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Sous II.5, je reprendrai l’idée déjà avancée par d’autres de l’hymne védique comme discours rhétorique persuasif prononcé devant un public divin

II.5. La ruse poétique et rhétorique

II.5.2. Trois cas de figure de la « ruse poétique»

II.5.2.2. L’irrégularité métrique

L’irrégularité métrique peut concourir au même phénomène d’inscription dans la strophe de l’état d’affaires souhaité. Knobl (2003=2009, p. 185-188) en a identifié quelques exemples r ̥gvédiques, parmi lesquels R̥V 7.20.6a nū́ cit sá

bhreṣate jáno ná reṣan « Cet homme ne sera jamais blessé, ni se fera mal »

(«That man shall not get hurt at all, shall not come to harm»). L’idée de blessure est niée de façon forte non seulement par les particules, mais aussi par l’impossibilité métrique d’une césure dans le vers: la forme verbale bhreṣate «sera blessé », placée de façon à occuper toutes les positions où la césure pourrait tomber, rend la ligne indivisible. Cette irrégularité métrique, soutient Knobl, doit être comprise comme étant l’intention du poète, qui crée ainsi une ligne «invulnérable» à la césure, à l’image du sujet invulnérable à la blessure. De la même façon, en R̥V 2.20.1d, le participe íyakṣantaḥ «en essayant d’obtenir [ta faveur, sumnám] » occupe la même place, rendant la césure impossible : l’absence de coupure métrique suggère ici par analogie l’absence d’interruption dans les efforts de ceux qui recherchent la faveur du dieu.

L’irrégularité métrique peut également être imputée à un manque de syllabes dans le quart de vers. En R̥V 10.129, hymne maintes fois discuté pour ses énigmes, le premier hémistiche de la dernière strophe est laissé incomplet du point de vue du sens comme de la métrique, ce qui appelle une réaction de l’auditeur qui ressentira le besoin de combler ce vide à la fois rythmique et logique:

R̥V 10.129.7

iyáṁ vísr ̥ṣṭir yáta ābabhū́va yádi vā dadhé yádi vā ná|

yó asyā́dhyakṣaḥ paramé vyòman só aṅgá veda yádi vā ná véda||

« Cette création, d’où elle est issue, si elle a été fondée [par un dieu créateur] ou non, — celui qui surveille ce [monde] au plus haut firmament le sait seul, — à moins qu’il ne le sache pas »277.

Knobl(2008) propose que le mot manquant soit dhātrā́ « par un fondateur », nom d’agent à l’instrumental auquel on pourrait s’attendre après le passif

dadhe, de la même racine. Le fondateur en question serait un dieu suprême,

mais le poète aurait omis son nom précisément parce qu’il doute qu’un tel être existe. Le vide laissé par cette omission est le reflet de l’absence du dieu suprême. Brereton (1999, p. 255, 258) suggère que le but serait même de faire réfléchir l’auditeur, de pousser son esprit à une réflexion personnelle sur l’origine du monde.

Dans un but bien moins théologique, le début du charme d’amour PS 3.37 présente dans son quart de vers initial un déficit de syllabes analogue (6 au lieu des 8 requises) :

PS 3.37.1

smara smaro (a)si (…) devair datto asi smara| amuṣya mana ā smara yathāhaṁ kāmaye tathā||

« Souviens-toi, tu es le souvenir amoureux, [ô Souvenir amoureux]. Tu es donné par les dieux, ô Souvenir amoureux. Fais que son278esprit se souvienne [de moi] ! — c’est ce que je désire279. »

ShrikantBahulkar280a remarqué qu’une ligne d’anuṣṭubh parfaite résulterait de l’ajout du vocatif smara à la fin du premier pāda (à la place de (…)) ; on trouve ce vocatif à la fin des deux pāda suivants. Ainsi apparaîtrait, à l’intérieur de la première phrase smara smaro asi smara, une suite de trois éléments différents du point de vue de l’analyse grammaticale mais presque identiques au plan phonique: dans l’ordre de leur traduction ici, (1) smara, impératif de la racine smr ̥- « se souvenir»; (2) smaraḥ, nominatif du nom smará-«souvenir» et nom du dieu de l’amour; (3) smara, vocatif du même nom. Il s’agit de rappeler au dieu de l’amour Smara l’étymologie de son propre nom, une manière de concentrer son pouvoir afin de s’en servir. L’omission du vocatif 277 Traduction de Renou 1956, p. 126, mis à part le pāda b dont il est question ici, que Renou traduit par « si elle a fait l’objet ou non d’une institution. »

278

Le pronom démonstratif employé dans la formule doit être remplacé par le nom de l’homme en question lors du rite.

279 Il s’agit d’une formule de refrain attesté six fois dans la PS, non seulement dans des charmes d’amour, toujours en fin d’hémistiche ; elle n’est pas à lier syntaxiquement à ce qui précède dans la strophe. Comme le remarque Griffiths (2009, p. 84 : « just the way I want »), ce refrain est employé en-dehors de la PS seulement en R̥VKh 3.15.11d, dans un charme d’amour.

280 Remarque faite suite à ma présentation de cet hymne à la World Sanskrit Conference 2018, à Vancouver.

invite l’interlocuteur, le dieu, à le compléter lui-m̂̂eme, et ainsi à se présenter et à agir dans l’intérêt rituel de la femme qui l’invoque.

Par contre, la lacune pourrait aussi être due au procédé d’abréviation de la tradition manuscrite de l’Atharvaveda (ŚS et PS): si un mot (ou une série de mots, un refrain) est répété au moins trois fois en début ou en fin de pāda, le scribe omet le mot entre la première et la dernière occurrence (voirGriffiths 2009, p.xxxiv-xli). Si c’est le cas ici, la lacune ne reflète donc pas l’intention du poète. Quoi qu’il en soit, cette strophe fournit en même temps un autre exemple du jeu de mots à double sens servant de renforcement à un discours persuasif. On ne peut pas distinguer formellement l’impératif du vocatif de

smará-, ce qui fait que tous les smara pourraient aussi bien être des impératifs

que des vocatifs : « ô Smara/souviens-toi »281.

On rencontre un autre exemple d’un déficit de syllabes suggérant le nom d’une divinité en PS 3.36.4. Le poète affirme connaître « ce qui plait à Indra » et son « nom secret », mais au lieu de prononcer ce nom, il laisse une lacune de deux syllabes à la fin du premier hémistiche, alors que les autres lignes de la strophe sont parfaitement régulières du point de vue de la métrique. Je renvoie au commentaire sur cette strophe dans la partie Édition du présent travail.

281 La PS ne transmet pas les accents, mais de toute façon ni smara impératif ni smara vocatif n’aurait d’accent en fin de pāda. Un cas de répétition du mot smara est noté dans Gotō 1987 (p. 335-6, note 823/824) : la phrase kráto smára klibé smara est répétée avec et sans accent dans une certain nombre de textes, avec deux à quatre fois le mot smara à chaque fois.