Enfin, les traits emblématiques de tous les dieux majeurs du panthéon védique jouent un rôle plus ou moins important dans tel ou tel passage des hymnes du livre 3. Les prédécesseurs légendaires des prêtres, dieux et sages, constituent des modèles assumés pour accéder au ciel dans les hymnes sacrificiels 25 et 38.

II.5.1.2. La divinisation ad hoc

Dans le cas des hymnes atharvaniques qui ne font mention ni d’une divinité majeure du panthéon védique, ni d’un grand récit mythique, on peut constater que l’on s’adresse toujours directement à une entité divinisée (ou démonisée), de la même façon que l’on s’adresse aux dieux classiques. Les qualités attribuées à cette entité peuvent fournir le point de départ d’une mythologie propre. On s’adresse habituellement aux eaux et aux herbes médicinales devenues déesses, mais d’autres êtres sont invoqués de la même façon : les déesses que sont la corne de l’antilope (2.2) et certaines étoiles (2.4) dans l’hymne 2 contre une maladie; la maison devenue déesse dans les hymnes 20 et 26 ; le bois dont est faite une amulette divinisée (hymnes 3 et 13). Parfois, quelques impératifs suffisent à personnifier de manière ad hoc des objets très précis : les lanières du siège du char transportant le démon sont interpellées en 7.4.

Elizarenkova(1992, p.74-75) souligne l’importance particulière que revêt le nom de la divinité dans les hymnes de louange du R̥gveda, visible par la grande place qu’occupent les vocatifs et les épithètes dans ces hymnes, mais aussi par les échos phonétiques de ces noms, que le poète fait résonner jusque dans les terminaisons grammaticales, les suffixes, les pronoms, et dans tous les sons qui s’enchaînent. La même chose vaut pour l’Atharvaveda, y compris pour les hymnes qu’Elizarenkova qualifie d’« incantations» et exclut de son propos. En témoigne l’explosion du nombre d’épithètes qualifiant les envies personnifiées, qui attaquent sous forme de flèches l’objet à séduire dans l’hymne 37; de même pour les épithètes de la maison divinisée (20 et 26), ainsi que celles des herbes magiques (22, 28, 29). L’hymne 10, adressé au dieu de la mort, est riche en épithètes qualifiant ce dieu ; cet hymne aurait tout de l’hymne classique de louange, n’eussent été le destinataire insolite et la prière finale, emblématique de l’Atharvaveda: «Va chez qui nous hait, tue celui que nous haïssons !». L’accent mis sur les noms est patent dans la formule déjà mentionnée sous I.8, «saisir le nom», comme dans la référence aux quatre-vingt-dix-neuf noms des antidotes au poison en 9.6-7.

Comme on le voit, cet aspect communicatif essentiel aux hymnes ne se limite pas, surtout dans l’Atharvaveda, au destinataire divin ou divinisé supposé apporter son aide. On s’adresse aussi directement à la force hostile pertinente, le démon de la maladie, l’adversaire militaire, le rival amoureux ou même le sujet réticent qu’on veut séduire. Dans le cas des démons, le ton de la « louange» devient sarcastique et railleur, similaire à celui qu’on emploierait face à un rival humain269. On s’adresse en outre au « client», c’est-à-dire la personne qui bénéficie du rite dans lequel s’insère l’hymne en question. Les trois types d’interlocuteurs peuvent apparaître dans un même hymne: la puissance qui aide, la puissance ennemie, les humains concernés par le rite. De plus, l’identité 269 On rencontre un exemple de louange sarcastique dans le présent travail en PS 3.7.4 ; sur la pratique consistant à ridiculiser son rival, voir Kuiper (1960, p. 277) et Watkins (1995, p. 544).

du locuteur change presque aussi souvent que celle de l’interlocuteur.

Faraone (1991, p.20) critique le procédé artificiel qui consiste à séparer les incantations des prières (ou la «magie » de la «religion ») selon le critère de la présence ou non des dieux dans la formule, dans le domaine de l’antiquité grecque. Cette critique vaut aussi pour les hymnes atharvaniques. Comme le note Faraone, le fait que la puissance invoquée soit maléfique ou bénéfique n’affecte en rien la croyance selon laquelle cette puissance peut, au moyen d’une approche rituelle adaptée, se laisser persuader et exaucer le souhait du sujet, que ce souhait soit lui-même maléfique ou bénéfique. On a vu sous II.3 que l’idée du pouvoir intrinsèque des mots est finalement une conception idéologique inhérente au discours poétique védique, commune aux hymnes du R̥gveda et à ceux de l’Atharvaveda. La force de la parole du poète n’est pas absolue, malgré ses protestations: elle reste assujettie à la réception des autres êtres humains, divins et démoniaques. Il ne serait donc pas correct de séparer le R̥gveda de l’Atharvaveda sur la base d’un rapport aux dieux supposé divergent, et sur cette base d’opposer la « religion» de l’un à la «magie » de l’autre. Citons à titre d’exemple la remarque suivante, faite au cours d’une discussion de la sémantique de la prière en védique:

« Par ailleurs, les hymnes de l’Atharvaveda sont pour la plupart des charmes magiques, qui visent à obtenir des succès très concrets ou à éliminer des maux divers, dans le cadre de la vie quotidienne ; les dieux restent à l’arrière-plan, car ce sont les paroles du sorcier qui agissent par elles-mêmes, ou qui font agir des remèdes (plantes) et des amulettes » (Pinault 2014, p. 223).

J’espère avoir montré ici que cette position mérite d’être nuancée. Dans le R̥gveda comme dans l’Atharvaveda, le poète insiste sur le fait que ses paroles agissent par elles-mêmes, mais d’autres indices montrent que le poète considère lui-même que ce pouvoir découle de la force du discours persuasif et poétique. La différence tient à l’extension croissante des champs d’application de ce dispositif pour établir un rapport avec le divin, ainsi que de ce qui peut être divinisé. Dans l’Atharvaveda, en quelque sorte, le panthéon s’ouvre par moments même aux remèdes et aux amulettes divinisés, mais les dieux majeurs, dont Indra, ne disparaissent jamais.

Un fait reste néanmoins indéniable: la poésie des hymnes de l’Atharvaveda est nettement plus simple, de manière générale, que celle des hymnes du R̥gveda, et sans doute moins lyrique. La « beauté du discours» qui marque la poésie du R̥gveda, soulignée parPinault(2014, p. 230), est généralement moins évidente dans les hymnes de l’Atharvaveda. Il est vrai pourtant que certains hymnes de l’Atharvaveda témoignent d’une recherche particulière de l’insolite, dans le prolongement de la tradition r ̥gvédique de l’énigme. Néanmoins, ces énigmes ne recherchent pas une obscurité mystique telle qu’elle prétende transcender la raison: ce sont des stratégies rhétoriques qui visent plutôt à déclencher un changement d’optique automatique dans la compréhension de l’auditeur, de façon à ce que ce qui était irréel devienne réel, d’abord au niveau des mots,

puis au niveau de la réalité, dans une itération de la vérité efficace du poète védique.