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A. MEMOIRE(S) DE GUERRE(S)

3. La guerre civile libanaise et le travail de mémoire

3.1. Hareb ahliah : Une guerre de famille

3.1.3. Une violence double

« La famille est un espace social qui fait pont et lien entre d’un côté, les individus qui la

composent, et d’un autre, la société. »113.

Naitre dans une famille libanaise pose l’individu face à une double violence : d’une part, recevoir les effets des traumatismes mal symbolisés par la mise en place de gestes, d’attitudes et de comportements des parents qui ne font pas sens pour l’enfant. Ces éléments traumatiques qui étaient propres aux parents se transmettent alors aux enfants hors représentation et sur ce peuvent faire acte d’encore plus de « viol-ence » sur l’appareil psychique récepteur. D’une autre part c’est être d’emblée dans un groupe qui se forme sur des désirs de meurtres, d’expulsion de l’étranger et de régner par ses propres lois. Les référents identitaires de la famille libanaise se sont organisés en parallèle à une logique de guerre régie par les appartenances religieuses: aussi bien qu’au Liban « l'ennemi » pourrait avoir comme synonyme « autre religion ». Ainsi, La famille « en soi » devient alors une communauté « pour soi » luttant pour sa propre existence et pour sa propre appartenance religieuse et culturelle et politique. La famille libanaise n’existe pas en dehors de ces appartenances qui jusqu’aujourd’hui ont « la volonté aveugle d'aller jusqu'au bout dans la voie d'une réparation

hypothétique pour des dommages sans commune mesure: La mort de l'ennemi. L'essence du juste, c'est donc la destruction, lorsqu'entre les adversaires aucune Loi, aucune instance tierce, aucun symbole commun ne sont reconnus” - par l’adversaire – “ qui permettraient de dire la Loi. »114

Les liens dans la famille libanaise - qui s’est construite sur plusieurs traumatismes – semblent

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Tisseron, S., « Les violences dans la famille à la lumière des traumatismes vécus par les

générations précédentes : catastrophes et secrets, », In Revue internationale de psychanalyse du couple et de la famille, N° 2008/1 - La violence dans la famille et dans la société.

114

ne pas pouvoir supporter l’ambivalence. Les défenses de déni et de clivage perturbent l’organisation « saine » du lien. Ainsi, nous pouvons penser comme C. Vacheret (2010), que le traumatisme dans la famille peut prendre la forme de position narcissique paradoxale qui à la base est une théorie du conflit originaire dans sa modalité paradoxale, élaboré en 1982 par J.-P. Caillot avec la collaboration de G. Decherf. Vacheret constate qu’il « s’agit d’un

fonctionnement familial marqué par de grandes oscillations, en tant que défenses contre des angoisses catastrophiques de séparation et de fusion. L’oscillation se ferait d’un pôle narcissique marqué par le fantasme de la famille idéale, à un pôle anti-narcissique caractérisé par le fantasme de débranlement familial. Ces deux pôles se renvoient mutuellement l’un à l’autre sur un mode défensif, ambiguïté et indécidabilité, qui marquent la présence du traumatisme. Nous émettons l’hypothèse que la position narcissique paradoxale serait la forme que peut prendre l’indécidabilité de la pulsion dans les cas de traumatismes. Il n’est alors possible ni de vivre ensemble, ni de se séparer ce qui contraint la famille à une oscillation permanente. »115

Ce sont les liens familiaux qui sont le support de l’identité et qui fourniraient au sujet la capacité de faire face au traumatisme, ainsi « le contenant communautaire structure l’identité

d’appartenance de chacun. Il étaye l’appareil psychique individuel et donc les fonctions psychiques, la capacité de transformation des éprouvés, les compétences de mentalisation, la capacité de penser de chacun, le sentiment de son unité existentielle. »116. Cependant, nous avons compris qu’avec la guerre civile libanaise le traumatisme s’est infiltré dans la constitution de l’identité du libanais : il ne fait plus la guerre, il est la guerre.

La souffrance et la menace d’une telle identité aliénante mettent à mal la capacité du sujet libanais à s’extraire de cette guerre interminable. Cette souffrance se traduit souvent :

- Par une tendance à accentuer « de façon obsessionnelle sa propre identité

ethnique. », ceci serait révélateur d’ « une faille dans la conception qu’on a de soi-même en tant qu’entité multidimensionnelle. Cela constitue le premier pas

115

Vacheret, C., Le groupe, le temps et l’affect, L’harmattan, Paris, 2010, p.106.

116

Benghozi, P. « La violence n'est pas l'agressivité : une perspective psychanalytique des liens»,
Opcit.

vers une renonciation « défensive » à l’identité réelle, au seul sens valable de l’identité : au fait qu’on est différent. »117

- Par un changement de nom chez les sujets émigrés. L’identité familiale libanaise et ce qui la régie, pèsent extrêmement sur l’identité individuelle jusqu’à en étouffer- souvent- sa singularité qui se voit barrée. Le renoncement à l’identité comme G. Devreux (2010), aurait pu l’énoncer, se présente comme une défense contre l’anéantissement. « Lorsqu’une identité ethnique particulièrement investie

écrase toutes les autres identités de classe, elle cesse d’être un outil et devient, comme dans le cas de Sparte, une camisole de force. Le résultat sur le plan de l’individu est qu’on tend de plus en plus à minimiser et à nier sa propre identité individuelle. »118

Ainsi, de guerre en guerre, de génération en génération, ce sont les défenses développées face aux traumatismes qui se sont transmises et qui selon nous s’accentueraient dans leurs déplacements dans le temps et l’espace; « la famille elle-même, en tant que groupe,

met en acte encore d’autres défenses, organisées de façon groupale pour résister et réagir aux traumatismes. Ces défenses groupales sont transmises elles aussi. Donc, ce qui est transmis c’est non seulement le vécu autour du contenu fantasmatique du traumatisme, mais aussi les défenses organisées individuellement et de façon groupale contre ce traumatisme.

»119.