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I.5. Aṅgiras en tant qu’Atharvan

I.5.1. Un nom propre et un nom de prêtre

Si les hymnes ne corroborent pas l’idée qu’Atharvan et Aṅgiras symbolisent les pratiques médicinales et hostiles respectivement, à quoi correspondent-ils? Il est probable que le terme átharvaṇ- désigne non pas une famille spécifique à 152 Le nom vient du fait que l’hymne emploie des mots relevant du registre familial pour les membres de la famille.

153 kārú- peut parfois avoir un sens rituel technique comme titre d’un chantre ; voir Köhler 2018,

p. 114.

côté de celle des Aṅgiras, mais un titre de prêtre, peut-être « prêtre du feu» comme ce mot est effectivement traduit dans quelques-unes de ses occurrences rg ̥védiques par Jamisonet Brereton155. L’idée qu’il puisse s’agir d’un titre et non d’un nom de famille avait déjà été proposée par Macdonell, après examen de l’ensemble des occurrences156. Les Atharvan figurent dans le R̥V et dans l’AV comme des instituteurs du culte, les premiers à allumer le feu rituel. Le mot átharvaṇ- lui-même est le reflet védique d’un nom de prêtre indo-iranien *atharwan, dont le correspondant avestique est āϑrauuan-/aϑaurun-157. Une strophe du R̥gveda contient les trois noms, Aṅgiras, Bhr ̥gu et Atharvan, employés dans les premières désignations de l’Atharvaveda discutées sous I.3 :

R̥V 10.14.6 (repris PS 18.63.1/ŚS 18.1.58)

áṅgiraso naḥ pitáro návagvā átharvāṇo bhŕ ̥gavaḥ somyā́saḥ| téṣāṁ vayáṁ sumatáu yajñíyānām ápi bhadré saumanasé syāma||

« Les Aṅgiras, nos pères, les Navagva, des prêtres Atharvan, les Bhr ̥gu, dignes du Soma — puissions-nous être en faveur auprès de ceux-ci, qui sont dignes du culte, et aussi, dans leurs bonnes grâces »158.

Le mot átharvaṇ- est normalement traduit comme un nom propre159mais je le traduis ici comme un titre en apposition au nom propre précédent: ainsi, trois noms propres (Aṅgiras, Navagva, Bhr ̥gu) sont accompagnés de trois épithètes («pères », « prêtres Atharvan», « dignes du Soma»). Il est possible que chacune 155 J-B 2014 (R̥V 8.9.7, 10.87.12, 10.92.10). L’idée de Bloomfield (1899, p. 1) selon laquelle ces noms de « prêtres du feu » ont été associés avec l’Atharvaveda parce que celui-ci relevait du rituel domestique, supposé centré sur le feu rituel, par contraste avec le rituel solennel, supposé centré sur l’offrande de Soma, ne peut être admise : tout le rituel védique, domestique et solennel, est centré sur le feu, et il n’y a pas d’offrande de Soma sans feu. En outre, comme Bloomfield le montre lui-même, l’Atharvaveda ne relève pas uniquement du rituel domestique.

156 Macdonell 1897, p. 141. Dans Macdonell et Keith (1912, p. 17), il est noté que le don de vaches aux Atharvan comme récompense de leur travail rituel en R̥V 9.11.2 pourrait faire supposer une référence à une famille particulière, mais les autres occurrences n’ont rien de concluant, et on pourrait simplement comprendre que le don a été fait aux prêtres.

157 Lubotsky 2001, p. 303. Voir EWAia sous átharvaṇ- « Priester ; Name des ersten Priesters des Vorzeit (R̥V+) ». Le rapprochement étymologique de la première partie *athar- avec le nom indo-iranien du feu *ātr° est généralement rejeté. Comme noté I.1.3, il s’agit d’un emprunt à une langue non indo-iranienne.

158

Les Navagva sont un sous-groupe des Aṅgiras ; voir Shende 1950, p. 115. Ils apparaissent avec les Aṅgiras aussi en R̥V 10.108.8.

159 Jamison et Brereton 2014 : « The Aṅgirases, our forefathers, the Navagvas, the Atharvaṇas [sic], the Bhr ̥gus deserving of soma—may we be in the favor of these who are deserving of the sacrifice; may we be also in their propitious benevolence » ; de même Geldner : « Unsere Väter, die Aṅgiras’, die Navagva’s, die Atharvan’s, Bhr ̥gu’s, die Somawürdigen—in der Gunst dieser Opferwürdigen und in ihrem glückbringenden Wohlwollen möchten wir sein. »

des épithètes s’applique aux trois noms propres160.

C’est un fait qu’Atharvan ne donne son nom à aucun gotra (lignée de brahmanes), contrairement à Bhr ̥gu et à Aṅgiras, d’où dérivent les noms de famille « Bhārgava» («descendant de Bhr ̥gu ») et « Āṅgirasa» (« descendant d’Aṅgiras») qu’on rencontre aujourd’hui encore en Inde (la graphie est bien sûr flottante en pratique). Parmi les gotra mentionnés pour les brahmanes de l’Atharvaveda bénéficiaires de donations dans les inscriptions recensées par Schmiedchen (2007, appendices p.374-376), on trouve les Bhārgava, mais aucune mention n’est faite des Āṅgirasa, et encore moins d’un nom qui ferait référence à Atharvan. Bhr ̥gu, Aṅgiras, et Pippalāda sont les sages atharvaniques emblématiques de la littérature rituelle médiévale; Atharvan ne semble pas jouer ce rôle (Griffiths et Sumant 2018, p.lvii). Atharvavedapariśiṣṭa 2.2.3 désigne spécifiquement un Bhr ̥gu instruit dans la science atharvanique comme meilleur candidat au poste de purohita, chapelain du roi161. Une autre strophe du R̥gveda semble faire des Bhr ̥gu une famille qui continue la tradition sacerdotale de l’Atharvan:

R̥V 10.92.10cd

yajñáir átharvā prathamó ví dhārayad devā́ dákṣair bhŕ ̥gavaḥ sáṁ cikitrire||

« Le premier prêtre Atharvan distribua [la gloire] par les rites. Les dieux et les Bhr ̥gu, par leurs compétences, perçoivent de la même façon »162.

Les prêtres Atharvan sont toujours associés au culte ancien. Les prêtres du feu actuels (du point de vue du locuteur dans l’hymne) sont appelés uśíj-: deux strophes après cette dernière, le locuteur de l’hymne s’appelle lui-même ainsi: R̥V 10.92.10 na uśíjām «de nous, les prêtres du feu ». Il est d’ailleurs possible que l’idée d’«Atharvan» dans le rôle du prêtre et «Aṅgiras » dans celui du poète fasse écho aux deux rôles rituels védique et avestique du uśíj/usig «prêtre du feu» et du kaví /kauui «poète-sage », selon l’explication deJamisonet Brere-ton:

Originally, however, the kaví /kauui may have had specific ritual functions within the forerunners of the Avestan and Vedic rites. Those functions may have complemented

160 Le prêtre Atharvan n’est pas étranger au culte du Soma ; il porte une coupe de Soma à Indra en PS 18.74.6, dans un hymne funéraire.

161 Sanderson 2007, p. 205, note 30. Les Pariśiṣṭa ou « appendices » de l’Atharvaveda forment un corpus composite dont les différents livres ne sont pas tous de la même époque, mais ils ne doivent pas du moins être antérieurs au début de notre ère. AVPariś 40, par exemple, est daté de la seconde moitié de notre ère. Voir Bisschop et Griffiths 2003, p. 323-324, avec référence à Modak 1993.

162 Voir Jamison et Brereton 2014 : « The first Atharvan (priest) distributed it through sacrifices. The gods and the Bhr ̥gus perceive with like mind through their skills » ; différemment Geldner 1951 : « Durch Opfer stellte zuerst Atharvan die Ordnung fest; die Götter und die Bhr ̥gu’s waren in ihren Bestrebungen eines Sinnes. »

those of another figure, the uśíj, a term that also has an Avestan cognate, usig. Although anciently the uśíj/usig may have been a specific priestly office, the R̥gveda uses the term

uśíj to describe various priests who tend the ritual fire. To give the sense of as a technical

term for such a category of priests, we have translated it as “fire-priest.” So then, likely reflecting a very ancient distribution of roles, the uśíj priests were masters of ritual action, while the kaví was the master of words and knowledge » (Jamison et Brereton 2014, p. 30).

Enfin, on notera que dans l’explication du nom de l’Atharvaveda qui figure dans l’épopée du Mahābhārata (5.18.5), Aṅgiras seul apparaît sous la forme d’un personnage, alors qu’Atharvan désigne un genre de formules: Aṅgiras loue Indra avec les formules atharvaniques; Indra déclare donc que ce Veda portera le nom d’atharvāṅgirasaḥ, la combinaison des deux éléments (Bloomfield 1899, p.27).

L’Atharvan est donc un type de prêtre associé à une époque légendaire, et il est obsolète par rapport au culte Śrauta. Même le Gopathabrāhmaṇa et la littérature rituelle atharvanique ultérieure semble vouloir abandonner la connexion à Atharvan: ils essaient de s’intégrer au culte Śrauta en se réclamant le poste du prêtre «Brahman », en parallèle à leur promotion de l’appellation «Brahmaveda», comme expliqué sous I.3.2; ils préfèrent les « Bhr ̥gu et Aṅgiras» (bhr ̥gvaṅgirásaḥ) aux «Atharvan et Aṅgiras » (atharvāṅgirásaḥ). L’Anukramaṇī de l’Atharvaveda attribue plus de la moitié des hymnes de l’Atharvaveda (Śaunakīya) à « Atharvan» et à « Brahman »; Stanley Insler, ayant noté qu’il s’agissait de deux noms génériques et suite aux résultats de son étude comparée des techniques employées par les différents poètes des R̥g-et Atharva-veda, a suggéré en hypothèse l’idée que les vrais poètes de l’AV étaient les descendants de Kaṇva et d’Aṅgiras, les familles responsables des livres 1 et 8 du R̥gveda:

« All these facts point to the notion that Kaṇva poets and their cousins, the Aṅgirases, are really the authors hidden behind the general r ̥ṣi names Atharvan and Brahman, to whom the very poor Atharvan Anukramaṇīs ascribe more than 50 percent of Śaunaka’s

sūktas. This proposal can be supported linguistically, which I shall undertake on another

occasion » (Insler 1998, p. 17).

Asko Parpolavoit aussi l’Atharvan comme nom d’une tradition représentée par les poètes des familles de Kaṇva et Aṅgiras (2015, p. 303).Witzel, suite à son travail sur les auteurs du R̥g- et de l’Atharva-veda163, remarque dans un article ultérieur:

« Interestingly, the clans of the authors of both texts [les Saṁhitā du R̥gveda et de l’Atharvaveda, C.S.] are largely the same: most of them belong, directly or indirectly (by alleged adoption) to the Aṅgiras and the Bhr ̥gu. The AV was originally called “the

(text) of the Atharvans and Aṅgiras” or “the (text) of the Bhr ̥gu-Aṅgiras”. In order to be acceptable as an official śrauta collection (saṁhitā) of the Kuru realm, the old sorcery texts had to be “adopted” or reworked by priests/poets belonging to these famous clans » (Witzel 1997a, p. 278, note 85).

Mais plus tôt dans le même article, il souligne plutôt les Kāṇva à la place des Bhr ̥gu :

« It has not been recognized that when R̥gvedic composition (mainly by Āṅgirasa, Kāṇva, poets164) ended, this tradition was continued by the same Āṅgirasa Brahmins with the speculative hymns of the AV » (Witzel 1997a, p. 276 ; voir aussi p. 293).

En réalité, Thieme (1952, p. 122) avait déjà suggéré que l’Atharvaveda représente les derniers efforts de composition active de poésie rituelle, mais il ne mentionne pas spécifiquement les familles de poètes impliquées. Quoi qu’il en soit, «Atharvan» n’est jamais identifié comme un nom propre humain attribuable à une lignée (semi-)historique de prêtres-poètes. Ce sont d’autres, surtout Aṅgiras, mais aussi les Bhr ̥gu, qui sont liés dans diverses variations sur le nom de l’Atharvaveda (I.3) à la continuation de la tradition attribuée aux prêtres Atharvan. Si, à la différence des Bhr ̥gu et des Aṅgiras, les Kaṇva n’ont jamais figuré parmi les divers noms de l’Atharvaveda, c’est parce que leur nom était déjà devenu synonyme de «démon » dans les hymnes mêmes de l’Atharvaveda. Les hymnes ŚS 2.25 et PS 4.13 sont dirigés contre les Kaṇva «mangeurs de fétus», garbhādá- (ŚS 2.25.3c/PS 4.13.6c), et «effaceurs de vies», jīvita-yópana- (ŚS 2.25.4b/PS 4.13.5d). Karl Hoffmann (1940=1975, p.15-28) a montré que le nom káṇva- signifie en réalité « sorcier». Il s’agit d’un reflet dialectal de kr ̥ṇva-165 «qui agit (par la magie)» (voir I.2). La 164 Les Āṅgirasa et les Kāṇva sont d’ailleurs liés dans la création de la compilation liturgique multi-familiale pour l’offrande de Soma du livre 9 du R̥gveda, comme l’a montré Theodore Proferes (2003b ; voir p. 16-18), en collaboration avec les Ātreya, auteurs du livre 5 du R̥gveda. Il s’agit d’une innovation rituelle qui s’inscrit dans l’évolution vers un système unifié, avec une liturgie unique, au service du regroupement politique d’un certain nombre de clans védiques (voir sous I.7). Ce fait rejoint l’idée d’une connexion particulière entre l’Atharvaveda et la sphère politique, s’il s’avère que ces Āṅgirasa et les Kāṇva sont aussi responsables pour la rédaction en recueil de l’Atharvaveda. Proferes analyse également un certain nombre de cérémonies royales de l’Atharvaveda dans son livre de 2007 sur le rituel royal védique. Le mouvement d’unification rituelle et politique s’accompagne de la composition d’hymnes en faveur de la concorde (voir dans le présent travail PS 3.23, fait sur le modèle du dernier hymne du R̥V, 10.191). Il s’agissait de dépasser le monde de rivalité violente entre prêtre-poètes individuels, entre familles, entre clans védiques. Voir Proferes 2007, p. 12 : « No longer were rites undertaken by members of a single priestly lineage, as they were in the period reflected in the R̥gvedic compositions themselves; this state of affairs accentuated divisions and encouraged rivalry between different priestly families ». Pourtant, curieusement, c’est la magie hostile caractéristique de l’Atharvaveda qui reflète le mieux l’ancien mode de compétition virulente.

réputation violente des Kaṇva a finalement éclipsé leur dignité de poètes brahmanes du R̥gveda; en tout cas leur nom n’a jamais été mis en avant par ceux qui défendaient le statut de l’Atharvaveda en général. Comme on l’a vu, le Gopathabrāhmaṇa de l’Atharvaveda présente une tentative de promulguer le nom « Brahmaveda» (I.3.2), purgé de toute référence au nom d’une famille potentiellement mal réputée.