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La différence entre l’identification d’un énoncé performatif et l’interprétation performative du rituel

Sous II.5, je reprendrai l’idée déjà avancée par d’autres de l’hymne védique comme discours rhétorique persuasif prononcé devant un public divin

II.3. Les limites de l’utilité de la notion de performativité

II.3.1. La différence entre l’identification d’un énoncé performatif et l’interprétation performative du rituel

On verra que les remarques critiques deGardner(1983) au sujet de certains travaux d’anthropologie, parmi lesquels celui de Tambiah 1973, s’appliquent aussi aux travaux sur les hymnes védiques qui font appel au concept de performativité. Ces travaux ne distinguent pas entre l’identification formelle d’un énoncé performatif comme élément d’un rite et l’interprétation générale du rite comme ayant une nature performative, c’est-à-dire ayant un effet immédiat de par le fait même de l’accomplir.Gardnerécrit:

« Both Tambiah and Ahern have made the mistake of characterising the whole of a complex sequence of acts in terms of the properties of certain parts of them. A ritual to exorcise ghosts or to enlist the aid of the ancestors may involve illocutionary acts but this does not mean that the ritual as a whole is performative in the required sense » (Gardner 1983, p. 349).

Les « illocutionary acts » se réfèrent ici aux énoncés performatifs, en tant qu’actes de langage dont on peut décrire la force illocutoire. Pour reprendre les mots d’Irène Rosier-Catach, « la force illocutoire (ou illocutionnaire) pourrait se définir comme ce qui, dans une séquence linguistique, détermine la nature de l’acte qui sera réalisé par le locuteur en énonçant cette séquence» (Rosier-Catach 2014, p. 513). En réalité, comme le constate Rosier-Catach, la distinction entre la force illocutoire et la force perlocutoire (tous

les effets environnants dont l’énoncé est la cause233) s’avère malaisée pour les formules de la magie ancienne en général (Rosier-Catach 2014, p. 525). Vu l’ambiguïté du statut de la formule magique en ce qui concerne la nature de ses effets, il faudrait d’autant plus se garder d’en tirer une explication globale du rite dans lequel la formule s’insère. Pour qu’on puisse qualifier un rite entier de performatif, il faut qu’il constitue à lui-même son propre effet. Je cite la description de la « procédure » performative deGardner:

« Another way of isolating the key feature of performatives (of any kind) is to say that a procedure is performative if it effects the transition from one conventionally defined state to another. Consequently for any two terms, A and B, which designate persons (or things) in particular states, the transition between A and B is effected by a performative procedure only if the correct performance of the procedure sets sufficient conditions for the transition. In short, the performative is grounded in convention » (Gardner 1983, p. 348).

L’énoncé peut être un acte en soi, mais on ne peut pas, dans un contexte donné, réduire l’ensemble du rite, dont l’énoncé n’est qu’un élément, à ce seul énoncé. II.3.2. Cas de figure : «l’acte de vérité» indien

E.W. Burlingame présenta dans un article de 1917 le phénomène de

saccakiriyā « acte de vérité» que l’on trouve dans les récits bouddhiques en

pali: un personnage énonce une vérité, ce qui génère un pouvoir par lequel se produit l’effet surnaturel souhaité.Burlingame définit l’«acte de vérité» ainsi: « a formal declaration of fact, accompanied by a command or resolution or prayer that the purpose of the agent shall be accomplished». Le concept a connu un certain succès dans les études indianistes ultérieures. Thompson (1998) suit d’autres chercheurs (dont Lüders, Brown, Watkins,Jamison) dans l’emploi de ce terme, sous la forme sanskrite *satyakriyā, non attestée mais inférée du premier mot pali, dans la discussion de certains passages et formules des hymnes védiques. Mais il va plus loin: il assimile «l’acte de vérité» à un acte de langage («speech act »):

« The satyakriyā is thus a performative utterance in the strict sense of the term first defined and elaborated by J.L. Austin (1975)…a performative is an utterance that, in the very uttering, accomplishes something [i.e., it directly accomplishes the action which it

233 Cette distinction se fait aussi au niveau de l’acte ; voir l’exemple dans Gardner 1983, p. 348 : « The distinction between illocutionary and perlocutionary acts can be generalised to distinguish between the conventionally constituted features of particular kinds of behaviour and those which are causally linked to that behaviour. Thus, a proper performance of the wedding ceremony effects the marriage of two people, but their being married is not a causal consequence of the ceremony in the same way, for example, as its effects on the emotions of the guests. »

designates], as in Austin’s classic examples, the exchanging of wedding vows, the making of a promise, or the christening of a ship » (Thompson 1998, p. 126).

Mais dans le premier exemple que donne Thompson de « l’acte de vérité» indien, la vérité énoncée ne semble pas avoir de rapport linguistique avec l’effet surnaturel qui survient. Dans le récit de Milindapañha 4.1.47, une prostituée déclare devant le roi Aśoka la vérité qu’elle sert tout client en mesure de payer, quel que soit son niveau social. Cette déclaration génère un pouvoir par lequel le Gange commence aussitôt à couler à contre-courant, au gré de la prostituée ; le but semble être l’étonnement du roi et de sa cour (Thompson1998, p.128). Quoiqu’il en soit,Thompsonse tourne vers les hymnes védiques en reprenant la définition de l’« acte de vérité» (*satyakriyā) de Burlingame: il s’agit de l’énonciation d’une vérité suivie de l’expression d’une demande ou d’un souhait. Thompson explore l’idée que cette structure en deux parties existe déjà en védique: on verra dans l’analyse sous II.4 que cette structure est effectivement typique de nombre de strophes atharvaniques. Mais Thompson ne montre nulle part en quoi, dans le cas de « l’acte de vérité», la procédure même doit être comprise comme constitutive de son résultat, et non simplement comme pouvant être la cause d’un résultat ultérieur.

Le défaut noté parGardnerchez les anthropologues se retrouve donc chez Thompson. Ce dernier réduit l’acte (rituel) à l’énoncé performatif, ou à l’acte de langage, et il ne prend pas totalement en compte la nature particulière des exemples classiques: la procédure concerne la transition d’un état conventionnel à un autre. Il affirme pourtant que la *satyakriyā « acte de vérité» adhère à la définition austinienne « au sens strict» d’une parole qui fait ce qu’elle dit (citation ci-dessus). Mais si l’on ne délimite pas le contexte de « l’énoncé qui fait quelque chose par le fait même de l’énoncer », on peut appliquer la performativité austinienne à un grand nombre de situations, avec une perte considérable de précision. Thompson se rend compte que le cadre social et conventionnel des exemples d’Austin fait défaut dans la description classique de «l’acte de vérité» indien, et ajoute l’épithète « magique» à «performatif», qualifiant ainsi les phénomènes étudiés de « magical performatives» :

« In other words, there would seem to be in Vedic a kind of performative utterance, or supernatural declaration, that is intended as a magical action, the accomplishment of a miracle by means of one’s words alone » (Thompson 1998, p. 145 ; voir aussi p. 127).

Ce faisant, il s’appuie (p.126-127) sur un des seuls types performatifs ne nécessitant pas de cadre conventionnel dans la taxonomie de Searle (1979, p.18), celui des « déclarations surnaturelles», dont l’exemple est le fiat lux prononcé par le dieu judéo-chrétien. Il tente ensuite de réintégrer l’arrière-plan des structures sociales en suggérant que les auteurs des « actes de vérité» indiens s’attribuent une position d’autorité par leur connaissance de la vérité. En témoigneraient l’emphase sur les pronoms personnels et autres références emphatiques réflexives, procédés employés par l’auteur dans le but de se

doter d’une nouvelle personnalité, dont l’autorité émanerait de son savoir (Thompson1998, p. 136-138, 145). On reconnaît dans son travail la « tension» entre causalité conventionnelle et causalité naturelle telle que décrite par Rosier-Catach:

« Même si l’importance de l’institution et de la convention est toujours reconnue, il existe une tension entre ceux qui considèrent que le pouvoir des paroles ne dépend que de conditions extrinsèques et relève d’un consensus imposé ou accepté et ceux qui tendent à assigner aux paroles elles-mêmes une valeur ou force intrinsèque qui en explique l’efficacité, tension décrite de manière tranchée par Pierre Bourdieu quand il oppose sa propre conception de l’efficacité des paroles comme dépendant exclusivement “de la position sociale du locuteur qui commande l’accès qu’il peut avoir à la langue de l’institution, à la parole officielle, orthodoxe, légitime” à “l’erreur d’Austin ou de Habermas, qui croient découvrir dans le discours même […] le principe de l’efficacité de la parole”, position souvent donnée comme caractéristique de la magie »234.

Pour terminer,Thompsondécrit la « magie» de la manière suivante:

« In short, magic endeavors to bring the world into conformity with one’s wishes, by means of one’s words. To put this in Searle’s terms: magical language confidently proposes a “world to the word fit” » (Thompson 1998, p. 144).

Ce que, à la fin de son article, l’appellation « performatif magique» apporte à la compréhension des « actes de vérité» qu’il étudie n’est pas clair, ni en pali ni dans la version redéfinie en védique. Cette compréhension n’a de fait pas avancé au-delà de la répétition de l’idée déjà formulée explicitement dans les sources védiques: la parole est puissante, la formule poétique et véridique peut agir sur le monde.

II.3.3. L’influence des études sur les incantations dans l’antiquité