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I.3. Les noms de l’Atharvaveda 1. Les références externes

I.4.2. Une distinction dans les hymnes de l’Atharvaveda?

Dans les recueils d’hymnes (Saṁhitā) formant la plus ancienne couche textuelle de l’Atharvaveda, l’idée d’une séparation entre magie bienfaisante (śānta-), associée à Atharvan, et magie terrible (ghora-), associée à Aṅgiras, se révèle un anachronisme, étant un produit des textes rituels ultérieurs. Dans les hymnes 129 Littéralement « apaisé ». Pour accéder au ciel, il faut s’être libéré des chaînes de la mort créées par les mauvaises actions. Sur cette conception d’une possibilité d’une vie après la mort au ciel pour les bienfaiteurs, qui apparaît à partir de l’Atharvaveda, voir Bodewitz 1999a=2019.

130 Mais voir ici le rôle des astérismes en PS 3.2.

131 Le paddhati de Keśava est daté du xiesiècle de notre ère (Limaye et al. 1982 ; voir aussi Bisschop et Griffiths 2003, p. 320), et présuppose le commentaire de Dārila.

l’adjectif śāntá- est rare. Dans le recueil Śaunaka, il n’apparaît que dans deux hymnes. Il est employé à propos du feu du bûcher en ŚS 3.21.9/PS 3.12.9, seule occurrence dans les deux recueils à proximité de laquelle un des sages éponymes est mentionné, et il s’agit d’Aṅgiras, pas d’Atharvan132! À part cette occurrence, l’adjectif est attesté en ŚS 19.9.1-2 et 13-14, un hymne évidemment tardif appartenant à un chapitre qui forme un ajout secondaire. Par ailleurs, l’abstrait śā́nti-, trouve ses seules occurrences dans l’Atharvaveda aux strophes 3 à 5 et 14, où le mot est effectivement opposé à ghorá-, le terrible, mais il faut souligner que ni Aṅgiras ni Atharvan n’apparaissent dans cet hymne. Du côté du recueil Paippalāda, à part 3.12.9 déjà noté, on rencontre une occurrence en 16.51.9. La racine verbale śam- d’où dérivent ces termes, et son thème de causatif śamaya- « apaiser», s’emploient généralement dans l’Atharvaveda133 pour référer à l’apaisement de puissances terribles: le dieu punisseur Rudra, le feu sous ses aspects maléfiques (incendie de forêt, feu du bûcher funéraire), le dieu de la mort, ou encore tout être en colère. Ces mots relèvent donc, dans l’Atharvaveda, de la sémantique de l’exorcisme, pour ainsi dire, et concernent des puissances de mauvais augure, ce qui préfigure de loin certains aspects de la catégorie rituelle ultérieure appelée śānti-. Mais le contenu rituel de cette catégorie post-védique n’est au final pas comparable à ce qu’on trouve à date ancienne ; elle est le produit, au moins un millénaire plus tard, de la combinaison d’éléments multiples issus de rituels différents. Quoi qu’il en soit, Atharvan n’est nullement le représentant de tout ce qui est śāntá- dans les hymnes, quoi que ce terme puisse y désigner.

Par contre, en remontant à des textes plus anciens dans les autres Veda, on peut retrouver une trace menue de la connexion entre Atharvan et le pôle bienfaisant, en opposition avec le domaine terrible d’Aṅgiras. Bloomfield (1897, p.xxi) a noté les passages suivants comme pouvant corroborer ces connexions : Pañcaviṁśabrāhmaṇa 12.9.10 lit bhesajaṁ v̄̄a ātharvaṇāni «les

[formules] d’Atharvan sont un remède » (similairement PB 16.10.10); la Kāṭhasaṁhitā du Yajurveda (16.3) mentionne Atharvan en connexion avec les herbes médicinales134; le Kauṣītakibrāhmaṇa (30.6) connaît le nom de « Ghora Āṅgirasa»=« le terrible fils d’Aṅgiras »135. J’ajoute que l’hymne atharvanique 132 Dans 8c. Voir ici la traduction de la version de la PS, 3.21.8-9.

133 Dans d’autres textes védiques, le causatif prendra aussi le sens de « tuer », et est employé de manière euphémique pour la mise à mort de la victime animale ; voir Voegeli 2005.

134

Bloomfield (1897, p. xxi) cite un article de Weber (1855b, p. 459), qui indique que le nom « Bhiṣaj Ātharvaṇa », auteur de R̥V 10.97 selon l’Anukramaṇī, apparaît en KS 16.3, mais je trouve uniquement la mention d’Atharvan dans KS 16.3 dans l’édition de von Schroeder 1900, p. 222-223. Même si le texte édité contredit cette affirmation (il convient de noter que l’édition postdate les études de Bloomfield et de Weber citées), Macdonell et Keith 1912, p. 106, continue à la répéter.

135 Ce nom propre apparaît au cours du récit de la compétition entre les Āditya et les Aṅgiras pour accéder au ciel ; voir sous I.6. Pour la traduction de ce récit en KauṣB 30.6, voir Keith 1920,

aux herbes médicinales du R̥gveda (10.97) est attribué à Bhiṣaj Ātharvaṇa dans l’Anukramaṇī, mais comme ma glose le montre, il ne s’agit pas vraiment d’un nom propre, mais d’un nom tiré du contenu de l’hymne136. Il apparaît que si une opposition entre Atharvan et Aṅgiras existait bien avant les manuels rituels, celle-ci était en lien avec la médecine plutôt qu’avec une idée exprimée au moyen du terme śāntá-. Il faut noter que ce terme n’était pas associé à la médecine dans les hymnes.

Tournons-nous vers les hymnes de l’Atharvaveda, la couche textuelle la plus ancienne, afin de vérifier si cette répartition des spécialités entre Atharvan et Aṅgiras, respectivement la médecine et la magie hostile, peut vraiment être maintenue ici.Bloomfieldaffirme que son existence est claire, mais les passages qu’il rassemble ne prouvent en réalité que la connexion entre Aṅgiras et la magie hostile137; il admet ailleurs que la connexion entre Atharvan et la guérison est faible, comme noté plus haut (Bloomfield 1899, p.22). Un fait de base rend cette répartition improbable : comme l’a montré Georges-Jean Pinault (2004), peu de choses séparent la médecine de la magie hostile dans les hymnes. Les maladies, comme les ennemis humains, sont figurées sous la forme de démons138 qu’il faut expulser avec violence. Le langage des hymnes médicaux relève souvent du même registre martial qu’on trouve dans les hymnes pour remporter une bataille. Enfin, les maladies font l’objet du même jargon inventif, fait de tortures et d’anathèmes, que celui qui est employé contre les ennemis démoniaques et humains139. Souvent il n’est même pas possible de cerner la nature de l’adversaire. L’identité du magicien et du médecin, tous deux tueurs de démons, opérant tous deux au moyen de formules ainsi qu’au moyen d’herbes, se révèle clairement dans l’hymne aux herbes du R̥gveda:

R̥V 10.97.6

yátráuṣadhīḥ samágmata rā́jānaḥ sámitāv iva| vípraḥ sá ucyate bhiṣág rakṣohā́mīvacā́tanaḥ||

« Celui en qui les herbes se sont réunies, comme les rois (sont réunis) pour une rencontre,

p. 526-527.

136 Le seul autre hymne du R̥gveda attribué à un descendant d’Atharvan, 10.120, de Br ̥haddiva Ātharvaṇa, n’a aucune connexion avec la médecine. Dans la neuvième strophe, le poète se nomme puis s’identifie avec le dieu Indra. Plusieurs interprétations ont été proposées ; voir l’introduction à l’hymne dans la traduction de Jamison et Brereton 2014.

137

Bloomfield 1897, p. xxi ; répété de manière plus synthétique dans Bloomfield 1899, p. 9

138

Les maladies sont considérées comme des démons qui possèdent leur victime ; voir Zysk (1985, p. 8) et Emmerick (1993, p. 91).

139 Voir par exemple, dans ce travail, l’hymne 3.7.3-4, où le tétanos, figuré en démon arrogant, est châtré avec une corde ; en revanche, 3.2 et 3.17 ne personnifient pas les maladies qui y sont mentionnées et se concentrent plutôt sur le savoir du médecin, mais c’est probablement parce qu’il s’agit dans le premier cas de complications liées à l’empoisonnement, et dans le second de blessures de guerre, afflictions dont la cause devait être sentie comme d’origine humaine.

ce savant inspiré est appelé médecin, tueur de forces démoniaques, éliminateur de maladies » (trad. Pinault 2004, p. 137).

Il y a plus qui sépare la médecine védique de la science médicale indienne classique de l’Āyurveda que ne les rapproche; la démonologie disparaît largement au profit des pratiques empiriques et du système des humeurs inconnu des Veda (voirWujastyk2003, p.xxix).

Il y a bien sûr des passages nettement «médicaux » dans l’Atharvaveda qui ont pour objectif clair la guérison : ils contiennent les termes bhiṣáj-«médecin» ou bheṣajá- « remède», ou le nom óṣadhī /i- « herbe médicinale», ou encore des noms de maladies, et peuvent décrire des interventions sur le corps. Pour trancher la question de l’association privilégiée d’Atharvan dans ce contexte, j’ai recensé les passages médicaux, ainsi définis, qui mentionnent Atharvan, ou Aṅgiras, seul. On a déjà eu l’occasion de voir que les deux noms peuvent apparaître ensemble dans un contexte médical140. Il n’y a que quatre passages qui associent Atharvan seul à la médecine, sans mention des Aṅgiras, et contrairement à ce qu’on pourrait attendre, il y en a six qui associent Aṅgiras seul avec la médecine. Commençons par Atharvan.